1921 |
Source : numéro 29 du Bulletin communiste (deuxième année), 14 juillet 1921. |
« Antagonisme brutal »
Le Populaire (qui n'y gagnera pourtant pas, le pauvre, un seul lecteur de plus) se réjouit grossièrement ce matin de ce qu'il appelle, en une manchette à prétentions sensationnelles, un « Coup de théâtre à Moscou ». En un titre sur quatre colonnes, il annonce que « l'antagonisme entre le communisme et le syndicalisme révolutionnaire s'affirme brutalement. » — Ce qui s'affirme brutalement, beaux sires, c'est surtout la perfidie de vos désirs. Mais vous vous démasquez trop vite et s'il pouvait y avoir conflit contre le syndicalisme révolutionnaire d'un Monatte ou d'un Monmousseau et le communisme révolutionnaire d'un Frossard ou d'un Souvarine, votre attitude de ce matin aurait tôt fait, nobles seigneurs, de les mettre en garde contre le danger qu'il y aurait à pousser loin le différend.
Mais d'antagonisme brutal, il n'y en a pas et vous le savez bien. Une divergence d'opinion sur un détail d'organisation technique n'est pas un signe d'incompatibilité bien profonde. Elle n'empêchera pas, dans l'action de demain, pas plus qu'elle ne l'a fait dans l'action d'hier, cette coordination des efforts que nous considérons, avec Moscou, comme tout à fait essentielle, mais que nous entendons réaliser sans que l'indépendance organique des deux participants en soit atteinte et diminuée.
Les délibérations de Moscou ont fait passer la question syndicale au premier plan de l'actualité prolétarienne. Ce qui n'avait, il y a huit jours à peine qu'un intérêt pour ainsi dire académique, va appeler impérieusement de notre part des décisions et des actes. On ne comprendrait pas qu'après avoir écrit depuis deux mois quatre ou cinq articles sur ce problème capital des rapports du Parti communiste avec les syndicats ouvriers, je puisse aujourd'hui, comme si de rien n'était, traiter impassiblement un sujet qui ne fût pas celui-là.
* * *
Mais tout d"abord, glorifions-nous de l'immense curiosité qu'un tel sujet suscite. C'est l'incomparable mérite de l'Internationale communiste d'agir dans le vaste monde comme un foyer rayonnant de force et de lumière. Amis ou adversaires, personne n'échappe à la souveraineté de son prestige : elle est vraiment comme la Jérusalem nouvelle qui, « sortie du fond du désert », force tous les regards d'un attrait invincible. Lorsque autour des débats de l'Internationale de Vienne et de celle d'Amsterdam (ne parlons pas de celle de Bruxelles qui n'est plus qu'un cadavre en décomposition), s'institueront des polémiques comme celles qui vont surgir des résolutions de Moscou, c'est seulement alors qu'on pourra dire que ces Internationales existent autrement que sur le papier à en-tête de Frédéric Adler et de J.-H. Thomas !
Mais enfin, pourquoi tout ce tintamarre autour d'une décision que tous, tant que nous sommes, nous connaissions d'avance ? Est-ce que la neuvième des 21 conditions ne nous avait pas révélé la politique que l'Internationale communiste prescrivait à ses membres de suivre à l'égard des syndicats ouvriers ? — « Des noyaux communistes, disait-elle, doivent être formés, dont le travail opiniâtre et constant conquerra les syndicats au communisme... Ces noyaux communistes doivent être complètement subordonnés à l'ensemble du Parti. »
Évidemment il n'était pas là-dedans question de lier organiquement au Parti les syndicats gagnés au communisme. On pouvait seulement l'interpréter ainsi, et c'est pourquoi, dans la motion de Tours, nous avions cru devoir donner au problème des rapports du Parti et des syndicats une solution écartant, dès l'abord, cette interprétation déplaisante :
« Le parti groupe, disions-nous, les militants de toutes les organisations prolétariennes qui acceptent ses vues théoriques et ses conclusions pratiques. Tous, obéissant à sa discipline, soumis à son contrôle, propagent ses idées dans les milieux où s'exercent leur activité et leur influence. Et lorsque la majorité, dans ces organisations, est conquise au communisme, il y a entre elles et le parti coordination d'action et NON ASSUJETTISSEMENT d'une organisation à une autre. »
Coordination et non assujettissement, disions-nous en décembre. Nous le disons encore aujourd'hui. Et nos adversaires les plus acharnés devront bien reconnaître que, dans la motion votée à Moscou par les syndicats rouges, il n'est pas plus que dans la nôtre, question d'assujettissement des organisations ouvrières aux organisations politiques. La motion se contente de proclamer « la nécessité d'un contact étroit et d'une liaison organique entre les diverses formes du mouvement ouvrier révolutionnaire, avant tout entre l'Internationale communiste et l'Internationale des syndicats rouge ». Après quoi, elle ajoute, — et sur cette addition j'attire l'attention de tous : « Il est aussi hautement désirable que tous les efforts soient fait dans le domaine national vers l'établissement des relations similaires entre les Partis communistes et les syndicats rouges. »
Qu'on relise avec soin ces deux textes, et qu'on lise également la conclusion de la motion. On constatera que la liaison organique envisagée à Moscou affecte uniquement les deux Internationales. En ce qui touche les sections nationales, pas d'obligations formelles : on se borne à l'expression d'un désir. Et cette modération du Congrès ne manquera pas de frapper quand ils iront au fond des choses, tous les esprits réfléchis.
Mais enfin nous qui sommes avant tout des marxistes et qui nous souvenons que Marx et Engels ont donné incidemment à leur doctrine le nom de communisme critique, il nous sera bien permis d'élever des doutes sur la valeur du dispositif imaginé par le Congrès de Moscou pour établir dans le monde entier l'unité du front prolétarien. Un seul chemin ne mène pas à Rome. Pour unifier le front prolétarien, il peut y avoir, il y a d'autres méthodes que celle qui, de Moscou, nous est recommandée par notre ami Rosmer.
La méthode de Moscou, ne la discutons pas au fond : est-elle bonne ? est-elle mauvaise ? Le problème demanderait un examen spécial. Pragmatiquement, ce qui est sûr, c'est que la méthode de Moscou risque — du moins en France, — de nous diviser : en quoi elle va précisément contre son principe et son but. Elle a déjà commencé de nous diviser : à preuve la protestation des C. S. R.1 dont la parfaite modération de ton ne saurait nous faire oublier la fermeté.
Ce qui est sûr également, c'est qu'une autre méthode est possible, à savoir, celle que nous avons préconisée à Tours et que l'Internationale communiste en nous admettant dans son sein, en approuvant la manière dont nous avons interprété et appliqué chez nous les 21 conditions, a indirectement sanctionnée.
Cette méthode, on pourrait l'appeler, en reprenant ainsi les termes mêmes de la motion de Moscou, la méthode du contact étroit, opposée à la méthode de la liaison organique. L'unité de front que nous recherchons avant tout, c'est seulement par le contact étroit que pour notre part, nous croyons possible de la réaliser. La liaison organique risquerait, elle, de tout gâter.
A quoi bon la liaison si l'on peut s'en passer ? Syndicats rouges et Parti communiste, si divisés dans le passé, se sont maintenant rapprochés : ils sont unis par un lien spirituel plus fort que tous les liens organiques : ils poursuivent le même but, la dictature du prolétariat ; ils ne comptent, pour l'atteindre, que sur l'action directe elle-même. Ils sont unis encore par le fait que ce sont presque toujours les mêmes hommes qui, dans les syndicats et le Parti, mènent les travailleurs à la bataille. A quoi bon qu'un délégué officiel de l'Internationale communiste siège à l'Exécutif de l'Internationale des syndicats, alors que, de notoriété publique, tous ou presque tous les membres de cet Exécutif sont des communistes éprouvés et disciplinés ?
Telles sont quelques-unes des objections que nous suggère la résolution de Moscou. Elles ne s'inspirent que tant, je le répète, d'un principe-formel que d'une pratique qui, chez nous, depuis un an bientôt a démontré son efficacité. Nous avons réalisé sans peine chaque fois qu'il l'a fallu dans la lutte contre le militarisme et la guerre, l'entente des forces révolutionnaires, l'unité — dans l'action — du front prolétarien. Et cette entente, cette unité, ont abouti à ces déclarations des C. S. R. et de l'Union des S. de la Seine que je ne pense pas avoir interprétées à faux lorsque j'ai dit (dans mon dernier article) :
Nous sommes on présence d'un fait nouveau ou plus exactement d'une volonté d'agir nouvelle : pour la première fois, les syndicalistes révolutionnaires déclarent vouloir se départir de la neutralité qu'ils avaient affectée jusqu'ici à l'égard de notre Parti ; — car c'est bien de notre Parti qu'il s'agit, le communisme étant seul à poursuivre, par la voie révolutionnaire, l'expropriation capitaliste.
Aller plus loin, proposer une liaison organique, qui, du sommet gagnerait assez vite les centres nationaux et les bases locales, ce serait vouloir remonter un courant dont la force risquerait de briser — du moins en France — ceux qui tenteraient l'aventure. Nous ne le tenterons pas. Nous n'irons pas contre la volonté, contre les susceptibilités, contre les craintes, des organisations révolutionnaires françaises qui, aux côtés du parti communiste et en contact étroit avec lui, poursuivent par l'action directe l'installation de la dictature prolétarienne.
Que, si entre syndicats et parti des liens organiques doivent s'établir un jour, on peut d'avance en être assuré : ce ne sera pas par suite d'injonctions dogmatiques ni de pressions extérieures, mais en vertu de l'évidence de leur nécessité. Cette évidence n'apparaît encore ni dans les syndicats ni même dans le Parti. Tenons-nous-en, provisoirement, — ce provisoire dût-il durer toujours — aux contrats limités, aux accords partiels et efforçons-nous d'obtenir que ceux des nôtres qui luttent dans les syndicats y fassent prévaloir des points de vue toujours communistes.
Nous aurons bien des fois encore à nous entretenir de ces choses. Que personne en tout cas ne les prenne au tragique. Entre les syndicats révolutionnaires et Moscou, l'antagonisme brutal dont s'est réjoui prématurément le cœur de Léon Blum, n'existe que dans l'esprit du même Blum. Des divergences de vue sur des points d'organisation matérielle n'empêchent pas l'accord profond de volontés tendues vers le même but, elles n'empêchent pas des orientations communes. Il faut d'ailleurs plus d'un nuage pour assombrir le ciel et annoncer l'orage.
Note
1Comités Syndicalistes Révolutionnaires.