1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky.

P. Broué

Trotsky

XLIX – Séjour libre en France1

Le 24 juillet 1933, le vapeur italien Bulgaria qui amène de Constantinople Trotsky avec Natalia, ses collaborateurs et son dernier visiteur, s'arrête en mer au petit matin sur instructions de la police marseillaise. Il est alors rejoint au large par une vedette de la police à bord de laquelle est monté Lev Sedov2. Déjouant ainsi les journalistes qui les attendent au débarquement à Marseille, Trotsky et Natalia mettent pied à terre dans le petit port de pêche de Cassis où un commissaire de la Sûreté générale notifie à Trotsky un permis de séjour en France qui ne prévoit – agréable surprise – aucune restriction ni aucune condition particulière ...

Ils en repartent aussitôt en voiture, avec un collaborateur de Raymond Molinier, Raymond Leprince et un jeune étudiant militant, Jean de Lastérade, vers leur destination finale en France, laquelle doit rester secrète : il s'agit de Saint-Palais, près de Royan, où ils arrivent dans l'après-midi du 25 après un repos d'une nuit dans la petite bourgade de Tonneins. La villa qui va être le premier domicile français de Trotsky en son dernier exil se trouve à une dizaine de kilomètres au nord de Royan, au-dessus d'une falaise et à proximité d'une plage. C'est une maison isolée au milieu d'un grand jardin et qui, les jours où l'océan est agité, justifie le nom qu'elle porte : « Les Embruns ». Un incendie provoqué par les flammèches échappées d'une locomotive et qui a embrasé les broussailles proches, retarde l'installation et inquiète les arrivants3. Mais l'anonymat a été bien respecté et les traces brouillées au débarquement : les envoyés spéciaux des journaux parisiens se ruent pendant un temps vers la petite station thermale de Royat où une « fuite » a annoncé la présence de Trotsky et où certains assureront même qu'ils l'ont « vu » avec le dirigeant soviétique Litvinov !

Jeanne et Véra Lanis, la compagne de Raymond Molinier accueillent les nouveaux arrivants. Le lendemain, Ljova se rend à Saintes pour accueillir Van à la gare. C'est ce dernier qui règle, avec le préfet, à La Rochelle, la question de la résidence légale de Trotsky, laquelle doit, pour les uns et les autres, demeurer secrète. Bientôt d'autres voyageurs de Prinkipo, Rudolf Klement, puis Sara Weber, qui repartira bientôt rejoindre son mari. Outre Jeanne et Véra, chargées de la cuisine et du ménage, on a fait appel à d'autres militants pour aider à assurer les gardes. Yvan Craipeau, un des animateurs des Jeunesses de l'Opposition, l'étudiant en médecine Jean de Lastérade, le métallo Savall, le maître d'internat Jean Beaussier viennent passer quelques semaines et prendre part aux premières discussions sur le « tournant ». Un peu plus tard arrive un militant allemand originaire de Dantzig, Willy Schmuszkovitz, qui enchante tous les hôtes de la maison par son talent de pianiste.

Dès le 27 juillet, un débat a été organisé, entre les camarades présents, sur la nouvelle perspective. Van se souvient des hésitations de Trotsky sur la question « secondaire et subordonnée » du nom de la future Internationale :

« Quatrième Internationale ? Ce n'est pas très agréable. Quand on a rompu avec la Deuxième Internationale, on a changé les fondements théoriques. Ici, non, nous restons sur la base des quatre premiers congrès. On peut aussi proclamer : l'Internationale communiste, c'est nous ! Et nous appeler Internationale communiste (bolcheviks-léninistes). Il y a du pour et du contre. Le titre de Quatrième Internationale est plus net. Il y a peut-être là un avantage pour les larges masses. S'il s'agit de la sélection plus lente des cadres, il y a probablement avantage de l'autre côté : Internationale communiste (bolcheviks-léninistes)4. »

Un extrait du procès-verbal de cette réunion « familiale » est publié dans un bulletin intérieur ronéotypé de la section américaine.

Le débat est lancé dans toutes les sections, et Trotsky, désormais, a la possibilité d'y intervenir rapidement et même, à certains égards, directement : c'est un avantage énorme dont il éprouve beaucoup de satisfaction, bien que l'opposition ne se manifeste pas avec une grande vigueur et que le « tournant » soit finalement accepté sans réelle difficulté par la majeure partie des oppositionnels.

L'un des avantages de la résidence en France est, bien entendu, que Trotsky peut maintenant rencontrer militants et responsables, se former une opinion sans avoir besoin d'un intermédiaire, convaincre par la parole au lieu d'écrire, bref, avoir une action militante. Il faut cependant prendre des précautions. Le P.C.F. est menaçant. Dans L'Humanité du 25 juillet, on parle du « boyard contre-révolutionnaire voyageant avec sa valetaille » ; une légende le montre « entouré de ses domestiques » ... Le 25, l'un des rédacteurs les plus répugnants de L'Humanité, P. Laurent-Darnar, a parlé du « repaire » du « nouveau garde blanc », tandis qu'un communiqué du bureau politique a appelé toutes les organisations du parti à « prendre toutes dispositions » pour exprimer leur mépris « pour le renégat » en réplique à sa « provocation ». Parlant de l'arrivée à Marseille, Laurent-Darnar assure : « M. Trotsky, couvé par la flicaille de France, s'avère agent méprisable du gouvernement5 » Il n'est pas douteux que le P.C.F. peut un jour conduire à la résidence des Trotsky, des agresseurs, voire des tueurs.

C'est cette préoccupation qui explique le luxe de précautions pris pour le choix et l'acheminement des visiteurs, militants ou personnalités privilégiés que Raymond Molinier contacte à Paris et dont il organise le voyage, sans que les intéressés connaissent avant leur arrivée leur destination exacte. Il y a bientôt plusieurs dizaines de personnes qui sont ainsi dans la confidence et connaissent la résidence de Trotsky. Il semble bien qu'aucune fuite ne se soit pourtant produite, malgré des paniques soudaines et des inquiétudes permanentes : la retraite de Saint-Palais ne sera pas connue de la presse, ni du G.P.U., à qui cette information fera d'ailleurs cruellement défaut, au moment de la préparation des procès de Moscou.

C'est Trotsky qui est, au premier chef, responsable des imprudences commises dans ce domaine, mais qui se révéleront finalement sans conséquence. Il insiste beaucoup auprès de ses jeunes camarades pour être mis en contact direct avec des militants communistes, oppositionnels ou susceptibles de le devenir, appartenant à la base, des « ouvriers », y compris, bien entendu, et même surtout quand ils sont encore membres du Parti communiste. Parmi les visiteurs de la maison, on compte des oppositionnels comme l'ostréiculteur Courdavault, d'Oléron, le cheminot du Blanc Louis Saufrignon, le plombier, devenu jardinier, Mary Philippe, l'instituteur Roger Turquois, mais aussi des militants ordinaires du P.C. comme le chauffeur de taxi Cureaudeau et le marchand de vélos Jean Gourbil.

Le gros des visiteurs est composé cependant par les militants des diverses organisations de l'opposition. Ils viennent d'abord pour de simples rencontres, des réunions d'éclaircissements, puis pour des discussions et des concertations. L'Opposition française, la Ligue communiste et, avec elle, l'Opposition internationale, connaissent une nouvelle crise avec les réserves, puis l'hostilité déclarée au tournant du « groupe juif » parisien que va bientôt appuyer un dirigeant de la Nouvelle Opposition Italienne (N.O.I.), Mario Bavassano, dit Giacomi, un ancien de l'appareil militaire de l'I.C. Ils sont soutenus en sous-main par le secrétaire international (du S.I.) le Grec Yotopoulos-Vitte, et rompent en octobre pour constituer l'Union communiste à laquelle ils ont rallié quelques-uns des premiers visiteurs de Trotsky, Lastérade, Beaussier et Savall notamment.

On voit donc beaucoup de monde aux Embruns. A part Raymond Molinier et Ljova qui vont et viennent, la quasi-totalité des militants parisiens importants, Français ou étrangers, viennent séjourner ou seulement passer. On voit Frankel, l'Allemand Bauer (Ackerknecht), l'Italien Blasco (Tresso) et son compatriote Leonetti, tous trois figures de proue du secrétariat international, les Belges Léon Lesoil, géomètre des mines et Georges Vereeken, chauffeur de taxi, tous les deux anciens membres du comité central du Parti communiste belge, le jeune Suisse Walter Nelz (Ost) venu de Zurich à bicyclette6, le tout jeune Allemand Walter Held, de passage entre Prague et Amsterdam, Pierre Naville, bien entendu, l'Allemand Karl Erde, doublement clandestin, dans la société et dans le K.P.D., ancien responsable du M. Apparat, l'appareil militaire du parti allemand. Il vient aussi une délégation du « groupe juif », dont nous ne connaissons pas la composition, et le jeune Torielli qu'on appelle Pierre Rimbert, qui a quitté la Ligue et combat le tournant, et l'un des militants ouvriers du Nord, Eugène Devreyer.

D'autres militants viennent pour des raisons teehniques. Le docteur Breth, l'oncle de Jirf Kopp, est venu de Reichenberg faire un bilan de la santé de Trotsky et éclaircir, si possible, la question de ses accès de fièvre. Le coiffeur René Lhuillier vient de Paris pour lui couper les cheveux. Jean Meichler et Henri Molinier, comme Maurice Segal et Raymond Leprince, collaborateurs de Raymond Molinier dans les affaires, sont souvent là aussi, en qualité de chauffeurs ou pour des tâches matérielles qui ne manquent pas.

Au moment de la conférence de Paris – dont il sera question dans un chapitre particulier – c'est un défilé, à Saint-Palais, de représentants des différentes organisations socialistes de gauche, avec plusieurs responsables de l'I.L.P. (Independent Labour Party) britannique, Jennie Lee, John Paton, C.A. Smith, les Néerlandais de l'O.S.P. (Parti socialiste indépendant), Jacques de Kadt et P.J. Schmidt, et, venu seul, le dirigeant du R.S.A.P. (parti révolutionnaire socialiste ouvrier) néerlandais, Henk Sneevliet, et celui du Parti socialiste ouvrier allemand, le S.A.P., Jakob Walcher, vieux militant syndical massif et solide ; un peu plus tard, c'est l'économiste du S.A.P., Fritz Sternberg, avec qui Trotsky discute pendant plusieurs jours de la situation mondiale.

André Malraux vient le 7 août ; les deux hommes ont deux entretiens successifs et parcourent ensemble les vastes horizons. Sur la base des éléments donnés par Malraux, van Heijenoort et Jean Beaussier, Gérard Roche a fait une mise au point : les deux hommes ont parlé de l'art, du cinéma et de la danse, du christianisme, des rapports entre communisme et individualisme, de la campagne de Pologne en 1921, de la situation mondiale, de la mort – dans laquelle Trotsky voit « un décalage d'usure, celle du corps et celle de l'esprit », sans quoi il n'y aurait pas de résistance et la mort serait simple7.

Trotsky reçoit aussi la visite de Maurice Parijanine, le traducteur en français des grandes œuvres du début de l'exil, celle de l'ingénieur américain John Becker, qui est devenu l'un des principaux agents d'information et de liaison de Sedov avec l'U.R.S.S. Un autre visiteur est Julian Gumperz, ex-militant du parti allemand, candidat au financement d'une revue commune des groupes d'opposition.

Un élément nouveau dans la vie de Trotsky à cette époque, c'est la détérioration de ses relations, tant personnelles que politiques, avec Raymond Molinier, et la crise sérieuse qui les oppose. D'abord parce que Molinier a eu une attitude ambiguë avec les adversaires du tournant. Ensuite parce que Trotsky est informé pour la première fois concrètement, par un homme en qui il a toute confiance, l'Italien Blasco, de la nature – violences et chantage – des méthodes employées, pour faire de l'argent, par l'Institut français de recouvrement qui est le bastion des « affaires » de Molinier.

Guéri de son lumbago, Trotsky connaît à Saint-Palais quelques semaines de très bonne santé et d'activité intense. Il sort peu cependant, seulement pour de brèves promenades en voiture sur les chemins entre les vignes. Mais il passe plus de temps dans le jardin où il joue beaucoup avec les deux bergers allemands amenés par Raymond Molinier pour la garde, Benno et Stella. A la fin d'août pourtant, il est repris par de nouveaux accès de la fièvre mystérieuse dont il n'a jusqu'à présent souffert que dans les moments de tension, au cours de batailles politiques intenses. Il passe des journées entières au lit, ruisselant de sueur, et écrit à Natalia, partie quelques semaines pour se soigner et visiter des amis, des lettres plutôt mélancoliques.

C'est avec joie qu'il a retrouvé Ljova, à cause de qui il a vécu, sans le dire, des mois d'angoisse, dans les derniers temps de son séjour allemand et après la mort de Zinaida. Les retrouvailles ont sérieusement rapproché le père et le fils, dont l'accord politique sur le tournant et ses conséquences semble avoir été total, par-dessus le marché. Le 19 septembre 1933, à la veille du départ de Ljova pour Paris, Trotsky écrit à Natalia cet émouvant aveu :

« Je regrette que Ljova s'en aille ; ici, on me traite très bien, mais, tout de même, il n'y a personne qui soit tout à fait mien8. »

C'est Ljova qui soulève, dans une des lettres échangées à la hâte entre les deux hommes pendant l'été, la nécessité d'une clarification de ce qu'il appelle « la question russe », loin, selon lui, d'avoir été réglée par l'affirmation de la nécessité d'un « nouveau parti bolchevique ». La formation en U.R.S.S. d'un nouveau parti n'implique-t-elle pas la perspective d'une « nouvelle révolution » ? Ne faudra-t-il pas arracher par la force le pouvoir à la bureaucratie, même s'il ne s'agit pas d'une révolution sociale ? Ne serait-il pas nécessaire, à la lumière de la nouvelle orientation, de revenir sur la question de la nature sociale de l'Union soviétique pour aider les militants qui, sur ce point au moins, ne voient plus clair9 ?

Trotsky, pendant ces semaines, a finalement tranché la question de ce que sera son prochain travail et s'est décidé pour un Lénine qui devrait être l'œuvre de sa vie. Il a commencé à rassembler des matériaux et à penser à l'architecture générale de l'œuvre, mais se rend aux arguments de Ljova, sans résistance, et consacre les dernières semaines de son séjour à Saint-Palais – les heures du moins où la fièvre l'épargne – à l'élaboration du travail que lui a demandé Ljova et qu'il titre « La IVe Internationale et l'U.R.S.S. La nature de classe de l'Etat soviétique10. »

Polémiquant un peu tous azimuts – contre Lucien Laurat, Simone Weil, Urbahns et tous les anciens communistes qui s'efforcent peu ou prou de donner une définition nouvelle de la nature de l'Etat soviétique, il place au centre de son analyse celle de la bureaucratie dont il considère qu'elle n'est pas une classe et que son monopole du pouvoir en U.R.S.S. ne modifie pas le caractère social « ouvrier » des bases de l'économie et de la société dans ce pays. Il écrit :

« La classe, pour un marxiste, représente une notion exceptionnellement importante et d'ailleurs scientifiquement définie. La classe se détermine non pas seulement par la participation dans toute la distribution du revenu national, mais aussi par un rôle indépendant dans la structure générale de l'économie, par des racines indépendantes dans les fondements économiques de la société. Chaque classe (féodaux, paysannerie, petite bourgeoisie, bourgeoisie capitaliste, prolétariat) élabore ses formes particulières de propriété11. »

Or la bureaucratie ne présente, selon lui, aucun des traits sociaux qui permettent de la considérer comme une classe :

« Elle n'a pas de place indépendante dans le processus de production et de répartition. Elle n'a pas de racines indépendantes de propriété. Ses fonctions se rapportent, dans leur essence, à la technique politique de la domination de classe. La présence de la bureaucratie, avec toutes les différences de ses formes, et de son poids spécifique, caractérise tout régime de classe. Sa force est un reflet. La bureaucratie, indissolublement liée à la classe économiquement dominante, est nourrie par les racines sociales de celle-ci, se maintient et tombe avec elle12. »

A ceux qui, comme Lucien Laurat, s'appuient sur le fait que la bureaucratie dévore une part importante du revenu national, pour la définir comme une nouvelle « classe exploiteuse », Trotsky répond que la bureaucratie existe aussi dans les pays capitalistes où elle engloutit aussi une part importante du revenu national, sans constituer pour autant une classe indépendante de la classe dominante. Sur la bureaucratie stalinienne, il écrit :

« Elle engloutit, dissipe et dilapide une partie importante du bien national. Sa direction revient extrêmement cher au prolétariat. Elle occupe une situation extraordinairement privilégiée dans la société soviétique, non seulement au sens de droits politiques et administratifs, mais aussi au sens d'énormes avantages matériels. Cependant les appartements les plus grands, les beefsteaks les plus saignants et même les Rolls-Royce ne font pas encore de la bureaucratie une classe dominante indépendante13. »

Après avoir souligné que l'inégalité sociale est une forme inévitable dans un régime de transition de « l'héritage monstrueux du capitalisme », il écrit :

« La bureaucratie ébranle les attaches morales de la société soviétique, engendre un mécontentement aigu et légitime des masses et prépare de grands dangers. Néanmoins, les privilèges de la bureaucratie en eux-mêmes ne changent pas encore les bases de la société soviétique, car la bureaucratie tire ses privilèges, non de certains rapports particuliers de propriété, propres à elle, en tant que "classe", mais des rapports mêmes de possession qui furent créés par la révolution d'Octobre14. »

Sur l'analyse de l'Union soviétique dans son état du moment, il conclut :

« Quand la bureaucratie, pour parler simplement, vole le peuple ..., nous avons affaire non pas à une exploitation de classe, au sens scientifique du terme, mais à un parasitisme social, quoique sur une très grande échelle15. »

Pour être parfaitement clair avec les perspectives, il ajoute :

« Si aujourd'hui en U.R.S.S. apparaissait au pouvoir un parti marxiste, il restaurerait le régime politique, changerait, purifierait et dompterait la bureaucratie par le contrôle des masses, transformerait toute la pratique administrative, introduirait une série de réformes capitales dans la direction de l'économie, mais en aucun cas il n'aurait à accomplir un bouleversement dans les rapports de propriété. c'est-à-dire une nouvelle révolution sociale16. »

L'appareil stalinien défend certes le régime né d'octobre, qui est la source de ses privilèges, par ses méthodes propres, mais il en prépare l'effondrement avec l'étranglement du parti et des syndicats qui signifient l'atomisation du prolétariat, l'étouffement administratif des antagonismes sociaux. A l'avenir, la véritable guerre civile pourrait éclater, « non pas entre la bureaucratie stalinienne et le prolétariat », mais entre « le prolétariat et les forces actives de la contre-révolution » et ce serait alors la victoire du parti prolétarien sur la contre-révolution qui assurerait l'élimination de la bureaucratie.

Trotsky ne croit pas à la possibilité pour le pouvoir soviétique de se maintenir longtemps sur la base des seules forces de classe intérieures : l'avenir de l'U.R.S.S., il le répète encore, dépend de la victoire de la révolution mondiale – et la victoire de celle-ci dépend de la formation de nouveaux partis communistes et de la nouvelle Internationale qu'il s'est décidé à appeler « IVe Internationale ».

C'est cette dernière qui constitue pour lui la clé de l'avenir, y compris du destin de l'Union soviétique :

« Le jour où la nouvelle Internationale montrera aux ouvriers russes non pas en paroles, mais dans l'action, qu'elle est, et elle seule, pour la défense de l'Etat ouvrier, la situation des bolcheviks-léninistes à l'intérieur de l'Union soviétique changera en vingt-quatre heures. La nouvelle Internationale proposera à la bureaucratie stalinienne le front unique contre les ennemis communs. Et si notre Internationale représente en soi une force, la bureaucratie ne pourra pas, à la minute du danger, se refuser au front unique. Que restera-t-il alors des mensonges et des calomnies accumulés pendant de nombreuses années17? »

Cette mise au point sur l'Union soviétique, réclamée par Ljova, vient clore pratiquement la période de Saint-Palais.


Nous avons peu d'éléments sur le voyage qui a suivi l'été de Saint-Palais, une détente recommandée par les médecins et souhaitée vivement par Natalia et L.D. comme un séjour à deux dans la solitude. Revenue de Paris en voiture le 8 octobre avec Henri et Raymond Molinier, Natalia retrouvait un L.D. qui n'avait pas encore changé son aspect physique pour s'assurer l'anonymat dans leur escapade. Ce n'est que le 9 au matin, après avoir renoncé à se teindre les cheveux, que Trotsky rasa lui-même sa barbiche, ce qui, effectivement, le rendait difficilement reconnaissable.

A 11 heures du matin, le couple Trotsky prend la route, avec Henri Molinier et Jean Meichler. Ils arrivent à Bordeaux à 16 heures et s'y arrêtent, du fait d'une avarie de moteur : ils vont coucher à l'hôtel Faisan, place de la Gare. Après une vaine attente pour la réparation de la voiture, les voyageurs se décident à en louer une autre et repartent le 11 octobre, passant la nuit à Mont-de-Marsan. Ce n'est que le 12 qu'ils arrivent à Bagnères-de-Bigorre. Henri Molinier, reparti pour Paris, est remplacé par Jeanne, qui arrive le 17 octobre. Nous savons que Trotsky continue de lire les journaux, mais s'abstient totalement d'écrire. Nous savons qu'ils ont fait une excursion à Lourdes, ce qui l'amènera à écrire un peu plus tard dans son Journal d'Exil :

« Quelle grossièreté, quelle impudence, quelle vilenie ! Un bazar aux miracles, un comptoir commercial de grâces divines. La grotte elle-même fait une impression misérable. C'est naturellement là le calcul psychologique des prêtres : ne pas effrayer les petites gens par les grandioses dimensions de l'entreprise commerciale : les petites gens craignent une vitrine trop magnifique. En même temps, ce sont les plus fidèles et les plus avantageux acheteurs. Mais le meilleur de tout, c'est cette bénédiction du Pape, transmise à Lourdes... par la radio. Pauvres miracles évangéliques, à côté du téléphone sans fil !.. Et que peut-il y avoir de plus absurde et de plus repoussant que cette combinaison de l'orgueilleuse technique avec la sorcellerie du super-druide de Rome ! En vérité, la pensée humaine est embourbée dans ses propres excréments18. »

Après ce séjour de repos, les voyageurs, toujours accompagnés de Meichler, prennent le 31 octobre l'autobus du retour pour Tarbes et, de là, pendant la nuit, le train pour Orléans où Raymond Molinier les attend en voiture. Tandis que Jean Meichler continue sur Paris, Raymond conduit les deux voyageurs à Barbizon, dans la villa louée pour eux par Henri Molinier, qui les attend sur place avec Van, le 1er novembre 1933.

C'est encore Van qui décrit la maison, aujourd'hui démolie, à la lisière de la petite ville de Barbizon, en Seine-et-Marne, à une cinquantaine de kilomètres de Paris, connue par ses peintres et extrêmement calme alors. Il écrit :

« Henri Molinier avait loué une villa qui se trouvait sur un petit chemin longeant la forêt. La villa Ker-Monique avait deux étages ; les pièces étaient petites, les escaliers et les couloirs étroits. Nous nous sentions entassés dans cette maison, ce n'était plus l'espace de Prinkipo ou de Saint-Palais. La chambre et le bureau de Trotsky étaient au premier étage. Le jardin n'était pas grand. La villa n'était guère qu'un pavillon de banlieue, mais l'endroit était calme19. »

L'immense supériorité de la nouvelle demeure est évidemment dans sa proximité de Paris et la grande facilité des déplacements, en voiture ou en autobus, qui permettent d'éviter les foules des gares de chemin de fer. Du coup, le mode de vie est presque à l'opposé de celui de Saint-Palais. Il n'y a plus de visiteurs, même camarades. La population permanente de la maison est composée de L.D. et Natalia, Rudolf Klement, Sara Weber, Jean van Heijenoort et sa compagne, Gaby Brausch, qui s'occupe de la cuisine et du ménage avec Natalia, et avec l'aide, une fois par semaine, de Barbara, de son vrai nom Deborah Seidenfeld-Stretielski, compagne de Blasco, appelée « la Blascotte ». En février, il faut tout réorganiser. Sara Weber est rentrée précipitamment aux Etats-Unis. Van et Gaby vont se fixer à Paris où les attendent des tâches politiques. A leur place viennent s'installer Otto Schüsster et sa femme Gertrud Schröter ; un militant polonais, Max Gavenski, vient de temps en temps pour dactylographier en russe20.

Les seuls visiteurs sont des visiteurs réguliers : Henri Molinier, qui connaît la villa puisqu'il l'a trouvée et louée, Ljova et Jeanne qui viennent le plus souvent en voiture, afin de mieux repérer et semer d'éventuels suiveurs indiscrets. Trotsky ne se prive pas de prendre personnellement des contacts. Seulement c'est lui qui se déplace désormais, une fois, parfois deux fois par semaine, pour se rendre à Paris, à des rendez-vous arrangés pour lui par Ljova.

Dans les cas les plus importants, les rencontres ont lieu dans l'appartement de Gérard Rosenthal, mais il a également des rendez-vous dans certains cafés de la porte d'Italie, à d'autres domiciles privés et même dans le local de la Ligue communiste, où, sans être vu, grâce à des portes entrouvertes, il assiste à des discussions politiques qui lui apprennent beaucoup.

Il n'est sans doute pas possible de dresser la liste complète de ses rencontres. Du mouvement oppositionnel il a voulu connaître les provinciaux et particulièrement les ouvriers du Nord Albert Cornette, Devreyer. Il a des réunions avec le secrétariat international, celui de la Ligue française, et celui de l'organisation allemande où il rencontre pour la première fois le jeune Allemand des Sudètes Erwin Wolf.

Pour les autres, il faut se contenter d'énumérer les personnes mentionnées dans la correspondance de Sedov. La députée communiste allemande Maria Reese, amie d'Ernst Torgler, responsable de la fraction K.P.D. au Reichstag, en train de rompre avec ce dernier parti. L'ancienne secrétaire de Rosa Luxemburg, Fania Jezerskaia, qui offre ses services techniques. L'homme d'affaires du pays sudète Friedrich Bergel, qui finance le mouvement et y milite aussi sous le nom de Barton. L'avocat Otto Neustedtl, dit Erich Löffler, du même groupe de Reichenberg, le « groupe Rops », formé d'hommes de professions libérales qui collectent beaucoup d'argent. Le vieux militant communiste juif Hershl Mendel Sztokfisz, venu de Pologne, où il est l'un des dirigeants de l'Opposition. Le député socialiste belge Paul-Henri Spaak, leader de la gauche du parti ouvrier (P.O.B.). Le journaliste Willi Schlamm a ouvert à Trotsky la porte du prestigieux hebdomadaire allemand de Prague, Neue Weltbühne. Ce dernier va aussi rencontrer à sa demande le jeune socialiste italien Carlo Rosselli, fondateur et dirigeant du mouvement Giustizia e Libertà , les anciens dirigeants du K.P.D. et de la Gauche allemande, Ruth Fischer et Maslow, et son ancien secrétaire à Prinkipo, Robert Ranc. Des personnalités de « gauche » du mouvement ouvrier français, comme Simone Weil et Daniel Guérin. On peut ajouter à cette liste les noms des visiteurs étrangers membres de l'opposition, comme le jeune Belge Georges Fux ou l'Américain Albert Glotzer.

Certaines de ces rencontres ont été couronnées de succès. Trotsky certes n'a convaincu – le voulait-il ? – ni Paul-Henri Spaak ni Carlo Rosselli, mais il a décidé au travail en commun et Ruth Fischer et son compagnon Maslow. Il a gagné à sa fraction l'Allemande Maria Reese et convaincu de la justesse du « tournant » le vétéran venu de Pologne. Cette activité, ses succès personnels contribuent sans doute beaucoup à son moral : pour la première fois depuis des années, il occupe un poste qui lui permet de contribuer directement et personnellement à la construction de l'organisation, de payer de sa personne, de collaborer directement à la marche en avant.

Cette situation était-elle durable ? On peut en douter. Les adversaires de Trotsky ne le lâchaient pas des yeux. Au lendemain des violentes manifestations communistes du 9 février 1934, la presse hitlérienne lançait une violente campagne contre lui, le présentant comme l'instigateur des « troubles et de l'agitation » en France. Son ancien secrétaire Jan Frankel, avec qui il était en contact suivi et qu'il avait chargé d'explorer les possibilités d'un « travail de fraction » à l'intérieur de la S.F.I.O., reconnu par un policier parmi les manifestants du 12 février à Paris, fut aussitôt expulsé de France. Le cercle, en fait, se resserre sur lui.

De la part du gouvernement français, Trotsky ne peut raisonnablement s'attendre à ce qu'il ferme les yeux sur son activité, aussi discrète soit-elle, comme l'ont fait les gouvernements à direction radicale qui se sont succédé depuis son arrivée en France. Après la démission de Daladier, au lendemain de l'émeute des Ligues, le 6 février 1934, l'ancien président de la République Gaston Doumergue a constitué le 9 février un « gouvernement d'union » qui ne comprend, bien entendu, ni socialistes ni communistes. Le maréchal Pétain est ministre d'Etat ; le ministre de l'Intérieur est Albert Sarraut, radical, auteur de la célèbre formule : « Le communisme, voilà l'ennemi. » L'aggravation des tensions politiques et sociales rend l'asile de Trotsky de plus en plus précaire.


Il restait encore à Trotsky à vivre à Barbizon un épisode particulièrement douloureux pour lui : la double capitulation des derniers des « vieux » de l'opposition maintenus en déportation par Staline, L.S. Sosnovsky, dont la lettre de renonciation – un authentique reniement – parut dans la Pravda du 9 février et surtout Khristian Georgévitch Rakovsky, dont le télégramme fut publié le 20 février. Immédiatement prévenu, Trotsky fait, dès le 21 février, une déclaration sur la capitulation de son vieil ami. Il écrit :

« Rakovsky n'a nullement "capitulé" dans le sens de Zinoviev, Kamenev et consorts. Il n'a pas renié un seul mot des idées au nom desquelles il combattait avec nous. Il n'a pas reconnu de prétendues fautes commises par l'Opposition de gauche. Il n'a pas proclamé la justesse de la politique dirigeante. Dans les conditions de l'U.R.S.S. que nous connaissons tous, ce trait essentiel de la déclaration de Rakovsky est d'une éloquence exceptionnelle. Il ne fait qu'accentuer le fait que Rakovsky, théoriquement et politiquement, n'a rien à abdiquer ni à abjurer de son passé.21 »

Rakovsky déclare arrêter un combat qu'il avait en fait cessé depuis des années, dans un isolement absolu et sans aucune perspective. Il faut bien entendu, selon Trotsky, non seulement regretter, mais condamner cette déclaration. Mais c'est peut-être avec un certain soulagement qu'il écrit :

« Nous enregistrons la déclaration purement formelle du vieux lutteur qui, par toute sa vie, a montré son dévouement inébranlable à la cause révolutionnaire, nous l'enregistrons avec douleur et nous passons à l'ordre du jour, c'est-à-dire la lutte doublement vigoureuse pour de nouveaux partis de la nouvelle Internationale.22 »

En fait, Trotsky a été abusé par l'extrait publié, peut-être à dessein, du télégramme de son ami, et il est difficile, après la publication du texte intégral de la déclaration de Rakovsky dans les Iszvestia du 23 février, d'écrire qu'il ne s'agit pas d'une « capitulation » : c'est probablement pour cette raison que, fait sans précédent, The Militant du 10 mars publie le texte amputé de ses deux premiers paragraphes.

Trotsky n'a maintenant plus d'illusions. Le 19 mars 1934, il écrit à son fils :

« Au moment même de la victoire de Hitler en Allemagne, nous allions répétant – et avons répété ensuite plus d'une fois – que sans succès de la révolution en Occident, le régime bureaucratique sur le terrain du socialisme national ne pourrait que se renforcer en U.R.S.S. Les quinze mois écoulés ont confirmé cette prévision. La reddition de Rakovsky et de Sosnovsky représente l'une des manifestations de la réaction nationale ou plutôt du désespoir international. On ne peut tenir les positions des communistes internationalistes aujourd'hui que si l'on garde sous les yeux la perspective mondiale. ... Les anciens oppositionnels en U.R.S.S. étaient hermétiquement coupés de ces perspectives. Leur capitulation est bien entendu pour nous un certain coup moral, mais si l'on pense à toute l'affaire et à la situation individuelle de chacun d'eux vivant littéralement dans une bouteille cachetée – on n'a jamais rien vu de semblable dans l'histoire mondiale du mouvement révolutionnaire –, alors on sera forcément plutôt étonné qu'ils aient tenu ou tiennent sur leur position jusqu'à maintenant 23. »

Le 31 mars, il revient en public sur la question et, après avoir fait quelques points d'histoire et rappelé les conditions de détention de Rakovsky, il poursuit :

« La déclaration de Rakovsky est l'expression d'un désespoir et d'un pessimisme subjectif. Est-il possible de lutter pour le marxisme quand la réaction triomphe sur toute la ligne ? On peut, sans aucune exagération, dire que c'est grâce à Hitler que Staline a vaincu Rakovsky. Cependant cela signifie seulement que la voie choisie par Rakovsky conduit au néant politique. ... En Rakovsky, nous regrettons l'ami politique perdu. Mais nous ne nous sentons pas affaiblis par sa défection, laquelle, bien qu'elle constitue une tragédie personnelle, apporte une confirmation politique irréfutable de la justesse de notre analyse. L'Internationale communiste est morte en tant que facteur révolutionnaire. Elle n'est capable que de corrompre les idées et les caractères.24 »

Le coup est pourtant très dur avec la disparition de l' « ami de trente ans », irrémédiablement perdu, dont Trotsky entrevoit peut-être, sans l'imaginer vraiment, le sort tragique qui sera le sien.

C'est en tout cas un signe infaillible de la profondeur de sa douleur que l'ordre donné à Van, quelques jours plus tard, de brûler, avec de vieux papiers, la photo de « Rako » déporté, envoyée par ce dernier en 1932 : « Tenez, vous pouvez brûler cela aussi 25. »

Dans son Journal d'Exil, à la date du 25 mars 1935, il écrit avec une totale lucidité :

« Rakovsky était au fond mon dernier lien avec l'ancienne génération révolutionnaire. Après sa capitulation, il n'est resté personne. Bien que ma correspondance avec Rak-ovsky eût cessé – pour raisons de censure – à partir de mon exil, néanmoins, la figure de Rakovsky était restée un lien en quelque sorte symbolique avec les vieux compagnons de lutte. Maintenant il ne reste personne. Le besoin d'échanger des idées, de débattre ensemble des questions, ne trouve plus, depuis longtemps, de satisfaction. Il ne reste qu'à dialoguer avec les journaux, c'est-à-dire à travers les journaux, avec les faits et les opinions.26 »


C'est, semble-t-il, accidentellement, qu'a éclaté, en avril 1934, « l'affaire Trotsky », même si son développement et son exploitation n'ont pas relevé du hasard. Au point de départ, il y a d'abord là curiosité, voire l'inquiétude, provoquées à Barbizon, toute petite ville, par des hôtes bizarres ayant des accents étrangers, qui vivent repliés sur eux-mêmes, boivent beaucoup de lait et ne fréquentent guère la population locale. On murmure qu'il s'agit de trafiquants, voire de faux-monnayeurs, on parle de « drogue » et de « traite des blanches ». Les gendarmes de la brigade de Ponthierry – dont Barbizon dépend – sont alertés, intrigués à leur tour. Ils commencent à exercer sur les habitants de la villa une surveillance discrète, attendant patiemment un prétexte pour une intervention qui leur permettrait d'en savoir plus 27.

L'occasion leur en est fournie par une double négligence de Rudolf Klement. Circulant sans éclairage sur son vélomoteur dans la soirée du 12 avril, il est interpellé par les gendarmes de Ponthierry et ne peut produire de papiers d'identité ; il est alors gardé à vue dans les locaux de la gendarmerie où l'on examine avec intérêt et stupeur les documents dont il est porteur, à savoir le courrier de Trotsky adressé à Trotsky ou Sedov, à la poste restante de la rue du Louvre à Paris, d'où il revient. Des lettres de, Bruxelles, concernant le travail russe, d'Athènes, de Plzen, des Etats-Unis, des bulletins intérieurs divers, « des documents volumineux » en russe 28. C'est plus qu'il n'en faut.

Aucun doute n'est possible pour les gendarmes de Ponthierry : ils ont mis la main sur le repaire de Trotsky. Alerté par leurs soins, le procureur de la République de Melun s'adresse immédiatement au contrôleur général des services administratifs, au ministère de l'Intérieur, afin de savoir dans quelles conditions exactes Trotsky a été autorisé à résider en France. Malveillant ou mal informé, le fonctionnaire qu'il obtient au téléphone lui assure que Trotsky a bel et bien été autorisé à résider en France pour raisons de santé, mais à la condition expresse de s'établir en Corse. Cette information est fausse, et plusieurs hauts responsables de la police sont parfaitement informés de sa résidence à Barbizon – à laquelle ils ont donné leur accord, l'ensemble des négociations ayant été menées entre Henri Molinier et un haut fonctionnaire de la Sûreté générale, Henri Cado. Mais aucun des fonctionnaires informés ne démentira publiquement la version invoquée de l'infraction à la résidence autorisée en Corse seulement.

Pendant la nuit, des conversations téléphoniques entre le procureur général, le préfet de Seine-et-Marne et de hauts responsables de la Sûreté générale aboutissent à la décision d'organiser une descente de justice à la villa Ker-Monique, pour s'y assurer de l'identité de ses habitants, dans le cadre d'une information ouverte pour la circonstance, contre Klement « et autres », pour « vol, complicité et recel ». Interrogé par le procureur, Trotsky dément avec indignation la version de l'autorisation de séjour limitée à la Corse. Peu importe cependant que le procureur le croie ou ne le croie pas, vérifie ou ne vérifie pas au bon endroit, à la Sûreté générale. Il est trop tard : prévenus par l'écrivain André Billy, les reporters de la grande presse s'abattent sur Barbizon. Il est désormais difficile, pour des fonctionnaires couards, de rétablir la vérité, et ils ne la rétabliront pas.

Trotsky racontera avec humour, un an plus tard, ce qu'il appelle alors « l'assaut des pouvoirs à Barbizon » :

« Ce fut le plus comique quiproquo qu'on puisse imaginer. L'opération était dirigée par Monsieur le procureur de la République de Melun – un haut personnage du monde de la justice – accompagné l'un petit fonctionnaire du tribunal, d'un greffier écrivant à la main, d'un commissaire de la Sûreté générale, de mouchards, de gendarmes, de policiers, au nombre de plusieurs dizaines. L'honnête Benno, la molosse, tirait éperdument sur sa chaîne. Stella lui faisait écho de derrière la maison. Le procureur me déclara que toute cette armée était venue à cause ... d'une motocyclette volée. ... II était bien le procureur de la République ! Ces hauts dignitaires, il ne faut jamais les regarder de trop près. II s'était présenté chez moi, soi-disant pour une affaire de motocyclette volée ..., mais me demanda d'emblée quel était mon vrai nom. ... De tous ces visiteurs, seul le greffier, un vieil homme, donnait une impression sympathique. Quant aux autres 29 ... »

Le procureur constate que le passeport de Trotsky comporte la mention « autorisé à résider en Seine-et-Marne » apposée par la Sûreté générale, et le précise dans son rapport. La presse, elle, se déchaîne : Trotsky a reçu le procureur avec deux revolvers sur son bureau, s'est vanté d'être « un vieux conspirateur », parle de « la vie étrange dans la maison », de son activité en faveur de la IVº Internationale, preuve qu'il poursuit sur le territoire français des activités politiques incompatibles avec son statut d'étranger ! Le comble de la lâcheté est atteint quand, le même 16 avril, sur proposition du ministre de l'Intérieur Albert Sarraut, le Conseil des ministres décide d'annuler l'autorisation de séjour en France de Trotsky, « ce dernier n'ayant pas observé les devoirs de neutralité politique comme il s'y était engagé au moment où on lui accordait l'hospitalité en France 30.

Ainsi se termine ignominieusement le « séjour libre » de Trotsky en France démocratique, par une décision qui satisfait la presse nazie. Van a raconté les derniers jours à Barbizon, le départ clandestin de Trotsky, dans la soirée du 15 avril et son installation secrète dans un pavillon de Lagny, loué par Sedov à titre de précaution, le siège de « Ker-Monique » par les journalistes auxquels il donne le change, son opération d'intoxication des inconnus qui ont mis sur écoutes le téléphone de la maison. Il raconte aussi la foule haineuse du dimanche, les forcenés qui tentent d'escalader la grille et hurlent leurs menaces : il confesse que, pendant toutes les années vécues près de Trotsky, c'est seulement en ces jours qu'il eut peur 31.

Le gouvernement français s'est mis dans une situation difficile. Il cherche un compromis. Formellement expulsé, Trotsky ne le sera pas en fait et ne sera pas non plus interné. Après avoir, semble-t-il, envisagé de l'envoyer à Madagascar ou à la Réunion, le gouvernement Doumergue décide qu'il pourra rester sur le territoire dans des conditions agréées par les autorités qu'elles lui laissent proposer lui-même.

Expulsé juridiquement sans l'être physiquement, vivant en France sans visa, privé de ressources et de toute possibilité d'en appeler à une opinion publique intoxiquée par les clameurs chauvines qui dénoncent en lui l'homme couvert de sang qui a « trahi » les Alliés à Brest-Litovsk, il n'a jamais été aussi démuni et presque sans défense.

Il ne baisse pourtant pas les bras.

Références

1 Il n'y a aucune synthèse pour cette période de la vie de Trotsky dont la trame est fournie par le récit de van Heijenoort.

2 Van, op. cit., pp. 77-78.

3 Ibidem, p. 79.

4 Ibidem, pp. 82-83.

5 L'Humanité, 25 juillet 1933.

6 Témoignage de Nelz.

7 G. Roche, « Malraux et Trotsky », Cahiers Léon Trotsky nº 31, 1987, pp. 103-115.

8 Trotsky à N. Sedova, 19 septembre 1933, E.H. Carr., p. 56.

9 Sedov à Trotsky, 21 août 1933, A.H.F.N.

10 « La Nature de Classe de l'Etat soviétique », B.O., nº 36/37, octobre 1933, pp. 112. Œuvres, 2, pp. 243-268.

11 Ibidem, p. 256.

12 Ibidem, pp. 256-257.

13 Ibidem, p. 257.

14 Ibidem, p. 258.

15 Ibidem, pp. 258-259.

16 Ibidem, p. 260.

17 Ibidem, p. 267.

18 Journal d'Exil, Paris, 1960, 29 avril 1935, p. 122.

19 Van, op. cit., p, 90.

20 Ibidem, p. 91.

21 Trotsky, « Déclaration », 21 février 1934, Œuvres, 3, pp. 237-238.

22 Ibidem, p. 238.

23 Trotsky à Sedov, 19 mars 1934, A.H.F.N.

24 « Que signifie la capitulation de Rakovsky ? », 31 mars 1934, La Vérité, 27 avril, Œuvres, 3, pp. 309-310.

25 Van, op. cit., p. 50.

26 Journal d'exil, 25 mars 1935, p.74.

27 Rapport du Procureur de Melun, 15 avril 1934, Archives nationales.

28 Ibidem

29 Journal d'exil, pp. 66-69.

30 Le Matin, 17 avril 1934.

31 Van, op. cit., p. 101.

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