1922 |
Source : numéro 7 du Bulletin communiste (troisième année), 16 février 1922. |
Nansen
Fridtjof Nansen fera vendredi soir dans la grande salle du Trocadéro, une conférence publique, accompagnée de projections lumineuses sur la famine en Russie. Appelé en France par les femmes au grand cœur qui ont fondé et qui dirigent le Comité de Secours aux Enfants d'Europe dont l'existence et le labeur sont comme une vivante protestation contre la carence égoïste et la lâcheté masquée des belles dames de la Croix-Rouge française, Nansen va tenter d'émouvoir, au profit de son œuvre, une opinion publique qui n'est plus guère, hélas ! qu'un monstrueux amas de préjugés.
Puisse-t-il y réussir ! Persuadons-nous qu'il y réussira ! Ne sommes-nous pas de ceux qui se refusent à désespérer jamais, ne fût-ce que d'un seul être au monde ? La grandeur d'un Nansen, le haut exemple qu'il nous donne, c'est de n'avoir pas un instant perdu l'espérance et l'amour. C'est d'avoir, presque au terme d'une carrière, qui pouvait suffire à sa gloire, osé entreprendre une œuvre gigantesque — le sauvetage de trente millions d'hommes — auprès de laquelle pâlit, j'ose le dire, la splendide équipée du Fram — comme les vingt volumes des Rougon ont pâli auprès des vingt pages de J'Accuse.
Pour l'apologie d'un tel homme, les mots manquent de puissance et de vie ; il faut faire parler les faits. Il faut dire qu'il est, ce qu'il a réalisé dans l'ordre des connaissances exactes ; il faut que les exploits prestigieux d'explorateur arctique de celui dont le nom est aujourd'hui sur les lèvres de tous ceux qui aiment l'humanité, deviennent aussi populaires que son nom. La place m'est malheureusement très mesurée et je dois faire tenir en quelques lignes un récit qui demanderait des pages.
Fridtjof Nansen est né à Christiania, il y a un peu plus de soixante ans (1861). Tout jeune il se sentit attiré par le blanc mystère du pôle et, par des études scientifiques très poussées et de rudes exercices corporels, il se prépara à la carrière d'explorateur. A vingt ans, il prend part à une campagne de pêche sur un baleinier, mais ce n'est encore là qu'un prélude. Il était devenu conservateur du musée de Bergen et se livrait, en attendant mieux, à des travaux zoologiques, quand, en 1888, repris par la hantise des régions glaciaires, il repart, traverse le Groenland de part en part, d'Umivik à Godthåb, — immense plateau glacé de trois mille mètres d'altitude où le baromètre descend jusqu'à cinquante degrés au-dessous de zéro.
Mais il restait insatisfait. Quelques années plus tôt, on avait retrouvé au sud-ouest du Groenland des objets ayant appartenu à l'équipage de la Jeannette, un navire américain qui, ayant été pris dans les glaces en 1879, avait dérivé avec elles, d'est en ouest, pendant deux ans jusqu'au jour où la pression des glaces l'écrasa. De cette lugubre trouvaille, Nansen avait conclu à une dérive régulière, à un courant marin reliant les côtes sibériennes à l'est aux côtes du Groenland à l'est. Il fallait vérifier l'hypothèse : Nansen se proposa. Il s'agissait de se confier à la glace voyageuse, à la banquise, et de se faire transporter par elle, comme l'avaient été l'es débris de la Jeannette. Il fit construire un bateau assez puissant pour résister à la pression des glaces : il lui donna le nom de Fram : cela signifie : En avant !
En août 1893, accompagné de douze collaborateurs choisis le Fram partit. Il contourna la côte septentrionale de la Norvège, côtoya la côte sibérienne jusqu'aux îles Triakhov, non loin de l'embouchure de la Lena, où il arriva à l'automne. Là il s'abandonna aux courants, dérivant dans toutes les directions pendant l'été, et dans la direction de l'ouest pendant l'hiver. Au début de 1895, il atteignait 84° de latitude (le pôle est à 90°). Le pôle n'était plus guère qu'à 600 kilomètres ! Nansen alors se décida. Avec Johansen, il quitta le Fram pour s'avancer, en skis, dans la direction du nord. Le 7 avril 1895, ils atteignaient 86° 4' lat., à environ 415 kilomètres du pôle. Ne pouvant aller plus avant, ils rétrogradèrent, gagnèrent, pour y passer l'hiver, la Terre François-Joseph et rencontrèrent, au printemps de 1896, l'explorateur anglais Jackson qui les ramena en Norvège (août 1896). Presque au même moment, le Fram, conduit par Sverdrup, réussissait à s'évader de la banquise et à regagner la Norvège.
Tel est l'homme qui a entrepris d'arracher aux affres de la faim et de la mort plus de trente millions d'hommes. Nansen n'est pas communiste ; il n'obéit pas aux commandements de la solidarité politique ; il n'a au cœur que la « charité du genre humain ». Rien de ce qui touche à l'humanité vivante — et qui souffre parce qu'elle vit — ne lui est étranger. En un temps que la guerre impérialiste a rejeté dans les bas-fonds de l'égoïsme et de la haine, au temps des Poincaré, des Clemenceau, des Lloyd George et autres malfaiteurs internationaux, il dit aux hommes qui souffrent : « Ayez pitié les uns des autres ! » Et non content d'avoir dit, il prêche d'exemple. Des hommes comme celui-ci sont au-dessus de l'humanité commune. Ils rejoignent le communisme par le cœur. Le communisme s'en souviendra. Les communistes saluent aujourd'hui en Nansen, héros de la foi scientifique, le héros d'une foi plus haute encore : la foi dans l'humanité.