1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution... Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
Le débat sur la révolution à Berlin
Cologne, 13 juin
L'Assemblée ententiste s'est enfin prononcée catégoriquement. Elle a désavoué la révolution et adopté la théorie de l'entente.
L'état de choses sur lequel elle avait à se prononcer est le suivant :
Le 18 mars le roi promit une Constitution, introduisit la liberté de la presse avec cautionnement [1], et dans une série de propositions, se déclara pour l'unité d'une Allemagne absorbée par la Prusse.
Tel était le contenu véritable des concessions du 18 mars. Que les Berlinois s'en soient déclarés satisfaits, qu'ils se soient rassemblés devant le château pour en remercier le roi, voilà qui prouve le plus clairement du monde la nécessité de la révolution du 18 mars. Il fallait « révolutionner » non seulement l'État, mais également les citoyens de l'État. Le sujet de Sa Majesté ne pouvait faire peau neuve que dans un sanglant combat libérateur.
Le « malentendu » que l'on connaît, provoqua la révolution. Certes il y eut un malentendu. L'attaque des soldats, la poursuite du combat 16 heures durant, la nécessité pour le peuple d'obtenir par la force le retrait des troupes - voilà qui prouve assez que le peuple s'était complètement mépris sur les concessions du 18 mars.
Les résultats de la révolution étaient les suivants : d'un côté l'armement du peuple, le droit d'association, la souveraineté du peuple effectivement conquise; de l'autre, le maintien de la monarchie et le ministère Camphausen-Hansemann, c'est-à-dire le gouvernement des représentants de la haute bourgeoisie.
La révolution avait donc deux séries de résultats qui devaient nécessairement diverger. Le peuple avait vaincu, il avait conquis des libertés de caractère démocratique incontestable, mais dans l'immédiat, le pouvoir passa non dans ses mains, mais dans celles de la grande bourgeoisie.
En un mot, la révolution n'était pas terminée. Le peuple avait laissé faire un ministère de grands bourgeois et les grands bourgeois manifestèrent aussitôt leurs tendances en proposant une alliance à la vieille noblesse prussienne et à la bureaucratie. Arnim, Kanitz, Schwerin entrèrent dans le ministère.
La haute bourgeoisie, depuis toujours contre-révolutionnaire a, par peur du peuple, c'est-à-dire des ouvriers et de la bourgeoisie démocrate, conclu une alliance offensive et défensive avec la réaction.
Les partis réactionnaires unis ont engagé le combat contre la démocratie en mettant en question la révolution. On nia la victoire du peuple; on fabriqua la célèbre liste des « 17 morts de l'armée [2] »; on noircit de toutes les manières possibles les combattants des barricades. Ce n'était pas encore assez. Le ministère fit réunir pour de bon la Diète unifiée convoquée avant la révolution, et établir post festum le passage légal de l'absolutisme à la Constitution. Par là même, il niait la révolution. De plus il inventa la théorie de l'entente, nia ainsi, une fois de plus, la révolution et en même temps la souveraineté du peuple.
La révolution fut donc réellement mise en question, et ce fut possible parce qu'elle n'était qu'une demi-révolution, le début seulement d'un long mouvement révolutionnaire.
Nous ne pouvons étudier en détail pourquoi et dans quelle mesure la domination actuelle de la haute bourgeoisie en Prusse est une étape nécessaire sur la voie de la démocratie, ni pourquoi la haute bourgeoisie, dès qu'elle fut montée sur le trône, prit le parti de la réaction. Pour l'instant nous nous contentons de rapporter le fait.
L'Assemblée ententiste avait donc à déclarer si oui ou non elle reconnaissait la révolution.
Mais reconnaître la révolution dans ces conditions, cela signifiait reconnaître l'aspect démocratique de la révolution devant la haute bourgeoisie qui voulait la confisquer.
Reconnaître la révolution, cela signifiait à ce moment-là, reconnaître justement qu'elle était restée à mi-chemin et ainsi reconnaître le mouvement démocratique dirigé contre une partie des résultats de la révolution. Cela signifiait reconnaître que l'Allemagne est prise dans un mouvement révolutionnaire dans lequel le ministère Camphausen, la théorie de l'entente, les élections au suffrage indirect, la domination des grands capitalistes et les débats de l'Assemblée elle-même, peuvent, certes, constituer des étapes inévitables, mais, en aucune façon, des résultats définitifs.
Le débat à la Chambre sur la reconnaissance de la révolution fut mené des deux côtés avec beaucoup d'envergure et d'intérêt, mais avec un manque étonnant d'esprit. Il est difficile de rencontrer lecture plus lassante que cette discussion diffuse, interrompue à chaque instant par le bruit ou des subtilités de règlement. Au lieu de la grande lutte passionnée des partis, un calme froid, qui menace à chaque instant de sombrer dans le ton de la conversation; au lieu de la causticité mordante de l'argumentation, un verbiage prolixe et confus se perdant dans le détail; au lieu d'une riposte décisive, d'ennuyeux sermons sur l'essence et la nature de la morale.
La gauche, elle non plus, ne s'est pas particulièrement distinguée au cours du débat. La plupart de ses orateurs se répètent les uns les autres; aucun n'ose résolument serrer de près la question et se déclarer ouvertement révolutionnaire. Si les combattants du 18 mars n'avaient pas montré plus d'énergie et de passion, l'Allemagne serait bien bas.
Notes
[1] Les rédacteurs en chef des journaux politiques devaient déposer une caution pour garantir qu'il ne publieraient rien qui puisse déplaire aux autorités; ce système des amendes qui remplaça la censure préalable, abolie officiellement en 1848, ne fut supprimé en Allemagne que par la loi sur la presse de 1874.
[2] Le 24 mars 1848 eurent lieu les obsèques des militaires qui, suivant les indications officielles, avaient été tués le 18 mars; c'est-à-dire 15 soldats et 2 sous-officiers. À vrai dire, il y avait eu beaucoup plus de tués parmi les militaires le 18 mars; la plupart avaient été enterrés discrètement à Spandau. Ces mesures permettaient de masquer l'importance des émeutes du 18 mars et de dissimuler le fait que les troupes prussiennes, battues par le peuple de Berlin, avaient été contraintes de battre en retraite.