1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution... Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
La séance ententiste du 17 juin
Cologne, 19 juin
« Rien appris et rien oublié [1] » - voilà qui vaut aussi bien pour le ministère Camphausen que pour les Bourbons.
Le 14 juin le peuple, indigné de voir désavouer la révolution par les ententistes, marche sur l'arsenal. Il veut avoir une garantie contre l'Assemblée, et il sait que les armes sont la meilleure garantie. L'arsenal est pris d'assaut, le peuple s'arme lui-même.
La prise de l'arsenal, événement sans résultat immédiat, révolution restée à mi-chemin, n'en eut pas moins l'effet suivant :
L'Assemblée tremblante retira sa résolution de la veille et déclara se mettre sous la protection de la population de Berlin.
Elle désavoua le ministère dans une question où l'existence de celui-ci était en jeu et elle repoussa le projet de Constitution [2] de Camphausen à une majorité de 46 voix.
Le ministère tomba aussitôt en complète décomposition, les ministres Kanitz, Schwerin et Auerswald démissionnèrent - seul des trois, Kanitz a été définitivement remplacé par Schreckenstein - et le 17 juin, M. Camphausen implora avec succès de l'Assemblée un délai de trois jours pour compléter son cabinet disloqué.
Tout cela avait été obtenu grâce à la prise de l'arsenal.
Et au moment précis où se manifestent de façon aussi frappante les effets de cette action du peuple s'armant lui-même, le gouvernement ose s'attaquer à l'action elle-même. Au moment précis où l'Assemblée et le ministère reconnaissent l'insurrection, ceux qui y ont participé sont soumis à une enquête, traités selon les lois de la vieille Prusse, diffamés à l'Assemblée, et présentés comme de vulgaires voleurs.
Le jour précis où l'Assemblée tremblante se met sous la protection des assaillants de l'arsenal, des ordonnances de MM. Griesheim, attaché au ministère de la Guerre, et Temme, procureur, traitent ces assaillants de « brigands » et de « voleurs par effraction ». Le « libéral » M. Temme que la révolution ramena d'exil, ouvre une enquête sévère contre les continuateurs de la révolution. Korn, Löwinsohn et Urban sont arrêtés. Perquisitions sur perquisitions sont effectuées dans tout Berlin. Le capitaine Natzmer a vu assez clair pour comprendre immédiatement qu'il fallait se retirer de l'arsenal; cet homme qui, en partant sans coup férir, a préservé la Prusse d'une nouvelle révolution et les ministres des plus grands dangers - cet homme passe en conseil de guerre et il est jugé selon la loi martiale qui le condamne à mort.
Les ententistes se remettent eux aussi de leur frayeur. À leur séance du 17, ils désavouent les assaillants de l'arsenal, de même que le 9, ils avaient désavoué les combattants des barricades. Voilà comment s'est déroulée la séance du 17 :
M. Camphausen déclare à l'Assemblée qu'il va exposer toute l'affaire afin qu'elle décide si le ministère doit être mis en état d'accusation pour la prise de l'arsenal.
Certes il y avait lieu d'accuser les ministres, non parce qu'ils avaient toléré l'assaut de l'arsenal, mais parce qu'ils l'avaient provoqué, en escamotant une des conséquences les plus importantes de la révolution : l'armement du peuple.
M. Griesheim, attaché au ministère de la Guerre, monte ensuite à la tribune. Il donne une description détaillée des armes qui se trouvaient à l'arsenal, notamment des fusils, « une toute nouvelle invention, secret exclusif de la Prusse », des armes « d'importance historique » et autres splendeurs. Il décrit la garde de l'arsenal : en haut 250 soldats, en bas la milice civique. Il invoque le fait que la révolution de mars n'a presque pas gêné les entrées et les sorties d'armes à l'arsenal, dépôt principal pour tout l'État prussien.
Après toutes ces remarques préliminaires pour essayer de gagner la sympathie des ententistes à la très intéressante institution qu'est l'arsenal, il en vient enfin aux événements du 14 juin.
On avait, dit-il, continuellement attiré l'attention du peuple sur l'arsenal et les expéditions d'armes, on lui avait dit que les armes lui appartenaient.
Certes les armes appartenaient au peuple; premièrement comme propriété nationale et deuxièmement comme éléments de l'armement du peuple, armement qui était sa conquête et qui lui avait été garanti.
M. Griesheim « pouvait assurer avec certitude que les premiers coups avaient été tirés par le peuple contre la milice civique ».
Cette affirmation fait pendant aux « dix-sept militaires morts » de mars.
M. Griesheim raconte alors comment le peuple pénétra dans l'arsenal, comment la milice civique se retira et comment alors « 1.000 fusils du dernier modèle furent volés, perte irréparable » (!). On persuada le capitaine Natzmer de se retirer, de « manquer à son devoir »; la troupe s'était retirée.
Mais maintenant M. l'Attaché au ministère de la Guerre en vient à un passage de son rapport qui fait saigner son cur de vieux Prussien; le peuple a profané le sanctuaire de la vieille Prusse. Écoutez-le plutôt :
« Mais maintenant des atrocités caractérisées ont commencé dans les pièces du haut. On a volé, pillé, saccagé. Des armes neuves ont été jetées par les fenêtres et brisées, des antiquités, d'une valeur irremplaçable, des fusils sertis d'argent et d'ivoire, des maquettes d'artillerie, difficiles à remplacer, ont été saccagées, les trophées et les drapeaux, conquis avec le sang du peuple, auxquels est attaché l'honneur de la nation, ont été déchirés et souillés ! » (Indignation générale. Cris de toutes parts : Hou ! Hou !).
Cette indignation du vieux sabreur devant la légèreté du peuple produit un effet vraiment comique. Le peuple a commis des « atrocités caractérisées » à l'égard des vieux casques à pointe, des schakos de la milice civique et autres bric-à-brac « d'une valeur irremplaçable » ! Il a jeté par les fenêtres « des armes neuves » ! Quelle « atrocité » aux yeux d'un lieutenant-colonel, blanchi sous le harnois, qui ne pouvait admirer avec respect « les armes neuves » qu'à l'arsenal, tandis que son régiment faisait l'exercice avec les fusils les plus démodés ! Le peuple a saccagé les maquettes d'artillerie ! M. Griesheim exige-t-il peut-être que, pour faire une révolution, le peuple mette des gants de peau ? Mais voici maintenant le plus terrible les trophées de la vieille Prusse ont été souillés et déchirés !
M. Griesheim nous rapporte ici un fait d'où il découle que le 14 juin, le peuple de Berlin a montré un sens révolutionnaire très sûr. Le peuple de Berlin a renié les guerres de libération en piétinant les drapeaux conquis à Leipzig [3] et à Waterloo [4]. Le premier acte qui s'impose aux Allemands en révolution est de rompre avec leur déshonorant passé tout entier [5].
Mais l'Assemblée des ententistes, très vieille Prusse, ne pouvait naturellement qu'accueillir par des huées un acte par lequel, pour la première fois, le peuple agit en révolutionnaire, non seulement contre ses oppresseurs, mais aussi contre les brillantes illusions de son propre passé.
Malgré l'indignation qui lui hérisse la moustache quand il rapporte un tel sacrilège, Griesheim n'oublie pas de remarquer que toute l'histoire « coûte à l'État 50.000 thalers et des armes pour plusieurs bataillons ».
Il poursuit : « Ce n'est pas le désir d'armer le peuple qui a provoqué l'attaque. Les armes ont été vendues pour quelques liards ».
D'après M. Griesheim, l'assaut de l'arsenal est uniquement le fait de quelques voleurs qui ont dérobé les fusils afin de les revendre pour boire un coup. Pourquoi les « brigands » ont-ils justement pillé l'arsenal et non pas au contraire les riches boutiques des orfèvres et des changeurs, c'est un point sur lequel l'attaché du ministère nous doit une explication.
« On a manifesté une très vive sympathie pour le malheureux (!) capitaine, parce qu'il avait manqué à son devoir pour, comme on dit, ne pas verser le sang des citoyens; on est allé jusqu'à présenter son acte comme digne d'éloge et de gratitude; aujourd'hui une délégation réclamant que son acte soit reconnu comme méritant la gratitude de la patrie entière, s'est même rendue auprès de lui (Indignation). C'était des délégués des différents clubs sous la présidence de l'assesseur Schramm. (Indignation à droite et « Hou »). Un fait est certain : le capitaine a violé la loi première, la loi la plus noble du soldat - il a abandonné son poste malgré les instructions formelles qu'il avait reçues de ne pas le faire sans un ordre exprès. On lui a fait accroire qu'en se retirant, il sauvait le trône, que toutes les troupes avaient quitté la ville et que le roi s'était enfui de Potsdam. Il a agi tout comme ce commandant de forteresse en 1806 [6] qui, lui aussi, sans plus de façons, livra à l'ennemi, au lieu de la défendre, la place qui lui avait été confiée. D'ailleurs l'objection suivant laquelle il avait empêché, par sa retraite, une effusion de sang, tombe d'elle-même; de toutes façons on ne lui aurait pas touché un cheveu puisqu'il capitula au moment où le reste du bataillon arrivait à son secours ». (Bravos à droite, sifflets à gauche).
M. Griesheim a naturellement encore oublié que l'attitude réservée du capitaine Natzmer a sauvé Berlin d'une nouvelle bataille, les ministres du pire des dangers, et la monarchie de la chute. M. Griesheim est de nouveau lieutenant-colonel jusqu'au bout des ongles à la manière de la vieille Prusse de 1806; il ne voit dans l'action de Natzmer qu'insubordination, lâche abandon de poste et trahison. L'homme à qui la monarchie doit de subsister, doit être condamné à mort. Bel exemple pour toute l'armée !
Et quelle fut l'attitude de l'Assemblée en écoutant le récit de Griesheim ? Elle fit écho à son indignation. Finalement la gauche protesta par des sifflets. La gauche berlinoise a, en général, une attitude de plus en plus lâche, de plus en plus équivoque. Ces Messieurs qui, lors des élections, se sont servi du peuple, où étaient-ils dans la nuit du 14 juin lorsque le peuple, par simple perplexité, laissa très vite échapper les avantages conquis, alors qu'il manquait seulement un chef pour parfaire la victoire ? Où étaient MM. Berends, Jung, Elsner, Stein, Reichenbach ? Ils restèrent chez eux ou firent aux ministres d'anodines représentations. Et ce n'est pas tout. Ils n'osent même pas défendre le peuple contre les calomnies et les outrages de l'attaché gouvernemental. Aucun orateur ne monte à la tribune. Aucun d'eux ne veut être responsable de l'action du peuple qui leur a procuré la première victoire. Tout ce qu'ils osent, c'est siffler ! Quel héroïsme !
Notes
[1] « Ils n'ont rien appris et rien oublié », mot de Talleyrand après la restauration des Bourbons en 1815.
[2] Projet d'une loi constitutionnelle pour l'État prussien, du 20 mai 1848.
[3] À la bataille de Leipzig (16-19 octobre 1813), l'armée de Napoléon fut battue par les armées coalisées de Russie, de Prusse, d'Autriche et de Suède.
[4] À la bataille de Waterloo, le 18 juin 1815, Napoléon fut battu par les troupes prussiennes et anglaises, commandées par Blücher et Wellington.
[5] Marx et Engels soulignent ici le caractère ambigu des guerres de libération de 1813-1815, au cours desquelles la lutte du peuple pour sa libération et contre la politique de conquête de Napoléon fut utilisée par les princes et les hobereaux pour rétablir ou maintenir le régime féodal dans toute la mesure du possible. Ils en indiquent les aspects réactionnaires (haine contre la Révolution française, absence d'initiative dans la lutte contre les oppresseurs nationaux, glorification excessive de l'Allemagne, etc. ) et s'attaquent aux historiens prussiens réactionnaires qui ont falsifié systématiquement le contenu et le sens des guerres de libération au profit du chauvinisme prussien.
[6]
Après la défaite d'Iéna et d'Auerstaedt en
1806, la décomposition de l'armée prussienne d'alors
apparut au grand jour. Presque partout les forteresses prussiennes
se rendirent sans combat.
Capitulèrent successivement : le 25
octobre Spandau; le 30 octobre Stettin; le 31 octobre Kustrin; le 11
novembre Magdebourg; le 21 novembre Hameln; etc...