1921 |
Source : numéro 26 du Bulletin communiste (deuxième année), 23 juin 1921. |
Marxisme et syndicalisme
Tout l'effort du marxisme a consisté depuis trois quarts de siècle à rapprocher et à unir le mouvement ouvrier proprement dit — mouvement naturel, spontané des masses laborieuses — et l'idée communiste, qui n'est et qui ne peut être que l'idée d'une minorité d'avant-garde. Il y avait des communistes avant Marx : ils ignoraient les travailleurs en tant que classe ; ils ne soupçonnaient pas que la mission historique des travailleurs dût être précisément de réaliser le communisme. Ils s'adressaient, sans distinction de classe, à tous les hommes de bonne volonté, comme les philosophes du dix-huitième siècle faisaient appel aux « lumières ».
Marx paraît, et avec lui tout change. Ouvrez le Manifeste Communiste. Le premier chapitre est un tableau de la révolution économique qui, sur les ruines de la civilisation artisane et paysanne, installe la grande industrie moderne — bruyante, fiévreuse, avide de débouchés et de profits, déchirée par des crises périodiques et des antagonismes constants — et qui oppose, dans une lutte de plus en plus générale et de plus en plus consciente — la classe capitaliste et la classe ouvrière, la bourgeoisie et le prolétariat.
Le deuxième chapitre a pour objet, du moins au début, de rattacher étroitement, intimement, le communisme au prolétariat :
Les Communistes ne forment pas un parti distinct... Ils n'ont pas des intérêts distincts des intérêts du prolétariat tout entier ; ils n'établissent pas de principes distincts sur lesquels ils aient dessein de modeler le prolétariat.
On ne saurait mieux dire que le fondement du communisme, c'est le mouvement ouvrier, — nous dirions maintenant le syndicalisme. Toute la différence entre les communistes et « les autres prolétaires » se réduit à ceci que les premiers font principalement valoir « les intérêts indépendants de la nationalité et de tout le prolétariat », les intérêts permanents, « les intérêts du mouvement intégral ». Ils me veulent être que « la fraction la plus avancée » du prolétariat militant. Ils sont — employons un terme à la mode — les animateurs du prolétariat : rien de plus, mais aussi rien de moins.
Loin donc d'éloigner les communistes de la masse, le marxisme au contraire tend à les en rapprocher davantage. Communisme et syndicalisme (ce dernier nom n'était pas, du temps de Marx, inventé, mais la chose l'était, et depuis fort longtemps) gagnaient à ce rapprochement tous les deux : l'un y gagnait en profondeur, l'autre en élévation ; celui-là en intelligence pratique, celui-ci en idéalisme révolutionnaire. Le communisme apportait sa vision du « but final », cette notion que la lutte de classe est une lutte politique et non purement corporative ; mais il apprenait du syndicalisme que le « but final » n'est rien sans le « mouvement » qui y conduit, car la lutte de classe est une action réelle de masses également réelles, c'est-à-dire dénuées de culture préalable et agissant sous l'empire de leurs instincts, de leurs besoins.
C'est dans l'Internationale que le communisme et le syndicalisme se rencontrèrent pour la première fois. Dans l'esprit de ses fondateurs, — et notamment de Marx qui prit à cette création une part considérable qu'une brochure actuellement sous presse mettra bientôt en lumière1, — l'Internationale devait être un immense faisceau de sociétés ouvrières, tant politiques qu'économiques. Si l'on en relit les statuts, tels qu'ils sont sortis de la plume de Marx2, on s'aperçoit que Kautsky, l'ancien Kautsky, le Kautsky d'avant la guerre, avait raison lorsqu'il écrivait en 1908 :
Ce fut avant tout la forme syndicale d'organisation que Marx propagea dans l'Internationale ; elle apparaissait comme la forme susceptible de grouper le plus tôt de grandes masses d'une façon durable. C'est d'ailleurs dans les syndicats qu'il voyait les cadres du parti ouvrier. Les remplir de l'esprit de lutte de classe, les former à l'intelligence des conditions qui rendront possibles l'expropriation de la classe capitaliste et l'affranchissement du prolétariat, c'est à quoi il travaillait ayea non moins d'ardeur qu'à étendre l'organisation syndicale.
Cette appréciation de Kautsky est bien intéressante. Non moins intéressantes les considérations qui la suivent. Kautsky montre que Marx eut à vaincre de grandes résistances pour imposer son point de vue : résistances de la part des révolutionnaires qui « regardaient de haut, avec dédain les syndicats parce qu'ils ne touchaient pas au système du salariat » ; résistances du côté des chefs syndicaux :
Les syndicats n'étaient pas, pour Marx, un but en eux-mêmes ; ce n'était qu'un moyen servant au but : la lutte de classe contre l'ordre capitaliste. Lorsque des chefs de syndicats cherchaient à détourner les syndicats de ce but — que ce fût pour des raisons étroitement personnelles ou pour des vues syndicales — il leur opposait la plus énergique résistance.3
Les préoccupations syndicalistes de Marx — et donc du communisme marxiste — s'attestent plus vigoureusement encore à la lecture du rapport rédigé par l'auteur du Capital pour le premier Congrès (Genève, 1866) de l'Internationale.
Presque tous les points traités dans ce document sont syndicaux : — Combinaison internationale des efforts pour la lutte du travail contre le capital ; réduction des heures de travail ; travail des enfants et des jeunes gens ; sociétés ouvrières (trade unions).
La partie du rapport consacrée au trade-unionisme est d'une force, d'une lucidité merveilleuse. Marx y montre les sociétés ouvrières « nées des essais spontanés des ouvriers luttant contre les ordres despotiques du capital » devenant peu à peu « des centres organisateurs de la classe ouvrière, de même que les communes et les municipalités du moyen-âge pour la classe bourgeoise ». Si elles sont « indispensables dans la guerre d'escarmouches du travail et du capital, elles sont encore plus importantes... comme organes de transformation du système du travail salarié et de la dictature capitaliste ».
Marx leur reproche d'être « trop exclusivement » occupées de luttes immédiates et de mésestimer « leur pouvoir d'action contre le système capitaliste lui-même ». Et envisageant l'avenir, il leur assigne le programme suivant qui est aussi celui du syndicalisme révolutionnaire.
A part leur œuvre immédiate de réaction contre les manœuvres tracassières du capital, elles doivent maintenant agir consciemment comme foyers organisateurs de la classe ouvrière dans le grand but de son émancipation radicale. Elles doivent aider tout mouvement social et politique tendant dans cette direction. En se considérant et agissant comme les champions et les représentants de toute la classe ouvrière, elles réussiront à englober dans leur sein les non-organisés (non society men), en s'occupant des industries les plus misérablement rétribuées... elles feront naître la conviction, dans les grandes masses ouvrières, qu'au lieu d'être circonscrites dans des limites étroites et égoïstes, leur but tend à l'émancipation des millions de prolétaires foulés aux pieds.
Qu'on me pardonne ces amples citations. La confiscation qu'avaient faite du marxisme les politiciens socialistes de la IIe Internationale lui a longtemps valu en France une certaine défaveur. Trop de syndicalistes et trop de socialistes aussi ont vu dans le marxisme une sorte de fondement doctrinal du socialisme parlementaire, alors qu'il est au contraire l'armature solide du socialisme ouvrier.
Depuis trente ou quarante ans, les nécessités du combat contre le capital ont abouti à peu près partout, et principalement en France, à des séparations de corps entre l'organisation politique et l'organisation corporative de la classe ouvrière. La question d'aujourd'hui est de savoir si les nécessités du combat contre un capital plus concentré que jamais et qui use de toutes les armes, jusques et y compris les armes électorales, n'amèneront pas demain les deux organisations complémentaires à se rapprocher étroitement. Les idées de Marx projettent à mon avis une vive lumière sur ce problème essentiel et délicat de tactique prolétarienne et c'est pourquoi j'ai cru devoir les évoquer ici.
Notes
1 Cette brochure contiendra entre autres l'Adresse inaugurale de l'Association internationale des travailleurs déjà reproduite dans le numéro 19 (2e année) du Bulletin Communiste.
2
Notamment les paragraphes 3 et 4 du Préambule :
« L'assujettissement du travailleur au capital est la source de
toute servitude... Pour cette raison, l'émancipation économique des
travailleurs est le grand but au quel doit être subordonné tout
mouvement politique comme un moyen. »
Littéralement on serait en droit de déduire de ces formules que le parti
doit être subordonné au syndicat. Marx a voulu dire autre chose. Il a
voulu dire que la révolution politique n'est pas te tout : elle
n'est le but que pour les démocrates ; le but, c'est la révolution
économique (nous disons sociale), dont l'autre n'est que le moyen.
3 C'est dire combien Marx eût été partisan du redressement syndicaliste que poursuivent nos C.S.R.