Communication présentée au Congrès International d'Histoire des Sciences et des Techniques, Londres, 29 juin - 3 juillet 1931. Publié en anglais dans Science at the Crossroad, Frank Cass and Co., London, 1931. Traduit de l'anglais par Jean-Claude Chaumette, David Kaisergruber et Philippe de Lara pour le n° 13 de la revue Dialectiques, Paris, printemps 1976. La version russe est publiée à Moscou en 1931 et reprise dans un recueil de 1932, Etjudy (cf. W. Hedeler, N. I. Bucharin, Bibliographie seine Schriften und Korrespondenzen, Akademie Verlag, Berlin, 2005, n°1696, 1708 et 1724). Corrections de la MIA d'après le texte russe, et d'après les citations allemandes, latines et italiennes.
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Théorie et pratique du point de vue du matérialisme dialectique
La crise de l'économie capitaliste contemporaine a provoqué une crise très profonde de toute la culture capitaliste ; crise des secteurs scientifiques particuliers, crise de l'épistémologie, crise de la vision du monde, crise de la perception du monde. Dans de telles circonstances historiques, la question des relations entre la théorie et la pratique est également devenue un des problèmes les plus aigus et s'est posée, en outre, simultanément comme une question à la fois de théorie et de pratique. Nous devons étudier ce problème selon différents angles : a) en tant que problème d'épistémologie, b) en tant que problème de sociologie, c) en tant que problème d'histoire, d) en tant que problème de culture moderne. En dernier lieu il est intéressant e) de contrôler les conceptions théoriques correspondantes à partir de l'expérience gigantesque de la révolution, et f) de faire quelques prévisions.
La crise de la physique contemporaine — et aussi bien de l'ensemble des sciences de la nature et de ce que l'on appelle les sciences de l'esprit (Geistwissenschaften) — a soulevé, en en faisant des problèmes immédiats, et avec une violence renouvelée, les questions fondamentales de la philosophie : celle de la réalité objective du monde extérieur, indépendamment d'un sujet qui le perçoit, et celle de la possibilité de le connaître (ou, éventuellement l'impossibilité de le connaître). Presque toutes les écoles de philosophie, de la métaphysique théologisante jusqu'à la philosophie de Mach et d'Avenarius de « description pure » et au « pragmatisme » rénové, à l'exception du matérialisme dialectique (le marxisme), partent de la thèse, considérée comme irréfutable que ne « me » sont « données » que « mes » propres « sensations »1.
Cette assertion dont le plus brillant porte-parole fut l'évêque Berkeley2 est élevée de façon tout à fait injustifiée en nouvel évangile épistémologique. Quand M. Schlick3, par exemple, échafaude, à partir de là un point de rupture en philosophie tout à fait « définitif », (« durchaus endgültige ») cela prend une résonance des plus naïves. Même R. Avenarius4 pensait qu'il était nécessaire de souligner la fragilité de cet « axiome » initial. Cependant, à l'heure actuelle, la thèse de Berkeley erre dans les grandes voies de la philosophie et s'est enracinée dans le communis doctorum opinio avec la ténacité d'un préjugé populaire. Pourtant elle est non seulement discutable mais, de plus, elle ne résistera pas à l'épreuve d'un examen critique sérieux. Elle est défectueuse sur plusieurs points : en ce qu'elle renferme un « je » et un « mes », en ce qu'elle renferme la notion de « donné » et enfin en ce qu'elle parle des « seules sensations ».
En fait, ce n'est que dans le cas d'Adam, premier être créé, à peine issu de l'argile et voyant pour la première fois, et encore avec des yeux qui s'ouvraient pour la première fois, le décor du paradis et tous ses attributs, qu'une telle assertion pourrait être faite. Tout sujet empirique dépasse toujours la « matière première » de la sensation « pure ». Son expérience, représentant le résultat de l'influence du monde extérieur sur le sujet connaissant, dans le procès de sa pratique, repose sur l'expérience d'autrui. Dans son « je » un « nous » est toujours inclus. Dans les pores de sa sensation se trouvent déjà les produits du savoir transmis (l'expression extérieure en sont la parole, la langue et les conceptions adéquates aux mots). Dans son expérience individuelle sont incluses la société antérieure, la nature extérieure et l'histoire — c'est-à-dire l'histoire sociale. En conséquence les Robinson Crusoé épistémologiques sont tout aussi déplacés que l'étaient les Robinson Crusoé de la science sociale « atomiste » du XVIIIe siècle.
La thèse critiquée est défectueuse non seulement du point de vue du « je », du « mes », des « seules sensations », mais aussi du point de vue du « donné ». Examinant le travail d'A. Wagner, Marx écrivait : « Mais pour un professeur scolaire, les relations entre l'homme et la nature ne sont pas avant tout pratiques, c'est-à-dire fondées sur l'action, mais théoriques (…) Mais les êtres humains ne commencent aucunement par se placer « dans ce rapport théorique avec des objets qui sont hors le monde ». Comme tous les animaux, ils commencent par manger, boire, etc., c'est-à-dire qu'ils ne se « placent » pas dans un rapport quelconque mais agissent, prennent possession de certains objets du monde extérieur par l'action, et satisfont ainsi leurs exigences. (En conséquence ils commencent par produire) »5.
La thèse critiquée est donc aussi incorrecte parce qu'elle exprime un point de vue contemplatif, calmement passif et non pas un point de vue actif, agissant, celui de la pratique humaine qui correspond aussi à la réalité objective. Ainsi le si célèbre « axiome » épistémologique « irréfutable » doit s'écrouler car il est en contradiction catégorique avec toute la pratique humaine. Il est 1) individualiste, 2) anti-historique, 3) quiétiste. Il doit être rejeté de façon décisive.
De peur qu'il puisse y avoir un quelconque malentendu, précisons que nous adoptons complètement le point de vue selon lequel la sensation, l'expérience sensible, etc. ayant à leur source le monde matériel existant en dehors de notre conscience, constituent le point de départ et le commencement de la connaissance. C'était justement de là qu'était partie la révolte philosophique de Feuerbach contre le joug des abstractions idéalistes et du panlogisme de Hegel. Bien entendu, les sensations individuelles sont un fait. Mais historiquement il n'y a pas de sensation individuelle pure, par delà l'influence de la nature extérieure et du savoir médiatisé, par delà le développement historique et l'individu en tant que produit d'une société — d'une société en lutte contre la nature. Dans « l'axiome » pris en considération, ce qui est important c'est sa « pureté » logique. Si cette dernière disparaît, « l'axiome » tout entier disparaît. Pour cette raison les arguments que nous mettons en avant sont de vrais arguments.
À partir de ce qui précède, on peut déjà voir quel rôle important joue le problème de la théorie et de la pratique du point de vue de l'épistémologie.
Nous allons maintenant considérer ce thème.
Tout d'abord, il faut noter que la théorie et la pratique constituent aussi bien l'une que l'autre l'activité de l'homme social. Si nous examinons la théorie non pas comme des « systèmes » figés et la pratique non pas comme des produits achevés — c'est-à-dire non pas comme du travail mort, figé en choses –, mais en action, nous aurons devant nous deux formes d'activité, de travail, la séparation du travail en travail intellectuel et en travail manuel, « mental et matériel », en action pratique et en action théorique. La théorie est de la pratique accumulée et condensée. En ce qu'elle généralise la pratique du travail matériel et est qualitativement une continuation particulière et spécifique du travail matériel, elle est elle-même qualitativement une pratique spéciale, théorique, en ce qu'elle est une pensée active (par exemple, l'expérience) façonnée par la pensée. D'autre part l'activité pratique utilise la théorie, et en cela la pratique elle-même est théorique. En réalité on trouve dans toute société de classe une division du travail et, en conséquence, une contradiction entre travail intellectuel et travail manuel, c'est-à-dire une contradiction entre théorie et pratique. Mais comme dans toute division du travail, là aussi c'est une unité vivante de contraires. L'action se transforme en connaissance. La connaissance se transforme en action. La pratique mène à la connaissance. La connaissance féconde la pratique6. La théorie et la pratique sont l'une et l'autre des étapes dans le procès commun de « la reproduction de la vie sociale ». Il est extrêmement caractéristique que depuis toujours on se soit posé la question : « comment la connaissance est-elle possible ? » alors qu'on ne se pose pas la question : « comment l'action est-elle possible ? ». « L'épistémologie » existe. Mais aucun homme instruit n'a jamais pensé à inventer une quelconque « praxéologie » spécifique. Pourtant l'une se transforme en l'autre et Bacon a parlé, d'une façon tout à fait autorisée de la concordance entre pouvoir et savoir et de l'interdépendance des lois de la nature et des normes pratiques7. De la sorte la pratique intervient dans la théorie de la connaissance, la théorie inclut la pratique, et l'épistémologie réelle, c'est-à-dire l'épistémologie qui se fonde sur l'unité (non pas l'identité !) de la théorie et de la pratique inclut le critère pratique, qui devient le critère de la véracité de la connaissance.
La relative rupture sociale entre la théorie et la pratique est la base soit d'une cassure entre la théorie de la connaissance et l'action pratique, soit de la construction d'une théorie hyper expérimentale comme supplément habile et vain aux formes usuelles et concrètes du savoir humain8. Hegel présente l'unité de la théorie et de la pratique sous une forme particulièrement idéaliste (unité de l'idée théorique et de l'idée pratique en tant que connaissance)9, unité qui surmonte l'unilatéralité (Einseitigkeit) de la théorie et de la pratique prises séparément, unité « précisément dans la théorie de la connaissance »10. Chez Marx nous trouvons l'enseignement matérialiste (et simultanément dialectique) de l'unité de la théorie et de la pratique, du primat de la pratique et du critère de la pratique dans la théorie de la connaissance. Marx fournit de la sorte une synthèse philosophique frappante en face de laquelle les efforts besogneux du pragmatisme moderne, avec ses contorsions idéalistes et théologiques, ses fastidieuses élaborations de fictionalisme hyperartificielles, etc. ne semblent que bavardages puérils.
L'action réciproque de la théorie et de la pratique, leur unité se développe sur la base du primat de la pratique. 1) Historiquement : les sciences « naissent » de la pratique, « la production des idées » se développe à partir de la « production des choses » ; 2) sociologiquement : « l'être social détermine la conscience sociale », la pratique du travail matériel est la « force motrice11 » constante de l'ensemble du développement social ; 3) épistémologiquement : l'action, par la pratique, sur le monde extérieur est la première « qualité donnée ». De cela découlent des conséquences extrêmement importantes. Dans les thèses de Marx sur Feuerbach, thèses d'une valeur exceptionnelle, on lit :
« La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance de sa pensée dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la pratique est purement scolastique. » (2ème thèse).
« Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c'est de le transformer. » (11ème thèse)12.
Le problème du monde extérieur est posé ici comme le problème de sa transformation : le problème de la connaissance du monde extérieur comme part intégrante du problème de la transformation : le problème de la théorie comme un problème pratique.
Pratiquement — et en conséquence épistémologiquement —, le monde extérieur est « donné » comme objet d'action pour l'homme social qui se développe historiquement. Le monde extérieur a son histoire. Les relations qui se développent entre le sujet et l'objet sont historiques. Les formes de ces relations sont historiques. La pratique elle-même et la théorie, les formes d'influence active et les formes de connaissances, les « modes de production » et les « mode de représentation »13 sont historiques. La question de l'existence du monde extérieur est catégoriquement superflue puisque la réponse est déjà évidente, le monde extérieur, en effet, est « donné » au même titre qu'est « donnée » la pratique elle-même. C'est justement pour cette raison qu'il n'y a pas dans la vie pratique de chercheur de solipsisme, d'agnostiques, d'idéalistes subjectifs. En conséquence, l'épistémologie, incluant la praxéologie, l'épistémologie qui est la praxéologie, doit trouver son point de départ dans la réalité du monde extérieur : ni comme fiction, ni comme illusion, ni comme hypothèse mais comme fait fondamental. Et c'est pour cette raison que Boltzmann déclarait de façon bien fondée que le présupposé sur l'irréalité du monde extérieur est « la plus grosse extravagance qui ait jamais vu le jour dans un cerveau humain14 » : c'est en contradiction avec toute la pratique de l'humanité. Au contraire, E. Mach, dans son « Analyse des sensations », considère que du point de vue scientifique (et non pas pratique) la question de la réalité du monde extérieur (existe-t-il en réalité ou est-ce une illusion, un rêve ?) est insoluble puisque « même le rêve le plus incongru est un fait qui ne vaut pas moins qu'un autre15 ». Cette « théorie de la connaissance » a acquis, à partir de Vaihinger16 un caractère démonstratif lorsqu'il érigea la fiction en principe et en « système » de connaissance. Cette épistémologie de somnambule avait été prévue, en son temps, par Calderón :
¿ Que es la vida? Un frenesí.
¿ Que es la vida? Una ilusión.
Una sombra, una ficción,
Y el mayor bien es pequeño,
Que toda la vida es sueño,
Y los sueños sueño son.
Qu'est-ce que la vie ? un délire,
Qu'est-ce que la vie ? une illusion,
Une ombre, une fiction,
Et le plus grand bien compte peu,
Et toute la vie est un songe,
Et les songes eux-mêmes sont des songes.17
La pratique est une percée active dans la réalité, un dépassement des limites du sujet, une pénétration au sein de l'objet, « l'humanisation » de la nature, son altération. La pratique est la réfutation de l'agnosticisme, le procès de transformation des « choses en soi » en « choses pour nous », la meilleure preuve de l'adéquation de la pensée et de sa vérité — comprise historiquement, comme procès. Car si le monde objectif est changé par la pratique et selon elle, ce qui inclut la théorie, cela signifie que la pratique vérifie la vérité de la théorie et cela signifie que nous connaissons dans une certaine mesure (et nous en venons à la connaître de plus en plus) la réalité objective, ses qualités, ses attributs, ses lois.
En conséquence, le fait technologique, comme le notait déjà Engels dans l'Anti-Dühring18 réfute l'agnosticisme kantien, cette « vanité » selon les mots de Hegel19. Si K. Pearson dans une « Grammaire de la science » modernise la célèbre caverne de Platon, en la remplaçant par un central téléphonique, il révèle par là-même sa propre conception du caractère contemplatif et passif de la connaissance. Le sujet réel — c'est-à-dire l'homme social et historique — n'a rien de semblable au téléphoniste de K. Pearson ni à l'observateur des ombres platoniciennes. Il ne ressemble pas davantage au sténographe qui invente les signes « commodes » en sténographie, en lequel désirent le transformer les mathématiciens et les physiciens (B. Russell, Wittgenstein, Frank, Schlick et d'autres). En effet il transforme activement le monde. Il a changé la face de toute la terre. Vivant et travaillant dans la biosphère20, l'homme social a radicalement remodelé la surface de la planète. Le paysage physique devient toujours davantage le lieu d'une branche de l'industrie ou de l'agriculture, un milieu matériel artificiel a rempli l'espace, nous nous trouvons en présence de gigantesques succès de la technique et des sciences de la nature. L'étendue des connaissances, avec le progrès de mécanismes de mesure exacts et de nouvelles méthodes de recherche, s'est considérablement élargie. On pèse déjà des planètes, on étudie leur composition chimique, on photographie des rayons invisibles, etc. On prévoit des changements objectifs dans le monde et l'on change le monde. Mais cela est impensable sans connaissance réelle. Le symbolisme pur, la sténographie, un système de signes, de fictions, ne peuvent être utilisés pour des changements objectifs, effectués par le sujet21.
La connaissance, considérée historiquement, est le reflet de plus en plus adéquat de la réalité objective. Le critère fondamental de la justesse de la connaissance est donc le critère de son adéquation, son degré de correspondance à la réalité objective. Le critère instrumental de la vérité n'est pas en contradiction avec ce critère, mais coïncide avec lui, à condition qu'il s'agisse d'une question d'instrument pour la pratique de l'homme social, transformant le monde objectif (la « revolutionäre Praxis » de Marx, la « umwälzende Praxis » d'Engels) et non pas celle de la pratique individuelle d'un quelconque philistin de brasserie. Par conséquent « le critère instrumental » du pragmatisme (Bergson, proche du pragmatisme, W. James et d'autres) doit être catégoriquement rejeté. James inclut la prière, « l'expérience » de l'extase religieuse, etc. dans la pratique ; doutant de l'existence du monde matériel, il ne doute pas du tout de l'existence de Dieu, comme, soit dit en passant, de nombreux autres adeptes d'une prétendue « pensée scientifique » (A. S. Eddington, R. A. Millikan, etc.)22. Le critère d'économie de la pensée ne peut en aucune façon servir de critère, puisque l'économie elle-même ne peut être établie que post factum : lorsqu'elle est prise isolément, comme seul principe de connaissance (en elle-même), cela signifie la liquidation a priori de la complexité de la pensée — c'est-à-dire son inexactitude délibérée. De cette façon, « l'économie » est transformée en son contraire absolu. « La pensée de l'homme est « économique » quand elle reflète exactement la réalité objective : la pratique, l'expérience, l'industrie fournissent alors le critère de son exactitude »23.
Nous voyons, en conséquence, que les théories capitalistes modernes de la connaissance, ou bien ne résolvent pas l'ensemble de la question de la pratique (Kantisme : cf. H. Cohen, Logique de la connaissance pure, 1902, p. 12 : « Nous commençons avec le penser. Le penser ne peut avoir d'origine en dehors de la sienne propre. »)24 ou traitent de la pratique au sens Pickwickien, l'arrachant au monde matériel ou aux « plus hautes » formes de connaissance (pragmatisme, conventionnalisme, fictionalisme, etc.). La seule position juste est celle du matérialisme dialectique qui rejette toutes les sortes d'idéalisme et d'agnosticisme et qui dépasse l'étroitesse du matérialisme mécaniste (son anhistoricisme, son aspect anti-dialectique, son incapacité à comprendre les problèmes qualitatifs. Son « objectivisme » contemplatif, etc.).
Le matérialisme dialectique, comme méthode de connaissance appliquée au développement social a créé la théorie du matérialisme historique. La conception usuelle du marxisme est celle d'une variante du matérialisme scientifique naturaliste, typique des encyclopédistes français du XVIIIe siècle ou de Büchner-Moleschott. C'est fondamentalement faux. Car le marxisme est entièrement élaboré sur l'idée de développement historique, étranger au rationalisme hypertrophié des encyclopédistes25. La question de la théorie en général doit être posée comme suit, selon ce qui vient d'être dit — du point de vue de la théorie sociale —, c'est-à-dire du point de vue de la sociologie et de l'histoire.
Actuellement, tous les savants plus ou moins avertis, et tous les chercheurs, reconnaissent que la théorie naît génétiquement de la pratique, et que tout secteur du savoir a, en fin de compte, des racines pratiques26. Du point de vue du développement social, la science ou la théorie est la continuation de la pratique mais — pour appliquer la célèbre formule de Clausewitz — « par d'autres moyens ». La fonction de la science, dans la somme totale du procès de reproduction de la vie sociale, est une fonction d'orientation dans le monde extérieur et dans la société, une fonction d'extension et d'approfondissement de la pratique accroissant son efficacité, une fonction de lutte particulière contre la nature, contre le caractère rudimentaire du développement social, contre les classes hostiles à l'ordre socio-économique donné. L'idée du caractère auto-suffisant de la science (« la science pour la science ») est naïve : elle confond les passions subjectives du savant professionnel qui travaille dans un système de profonde division du travail, dans les conditions d'une société divisée dans laquelle les fonctions sociales individuelles se cristallisent dans une diversité de types, de psychologies, de passions (comme le dit Schiller : « la science est une déesse, non pas une vache à lait ») avec le rôle social objectif de cette sorte d'activité comme activité d'une grande importance pratique.
La fétichisation de la science, comme d'autres phénomènes de la vie sociale, et la déification des catégories correspondantes est un réflexe idéologique de la part d'une société dans laquelle la division du travail a détruit la relation visible entre fonctions sociales, les séparant absolument dans la conscience de leurs agents en valeurs souveraines et absolues. Pourtant n'importe quel secteur scientifique — y compris le plus abstrait — a une importance vitale bien déterminée dans le cours du développement historique. Naturellement, il ne s'agit pas de l'importance pratique immédiate d'un quelconque principe particulier, par exemple dans le domaine de la théorie des nombres ou de la doctrine des quanta, ou dans la théorie des réflexes conditionnés. Il s'agit de systèmes pris dans leur totalité, d'activité appropriée, de chaînes de vérités scientifiques, représentant, en fin de compte, l'expression théorique du « combat contre la nature » et la lutte sociale. Les rapports actifs avec le monde extérieur, qui, au stade purement animal du développement humain, présupposent les organes de l'homme, comme variété d'hominis sapientis, sont remplacés par des rapports médiatisés avec l'aide de la « continuation de ses organes », c'est-à-dire avec les « organes productifs de l'homme social » (Marx), les instruments de travail, le système de technique sociale. D'abord ce système est véritablement la « continuation » des organes du corps humain27. Ensuite, il se complexifie et acquiert son propre dynamisme (par exemple : les mouvements circulaires des mécanismes modernes). Mais simultanément se développe, historiquement aussi, une orientation dans le monde extérieur, de nouveau avec l'aide d'instruments de connaissance artificiels, instruments de travail « spirituel », multipliant les sphères d'action des organes naturels du corps et les instruments d'orientation. Les microbalances, le niveau d'eau, les sismographes, le téléphone, les télescopes, le microscope, l'ultramicroscope, le chronoscope, le frottement de Michelson, les thermomètres électriques, les holomètres, l'élément photo-électrique d'Elster et Geitel, les galvanoscopes et les galvanomètres, les électromètres, l'appareil d'Ehrenhaft et Millikan, etc. Tous élargissent incommensurablement nos capacités sensitives naturelles, ouvrent de nouveaux univers, rendent possible l'avance victorieuse de la technique. C'est une ironie de l'histoire, aux dépens des agnostiques de plus en plus nombreux qui ne parviennent absolument pas à comprendre la valeur du savoir transmis28 et réduisent tout le procès de connaissance à la production de tautologies ; que précisément la nature électrique de la matière soit le « dernier mot » de la science puisque c'est justement le « sens électrique » qui nous manque. « Pourtant tout l'univers de l'électricité ne nous fut pas le moins du monde révélé par l'utilisation d'organes sensoriels artificiels29 ». Ainsi a été montré le caractère historiquement changeant aussi bien des « organes des sens » que de la prétendue « image du monde », vérifiée par la pratique gigantesque de l'humanité contemporaine dans son ensemble, « image du monde » bien plus adéquate à la réalité que toutes celles qui l'ont précédée et par là même très féconde pour la pratique.
Et ainsi l'homme est historiquement donné comme homme social (en opposition avec les Robinsons éclairés de Rousseau « fondant » la société et l'histoire comme un club d'échec et à l'aide d'un « contrat »). Cet homme social, c'est-à-dire la société humaine, afin de vivre, doit produire. Au commencement était le fait30 (contrastant avec la parole chrétienne « Au commencement était le verbe »). La production est le véritable point de départ du développement social31. Dans le procès de production prend place une « combinaison matérielle » (Marx) entre la société et la nature. Dans ce procès, actif de la part de l'homme social et historique, qui est un procès matériel, les hommes sont en rapports définis entre eux d'une part, et avec les moyens de travail d'autre part. Ces relations sont historiques, leur totalité constitue la structure économique de la société. C'est aussi une variable historique (en opposition avec les théories de la « société en général », « la société éternelle », « la société idéale », etc.). La structure économique de la société (le « mode de production ») inclut, par-dessus tout, les rapports entre les classes. Sur cette base s'élève la « superstructure » : organisations politiques et pouvoir de l'Etat, les normes morales, les théories scientifiques, l'art, la religion, la philosophie, etc. Le « mode de production » détermine aussi le « mode de représentation » : l'activité théorique est une « étape » de la reproduction de la vie sociale ; son matériau est fourni par l'expérience dont l'étendue dépend du degré de maîtrise des forces de la nature, qui est déterminé, en fin de compte, par le développement des forces productives, la productivité du travail social, le niveau de développement technique. Les tâches posées par la pratique produisent les stimuli ; les principes constituants, le « mode de représentation » au sens littéral, reflètent le « mode de production », la structure sociale de classe de la société et ses exigences complexes (notion de rang, d'autorité, de hiérarchie et de Dieu personnel dans la société féodale ; notion de destin impersonnel, de procès naturel, de Dieu impersonnel dans la société marchande capitaliste, etc.). Les conceptions dominantes sont celles de la classe dirigeante véritable propriétaire du mode de production considéré32.
Mais de même que le développement en histoire naturelle change les formes d'espèces biologiques, le développement historique de la société, avec sa base, le mouvement des forces productives, change les formes socio-historiques du travail, « les structures sociales », « le mode de production », avec lesquels change toute la structure idéologique, jusqu'aux, et y compris, « plus hautes formes » de la connaissance théorique et des illusions réflexives. Le mouvement des forces productives, la contradiction entre elles et les formes historiques de travail social sont, par conséquent, la cause du changement de ces formes, réalisé au travers de la lutte des classes (dans la mesure où l'on parle de société de classe), et de l'éclatement d'une structure sociale dépassée, transformée d'une « forme de développement » en « entraves au développement ». De cette façon la pratique du travail matériel est la force motrice fondamentale du procès pris globalement, la lutte des classes est la pratique révolutionnaire critique de la transformation sociale (la « critique par les armes » qui prend la place des « armes de la critique »), la pratique de la connaissance scientifique est la pratique du travail matériel continué dans des formes particulières (science de la nature), pratique de l'administration et de la lutte des classes (sciences sociales). Le « subjectivisme de classe » des formes de la connaissance n'exclut en aucune manière la portée objective de la connaissance : dans une certaine mesure, la connaissance du monde extérieur et des lois sociales est le bien de toutes les classes, mais les méthodes spécifiques de conception, dans leur progrès historique, conditionnent différemment le procès du développement de l'adéquation de la connaissance, et l'avance de l'histoire peut d'une « méthode de conception » faire une entrave à la connaissance elle-même. Cela se produit à la veille de la destruction du mode de production donné et de la classe qui le promeut.
C'est à partir de cet angle matérialiste historique que l'on doit aussi aborder la question exceptionnellement complexe des relations entre les sciences théoriques (« pures ») et les sciences appliquées. Ici se rencontrent un nombre considérable de solutions diverses : a) prendre comme critère la différence entre des séries théoriques causales (loi, « Naturgesetz ») et des séries normatives téléologiques, (règles, systèmes de règles, préceptes33) ; b) prendre comme critère la distinction selon les objets : la science « pure » étudie les milieux naturels donnés à l'homme, la science appliquée les milieux artificiels (les machines, la technique de transport, les appareils, les matières premières, etc.34) ; c) prendre comme critère le temps, (la science « pure » travaille sur longue période, anticipant sur les développements, la science appliquée sert « les besoins du moment35 ») ; d) enfin, prendre comme critère le degré de généralité (« abstraction ») de la science considérée.
Sur ce point il est nécessaire de noter a) au sujet du premier critère : les « sciences » qui sont situées au bas du classement selon la téléologie ne sont pas des sciences mais des arts (Künste). Toutefois tout système normatif (nous ne pensons pas ici à l'éthique ou à ce qui est similaire) dépend d'un système de lois objectives qui sont ou bien entendues implicitement ou bien directement énoncées comme telles. D'autre part, les sciences au sens particulier du terme « sciences pures » ne sont pas « pures » puisque le choix d'un objet est déterminé par des visées qui sont pratiques en fin de compte — et ceci, à son tour, peut et doit être envisagé à partir du point de vue de la loi causale du développement social36.
b) A propos du second critère : la technologie, par exemple, peut être exposée comme une étude « pure », c'est-à-dire théoriquement, sans normes, sans règles de constructions ; toutefois on trouve d'habitude, dans son énoncé, un élément idéologique et normatif. La même chose doit être dite, par exemple, de la résistance des matériaux, la science des denrées principales et ainsi de suite. Ce n'est pas accidentel car ici l'objet lui-même (« le milieu artificiel ») est la pratique matérielle.
c) A propos du troisième critère : une tâche profondément pratique peut être aussi prolongée (par exemple, le problème de l'aéronautique, tel qu'il existe depuis des siècles ou — actuellement — , la transmission à distance de l'énergie), tâche qui a toujours son équivalent « purement théorique ».
d) A propos du quatrième critère : une science très concrète peut aussi être « purement théorique » puisque le savoir a éclaté en un grand nombre de petits ruisseaux et s'est spécialisé à l'extrême. Il ne viendrait à l'idée de personne de classifier, par exemple, la théorie japhétique du langage parmi les sciences appliquées, bien qu'elle soit liée aussi, bien entendu, à un grand nombre de tâches pratiques parmi les plus importantes. (Il convient de noter aussi, ici, la relativité des concepts de concret et d'abstrait).
Ainsi donc, en apparence, toutes les définitions sont défectueuses. La définition la plus précise est la division selon les caractéristiques des séries causales et téléologiques. Toutefois ici encore on voit des défauts évidents à partir du point de vue des rapports réels. Mais tous ces défauts de définition logique révèlent la dialectique objective de la réalité ; les contradictions naissent ici parce que simultanément existent une contradiction objective entre la théorie et la pratique et leur unité. Il y a leur différence comme pôles opposés de la vie humaine et en même temps leur interpénétration. Il y a leur existence séparée en tant que fonctions, branches du travail socialement divisé, mais aussi leur existence conjointe en tant qu'étapes dans l'ensemble articulé de la « production de la vie sociale ». Sous la couverture de la difficulté à trouver la démarcation exacte entre les sciences théoriques et les sciences appliquées perce la dialectique du rapport entre théorie et pratique, le passage de l'une dans l'autre : ce qui ne s'ajuste pas — et ne peut s'ajuster — au cadre des définitions pédantes, académiques, ni à celles de la logique scolaire. En réalité on a toute une chaîne de diverses sciences théoriques, reliées par des connexions internes (« la classification des sciences, dont chacune analyse une forme singulière du mouvement ou une série de formes de mouvement connexes et passant de l'une à l'autre, est, par suite, classification de ces formes du mouvement elles-mêmes, disposition selon la succession qui leur est inhérente, et c'est en cela que réside son importance37 »). Ces sciences sont nées de la pratique qui la première instaure des tâches « techniques », ces dernières nécessitent à leur tour la solution de problèmes théoriques, problèmes du premier, second ordre, etc., une logique (relative) spéciale du mouvement étant alors élaborée. La pratique de cette façon grandit dans la théorie : la règle d'action recherchée est transformée en recherche de la loi des rapports objectifs ; surgissent alors d'innombrables nœuds et entrelacs de problèmes avec leur solution ; ceux-ci, à leur tour, fécondent quelques fois un certain nombre de secteurs scientifiques hiérarchiquement inférieurs et par le biais de la technologie pénètrent la technique — en conséquence, la pratique directe du travail matériel, transformant le monde. Là, la loi est transformée en règle d'action, la décision consciente est vérifiée par cette action, l'orientation dans les milieux devient l'altération de ces milieux, l'intellect est absorbé dans la volonté, la théorie encore une fois retourne à la forme de la pratique. Mais cette métamorphose n'a en aucune manière comme résultat final une simple répétition du cycle antérieur de la pratique puisque la pratique devient la pratique sur une base plus puissante et qualitativement autre.
Le problème des sciences « pures » et « appliquées » reflétant et exprimant le problème de la théorie et de la pratique n'est pas seulement un problème purement logique. Il est lui-même un problème d'histoire et un problème de pratique historique transformatrice. L'acuité du problème jusque dans les plus profonds recoins de l'ordre capitaliste et le simple fait de poser le problème lui-même sont l'expression théorique de la séparation réelle établie en termes de profession et de classe et de la rupture entre la théorie et la pratique — rupture, naturellement, relative et non pas absolue. Cette rupture, en conséquence, est un phénomène historique : elle est liée à une formation économique historique définie, avec un mode de production historiquement transitoire, défini, caractérisé par la séparation du travail en travail intellectuel et travail manuel et par la polarisation des classes. Il est donc légitime de dire que les formations socio-économiques (« mode de production », « structures économiques ») diffèrent les unes des autres par le caractère particulier des rapports entre théorie et pratique. Et en fait, dans l'Etat théocratique de l'ancienne Egypte se trouvaient des éléments d'une économie naturelle, planifiée, centralisée, le savoir (la théorie) était plus étroitement relié à la pratique puisqu'il était opportunément orienté vers la pratique. Mais cette relation était de nature particulière. Le savoir était inaccessible à la masse des travailleurs, leur pratique leur était aveugle et le savoir était entouré d'une auréole de mystère imposant. En ce sens il y avait une profonde rupture entre la théorie et la pratique. Si l'on prend comme élément de comparaison l'époque du capitalisme industriel, l'époque de l'épanouissement de « l'homme économique », de l'individualisme sans limite, du « laissez-faire », nous trouvons un tableau différent. A l'échelle de la société, personne ne met en évidence, sous une forme organisée, les problèmes de la connaissance ou ceux de l'application du savoir acquis. La division du travail crée un groupe de savants et d'idéologues, lié à la classe dirigeante, qui à son tour est mis en pièce par la compétition. La liaison entre la théorie et la pratique est dans une très grande mesure élaborée « individuellement ». Mais la division du travail manuel et intellectuel ne disparaît pas. Elle acquiert une expression différente — un certain degré de « démocratisation du savoir » nécessaire du point de vue technique : la formation d'une grande couche d'intelligentsia technique et autre ; la spécialisation des sciences ; la création de généralisations théoriques élevées, éloignées de la conscience de la masse des travailleurs pratiques (les salariés). C'est un autre type de liaison38. La conséquence inévitable de ceci est le fétichisme abstrait et impersonnel de la science (la science pour la science), la disparition de la conscience sociale de la science, etc. Le capitalisme moderne reproduit cette anarchie sur la base nouvelle et plus puissante de complexes industriels réunis en trusts et des organisations scientifiques correspondantes. Mais ils ne peuvent ni parvenir à une synthèse scientifique ni atteindre le fond véritable de la science, ni réaliser son organisation et sa fusion avec la pratique. Ces problèmes qui sont cruellement ressentis conduisent déjà au-delà des limites du capitalisme.
Il découle de tout ce qui précède que la question de la théorie et de la pratique est à la fois une question théorique et une question pratique : qu'aussi bien la théorie que la pratique, et les formes de combinaison de la théorie et de la pratique, sont liées à un ordre de société historique défini, à son développement, à son « mouvement ». Il ne fait donc aucun doute que le cours d'une vie sociale particulièrement orageuse (une révolution) et un nouvel ordre social (le socialisme im Werden) sont d'un intérêt exceptionnel du point de vue du problème qui nous intéresse.
Tout savoir est mis à l'épreuve en pratique par l'expérience. La même chose doit être dite du savoir systématisé, de la théorie, de la tendance à la théorisation, des « doctrines ». Il est pertinent de rappeler ici tout d'abord que le marxisme soumis au contrôle de l'histoire a été vérifié dans les domaines les plus divers. Le marxisme a prédit la guerre, le marxisme a prédit la révolution et tous les aspects de l'époque que nous vivons, le marxisme a prédit la dictature du prolétariat et l'ascension de l'ordre socialiste ; déjà auparavant la théorie de la concentration et de la généralisation du capital s'était brillamment vérifiée, etc. La révolution s'est montrée la grande destructrice des fétiches, mettant à nu les interdépendances et les liens fondamentaux de la société dans leur portée réelle. L'Etat apparaît pour la science bourgeoise tantôt comme un organisme distinct (au point même de déterminer son sexe), tantôt comme une vision de l'imagination, tantôt comme l'expression de « l'Esprit Absolu », tantôt comme l'organisation universelle de la volonté populaire. La Révolution a détruit un Etat et en a reconstruit un autre : elle a pratiquement investi cette sphère de la réalité et a établi les composantes de l'Etat, ses fonctions, ses agents, ses annexes matériels, sa signification de classe et son importance du point de vue de l'économie. La révolution a complètement confirmé l'enseignement théorique de Marx à propos de l'Etat. La même chose s'est produite en ce qui concerne la légalité, y compris la « loi » elle-même, le fétichisme juridique s'est désintégré. La morale, qui trouvait sa « justification théorique » dans l'impératif catégorique de Kant, et qui avait atteint son plus haut degré de déification s'est révélée n'être qu'un système de normes historiques relatives ayant une origine entièrement terrestre, entièrement sociale, et entièrement historique. La religion qui est révérée comme le produit le plus élevé de la pensée humaine s'est trouvée être un reste d'une société de seigneurs et d'esclaves, une construction sur le modèle d'une société dualiste, sur le modèle d'une échelle hiérarchique de domination et d'exploitation. Pour ces raisons mêmes elle commença à s'éteindre.
Mais la révolution dans les catégories de la réflexion, qui fut l'inévitable résultat de la révolution matérielle n'est pas encore achevée. Nous en voyons clairement la première phase. Il est nécessaire de s'arrêter ici sur quelques problèmes relatifs à ce sujet, problèmes liés à la question de la théorie et de la pratique.
L'ordre économique du capitalisme est un système de développement rudimentaire inorganisé, et, pris globalement, une forme de vie économique irrationnelle (« anarchie de la production », concurrence, crises, etc.). L'ordre économique du socialisme est un système économique organisé, planifié, hostile à l'exploiteur, dans lequel disparaît petit à petit la division entre ville et campagne, travail intellectuel et manuel. De cela découlent d'importantes conséquences. D'abord il est nécessaire de noter les changements dans les caractéristiques de la loi sociale. Les lois du capitalisme sont des lois rudimentaires qui se manifestent sans tenir compte de la volonté de l'homme (et quelques fois en s'y opposant) : des exemples typiques en sont les lois qui régissent le cycle industriel, les crises, etc. Ces lois se montrent sous la forme d'une loi contraignante « comme la loi de la gravité quand une maison s'écroule sur votre tête39 ».
Par rapport aux actions des individus, ces lois sont irrationnelles, même si tous devaient agir selon les règles d'un calcul rationnel. L'irrationalité du cours de la vie est la conséquence de l'aspect anarchique de la structure capitaliste. Les lois dans une société socialiste organisée sont d'un autre type. Elles perdent (si nous parlons d'un procès, elles commencent à perdre) leur caractère élémentaire ; le futur s'étale devant nous sous forme de plan, avec un but : l'enchaînement des causes réalisé au travers de la téléologie de la société ; les lois ne se manifestent pas post factum, elles ne sont pas imprévues, incompréhensibles, aveugles ; elles se manifestent comme une nécessité comprise (« la liberté est une nécessité comprise ») réalisées par l'organisation de l'action à l'échelle de la société. En conséquence, il existe un type différent de lois, des rapports différents entre l'individu et la société, entre les séries causales et téléologiques. Dans une société capitaliste, la préconnaissance théorique du cours général des événements ne fournit pas l'instrument qui permet le contrôle direct de ce cours (et il n'y a pas de sujet pour mener à bien une telle tâche : la société elle-même est sans sujet, aveugle, inorganisée). Dans une société socialiste, la préconnaissance théorique de la nécessité peut devenir une norme d'action à l'échelle de toute une société, c'est-à-dire à l'échelle du « tout ». De ce fait la possibilité est offerte de la fusion entre la théorie et la pratique, la gigantesque synthèse sociale de celles-ci se réalise historiquement, de manière progressive, à proportion de l'élimination de la rupture entre travail manuel et intellectuel.
Dans la vie économique du capitalisme la nécessité sociale élémentaire d'équilibres définis entre les secteurs de production est accomplie au moyen de la fluctuation rudimentaire des prix, dans laquelle la loi de la valeur s'affirme elle-même comme le régulateur élémentaire de la vie socio-productive. Dans la vie économique socialiste la distribution des ressources (moyens de production et force de travail) prend place comme élément constructif du plan. Mais le plan ne tombe pas du ciel. Il est lui-même l'expression de la « nécessité comprise ». En conséquence, ici a) les tâches de connaissance se développent considérablement ; b) cette connaissance doit embrasser une formidable quantité de problèmes et se manifester dans l'activité de tous les secteurs scientifiques ; c) cette connaissance doit devenir synthétique, car un plan est une synthèse et une plan élaboré scientifiquement ne peut que reposer sur une synthèse ; d) cette connaissance est directement liée à la pratique, elle la sert, elle s'y investit car le plan est actif, il est à la fois le produit d'une pensée scientifique mettant à nu les lois causales et un réseau de projets, un instrument d'action, le régulateur direct de la pratique et l'une de ses composantes. Mais le plan de la construction socialiste n'est pas seulement un plan économique : processus de la rationalisation de la vie, commençant avec la suppression de l'irrationalité de la sphère économique, en évacuant victorieusement ses dispositions, les unes après les autres : le principe de la planification conquiert les sphères des « productions mentales », la sphère de la science, la sphère de la théorie. Se pose dès lors un nouveau problème beaucoup plus complexe : le problème de la rationalisation non seulement de la base économique matérielle de la société, mais aussi de relations entre la sphère du travail matériel et du « travail spirituel » et des relations au sein de cette dernière — l'expression la plus frappante de cela est la question de la planification de la science40.
Dans la vie idéologique du capitalisme une certaine nécessité sociale d'équilibres définis (beaucoup moins définis que dans le domaine économique !) entre les différents secteurs du travail idéologique est réglée dans une mesure extrêmement faible par l'Etat (la seule sphère qui soit complètement réglée est la production et la diffusion des idées religieuses au moyen de l'organisation de l'Eglise d'Etat). Les lois du développement sont, là aussi, rudimentaires. Les principes de base, que la théorie du matérialisme historique exprime, ne peuvent pas servir de modèles d'action pour les classes dirigeantes, à l'échelle de la société, pour la même raison qu'un « plan » capitaliste est irréalisable : un plan est en contradiction avec la structure même du capitalisme, avec les traits dominants de sa structure et de son développement. Ici aussi, la construction du socialisme pose l'ensemble du problème d'une façon nouvelle. Les lois rudimentaires de l'interdépendance entre l'économie et l'idéologie, entre la pratique économique collective et les secteurs multiformes du travail théorique, font place, dans une très large mesure, au principe de la planification. En même temps toutes les propositions fondamentales de la théorie du matérialisme historique sont confirmées, chacun peut toucher du doigt, pour ainsi dire, combien les exigences d'une croissance intensive et rapide en URSS prescrivent impérativement la solution de nombre de problèmes techniques, combien la solution de ces problèmes, à son tour, exige que l'on pose les plus grands problèmes théoriques, y compris les problèmes généraux de la physique et de la chimie. On peut toucher du doigt combien le développement de l'agriculture socialiste fait progresser le développement de la génétique, de la biologie en général, etc. On peut observer combien le besoin exceptionnellement impérieux de l'étude de la richesse naturelle de l'Union élargit le champ de la recherche, fait progresser la géologie, la géochimie, etc. Dès lors, toute la pauvreté de l'idée selon laquelle l'utilité de la science signifie sa dégradation, le rétrécissement de son champ, etc. devient lumineuse et évidente. Une grande pratique requiert une grande théorie. L'élaboration de la science en URSS s'oriente vers la construction consciente de superstructures scientifiques : le plan des travaux scientifiques est déterminé en première instance par le plan technique et économique, les perspectives du développement économique et technique. Mais cela signifie que nous arrivons, de ce fait, non seulement à une synthèse de la science, mais aussi à une synthèse sociale de la science et de la pratique. Cette relative absence de liaison entre la théorie et la pratique, caractéristique du capitalisme, est en voie d'élimination. Le fétichisme de la science est en voie d'abolition. La science est en train d'atteindre le sommet de la connaissance de son rôle social.
Mais l'unification socialiste de la théorie et de la pratique est leur unification la plus radicale, car détruisant progressivement la division entre travail manuel et intellectuel ; en étendant la prétendue « éducation très élevée » à l'ensemble des masses laborieuses, le socialisme réunit la théorie et la pratique dans la tête de millions de gens. Par conséquent, la synthèse de la théorie et la pratique signifie ici un accroissement tout à fait exceptionnel de l'efficacité du travail scientifique et de l'efficacité de l'économie socialiste dans son ensemble. L'unification de la théorie et de la pratique, de la science et du travail permet l'entrée des masses dans l'arène du travail culturel créateur et signifie la transformation du prolétariat d'objet culturel en sujet organisateur et créateur. Cette révolution dans les bases mêmes de la culture s'accompagne d'une révolution dans les méthodes de la science : la synthèse présuppose l'unité de la méthode scientifique ; et cette méthode est le matérialisme dialectique, représentant objectivement l'accomplissement le plus élevé de la pensée humaine. Corrélativement s'élabore l'organisation du travail scientifique : en même temps que l'économie planifiée concentrée, se développe l'organisation des institutions scientifiques qui se transforment progressivement en une large association de travailleurs41.
De la sorte, se développe une nouvelle société, croissant rapidement, dépassant rapidement les antagonismes capitalistes, découvrant de plus en plus les possibilités cachées de sa structure interne. Du point de vue de l'histoire du monde, l'humanité toute entière, tout l'orbis terrarum, s'est scindée en deux mondes, en deux systèmes historico-culturels et économiques. Une grande antithèse historique mondiale s'est dressée : sous nos yeux mêmes prend place la polarisation des systèmes économiques, la polarisation des classes, la polarisation des méthodes d'association de la pratique et de la théorie, la polarisation des « modes de représentation », la polarisation des cultures. La crise de la conscience bourgeoise s'approfondit et trace des sillons : sur tous le front de la science et de la philosophie on trouve des failles immenses qui ont été bien exprimées (du point de vue de leur orientation fondamentale) par O. Spann : le point principal est une guerre de destruction à l'encontre du matérialisme. C'est la grande tâche de la culture42, selon l'opinion du belliqueux professeur qui proteste contre la connaissance sans Dieu et sans vertu (Wissen ohne Gott und Wissen ohne Tugend). Dans l'idéologie économique, sous l'influence de la crise du système capitaliste on a commencé à prêcher ouvertement le retour « à la houe et à la pioche », méthodes de production antérieures à la machine. Dans le domaine de la « culture spirituelle », le retour de la religion, la substitution de l'intuition, du « sentiment intérieur », de la « contemplation du tout » à la connaissance rationnelle. L'abandon des formes individualistes de conscience est manifeste. Cela est général : voir l'idée du « tout », de « totalité » (« das Ganze », « Ganzeit ») en philosophie, en biologie (Driesch et les Vitalistes), en physique, en psychologie (Gestaltpsychologie) en géographie économique (les complexes territoriaux), en zoologie et en botanique (doctrine des « sociétés » hétérogènes de plantes et d'animaux), en économie (effondrement de l'école de « l'utilité marginale », les théories « sociales », « l'universalisme » de Spann) et ainsi de suit, et ainsi de suite. Mais cette orientation vers le « tout » prend appui sur la rupture complète du tout et de ses parties, sur une compréhension idéaliste du « tout », sur des méthodes de « connaissance » suprasensibles. Il n'est donc pas surprenant que de n'importe quelle hypothèse scientifique on tire des conclusions quasi-philosophiques (essentiellement religieuses) et que l'aile la plus radicale et la plus conséquente de ce courant avance ouvertement le mot d'ordre de nouveau Moyen Age43.
En opposition complète avec ce développement compréhensible, le jeune socialisme s'élève — son principe économique : le maximum de puissance économique technique, la planification, le développement de toutes les capacités et de toutes les exigences humaines ; la recherche historique et culturelle déterminée par la perspective marxiste ; contre les métaphysiques religieuses, le matérialisme dialectique en progrès ; contre la contemplation intuitive en déclin, l'activité pratique de connaissance ; contre l'envol vers des cieux méta-empiriques inexistants, la maîtrise sociologique de toutes les idéologies ; contre l'idéologie du pessimisme, du désespoir, du destin, du fatum, l'optimisme révolutionnaire qui bouleverse le monde entier ; contre la séparation complète de la théorie et de la pratique, leur plus profonde synthèse, contre la cristallisation d'une élite, l'unité de millions de personnes. Ce n'est pas seulement un nouveau système économique qui est né. Une nouvelle culture est née. Un nouveau mode de vie est né. C'est la plus grande antithèse de l'histoire humaine, qui théoriquement comme pratiquement sera surmontée par les forces de prolétariat — dernière classe aspirant au pouvoir, pour, en fin de compte, en finir avec tout pouvoir quel qu'il soit.
Notes
1 Cf. Ernst Mach, Analyse der Empfindungen et son Erkenntnis und Irrtum ; K. Pearson, The Grammar of Science, London, 1900 ; H. Bergson, L'évolution créatrice, Paris, F. Alcan, 1907 ; W. James, Pragmatism, New York, 1908, et The Varieties of religious Experience, London, 1909 ; H. Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob, Berlin, 1911 ; H. Poincaré, La science et l'hypothèse, Paris, E. Flammarion, 1908. Dans le même ordre d'idée se situe la Logistics de B. Russell. Les écrits les plus récents sur ce sujet comprennent l'œuvre de Ph. Franck, M. Schlick, R. Carnap, et al. Même le quasi matérialiste Study s'appuie sur le principe cité : cf. Die realistiche Weltansicht und die Lehre vom Raume, 1er vol, Das Problem der Aussenwelt, 2e édition non remaniée, Vieweg & Sohn, 1923.
2 George Berkeley, Treatise concerning the Principles of human Knowledge, vol. I de ses Œuvres, ed. Frazer, Oxford, 1871.
3 Moritz Schlick, Die Wende der Philosophie, in Erkenntnis (vol. I, 1) : «Ich bin nämlich überzeugt, dass wir sächlich berechtigt sind, den unfruchtbaren Streit der Systeme als beendigt ( ! N. B.) anzusehen» (« Je suis à vrai dire convaincu que nous sommes pleinement autorisés à considérer la querelle stérile des systèmes comme terminée ( ! N.B.). »
4 R. Avenarius, Kritik der reinen Erfahrung, t. I, Leipzig, 1888, pp. 7-8.
5 [Traduit de l'allemand par la MIA. Pour une autre traduction, cf. Notes critiques sur le traité d'économie politique d'Adolph Wagner (1880), in Marx, Œuvres, Economie II, Bibliothèque de la pléiade, p. 1538 (le passage cité de ces notes semble être omis dans les extraits donnés en annexe du troisième tome du livre I du Capital des Editions Sociales) — NDE.] Boukharine cite le vol. V des Marx Engels Archiv, Moscou, 1930, pp. 387-388 et signale que c'est Marx qui souligne.
6 Voir G. V. F. Hegel, Propédeutique philosophique, sections 8 et 9. « La capacité théorique commence avec un présentement existant, donné, extérieur et le transforme en une conception. La capacité pratique, à l'inverse, commence avec une définition intérieure. Cette dernière est appelée décision, résolution, direction. Elle transforme l'intérieur en réel extérieur, lui donne une existence présente. Cette transition d'une définition intérieure à l'extériorité est appelée activité ». « L'activité est en général une union de l'intérieur et de l'extérieur. La définition intérieure avec laquelle elle commence doit, suivant sa forme, c'est-à-dire pour être purement intérieure, être abolie (aufgehoben) et devenir extérieure. (…) Inversement, l'activité est aussi une abolition de l'extérieur, tel qu'il est directement donné. (…) La forme (Gestalt) de l'extérieur est rendue autre. »
7 Francis Bacon, Œuvres philosophiques, ed. J. M. Robertson, London, 1905, « la science et la puissance humaine coïncident en une seule chose, car l'ignorance de la cause en écarte l'effet. On ne soumet la nature qu'en lui obéissant ; et ceci qui a valeur de cause en contemplation, a valeur de règle en opération ». Franc. Baconis de Verulamio : Novum organum Scientiarum. Apud Adrianum Wijngaerum et Franciscum Moiardum, 1645, p. 31, « Scientia et Potentia Humana in idem coincidunt, quia ignoratio causae destituit effectum. Natura enim non nisi parendo vincitur ; et quod in contemplatione instar causae est, id in Operatione instar Regulae est ».
8 Cf. Marx, Feuerbach (conception matérialiste contre conception idéaliste) in Marx-Engels Archiv, vol. 1, p. 221. « La division du travail ne devient effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère une division du travail matériel et intellectuel. A partir de ce moment, la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. A partir de ce moment, la conscience est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie “pure”, théologie, philosophie, morale, etc. ». [ Dans les éditions françaises, voir dans la première partie de L'idéologie allemande, cf. Marx, Œuvres, La pléiade, t. III, p. 1062, ou ES, p. 60. — NDE]
9 « L'idée comme connaissance, qui apparaît sous la double forme de l'idée théorique et de l'idée pratique » (« Die Idee als Erkennen, welches in der gedoppelten Gestalt der theorischen und der praktischen Idee erscheint »), Hegel, Science de la logique, 391 (VI, sec. 215).
10 Cf. Lenin Sbornik, vol. IX, p. 270. [Lénine, Résumé de la Science de la logique de Hegel, Œuvres, t. 33, p. 208 — NDE ].
11 [En français dans le texte — NDT]
12 [Ces citations sont en allemand dans le texte — NDT]
13 Boukharine traduit ici l'expression forgée par Marx « Vorstellungsweise » que nous avons traduit, selon l'usage, par « mode de représentation » (cf. Boukharine, La théorie du matérialisme historique, notamment p. 247 et aussi p. 347 : « En tant que théoricien, j'ai jugé devoir mettre au premier plan la thèse de Marx sur le « mode de représentation », thèse que tout le monde a oubliée »). Le présent texte, jusque dans ce choix de vocabulaire, témoigne de l'attention de Boukharine à la théorie des superstructures et ce dans une perspective nettement non réductionniste, puisqu'il distingue clairement à l'intérieur de la superstructure théorie et idéologie, spécifiant la production théorique dans le « mode de représentation » (cf. infra, pp. 8) — NDT
14 Boltzmann, Populäre Schiften, 1905.
15 Ernst Mach, Analyse der Empfindungen.
16 « Que la matière soit une telle fiction, c'est de nos jours une conviction universelle pour les gens qui pensent » R. Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob. System der theoretischen, praktischen und religiösen Fiktionen der Menschheit auf Grund eines idealistischen Positivismus, Berlin 1911, p.91.
17 Calderón, La vie est un songe, 2e journée, scène XVIII.
18 F. Engels, M. E. Dühring bouleverse la science, [Editions Sociales, Paris, 1963 — NDE]
19 « Ne pas savoir le vrai et connaître seulement l'apparaître de ce qui est temporel et contingent, seulement ce qui est vain, c'est cette vanité qui s'est étalée et s'étale encore à notre époque et qui a le verbe haut. » Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, 1re partie, allocution de Hegel à ses auditeurs pour l'ouverture de ses cours à Berlin, le 22 octobre 1818 [traduit pp. 145 et sq. de l'édition Vrin de l'Encyclopédie - NDT].
20 Cf. V. Vernadsky, membre de l'Académie des Sciences, Biosfera, Leningrad, 1926.
21 Caractéristique des mathématiciens et des physiciens modernes est l'opinion suivante de Ph. Frank : « Nous voyons que dans tous ces types de problèmes, il ne s'agit aucunement de produire une « adéquation entre la pensée et l'objet », comme le dit la philosophie scolastique, mais de s'en tenir seulement à l'invention d'une méthode propre à apporter de l'ordre dans notre expérience, avec l'aide d'un système de signes adroit et recherché, et par là de faciliter notre maîtrise de celle-ci. » (Ph. Frank, La portée des théories physiques contemporaines pour la doctrine générale du savoir, in Erkenntnis, I.)
22 « Dieu est réel puisqu'il produit des effets réels » (517). « Je crois que la façon pragmatique de prendre la religion est la façon la plus profonde… Ce que sont les faits divins les plus caractérisés, hormis le réel influx d'énergie dans les états de foi et de prière, je ne le sais pas… mais la profonde conviction sur laquelle je suis prêt à fonder mon aventure personnelle est qu'ils existent » (519). William James, The varieties of religious experience, London, 1909. Cf. aussi Pragmatism, p. 76. Study (loc. cit, 65, note) observe justement : « Il (Vaihinger, N. B.) condamne le pragmatisme [en tant que] meretrix theologorum. J'avais appelé le pragmatisme « la philosophie de l'estomac et du corps de l'homme utilitariste et banal » ».
23 V. I. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, Œuvres, t. XIV, Editions de Moscou, p. 175.
24En allemand dans le texte : « Wir fangen mit dem Denken an. Das Denken darf keinen Ursprung haben ausserhalb seiner selbst ».
25 Il est symptomatique qu'en dépit de cela les nombreuses « réfutations » du marxisme commencent systématiquement par l'idée du caractère mécaniste du matérialisme dialectique et de son côté sociologique (théorie du matérialisme historique). Cf. N. N. Alexeyev, Les sciences sociales et [les sciences] naturelles dans les relations historiques mutuelles de leurs méthodes, 1ière partie : La théorie mécanique de la société, le matérialisme historique, Moscou, 1912. D'autres tentatives d'une critique plus profonde sont fondées sur une faible connaissance du sujet, quoiqu'elles soient innombrables.
26 Sur les mathématiques chez les Babyloniens, les Egyptiens, les Grecs, les Romains, les Chinois, les Indiens, etc. voir M. Kantor, Vorlesungen über die Geschischte der Mathematik, Leipzig, Trubner, 1903, vol. I, 3e édition. Voir aussi F. Moore, History of Chemistry ; Otto Wiener, Physics and the Developpement of Culture ; R. Eisler, Geschischte der Wissenschaften ; A. Bordeaux, Histoire des sciences physiques, chimiques et géologiques au XIXe siècle, Paris et Liège, 1920. « Nécessité d'étudier le développement successif des branches singulières de la science de la nature. — D'abord l'astronomie, qui était absolument nécessaire, ne fût-ce qu'en raison des saisons, pour les peuples pasteurs et agriculteurs. L'astronomie ne peut se développer qu'avec l'aide de la mathématique. En conséquence, il fallait aussi s'attaquer à cette dernière. — Ensuite, à un certain stade de développement de l'agriculture et dans certaines régions (élévation de l'eau aux fins d'irrigation en Egypte), mais surtout aussi avec la naissance des villes, la construction des grands édifices et avec le développement de l'industrie, la mécanique se développe également. Elle devient bientôt une nécessité pour la navigation et la guerre. […] Ainsi dès le début, la naissance et le développement des sciences sont conditionnés par la production. » F. Engels, Dialectique de la nature, [Notes et fragments], [Eléments d'histoire de la science], E. S., Paris, 1968, p. 185.
27 Cf. Marx, Le Capital, livre I, E. S., t. 1, p. 182 : « Il [le travailleur] convertit ainsi des choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu'il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa nature naturelle ». Cf. aussi Ernst Kapp, Grundlinien einer Philosophie der Technik, Brunswick, 1877, pp. 42 et suivantes.
28 « … Nous voyons bien plutôt que seule l'observation nous procure une connaissance des faits qui constituent le monde, tandis que tout acte de penser n'est que transformation tautologique. » (Hans Hahn, La signification de la conception scientifique du monde, en particulier en ce qui concerne les mathématiques et la physique, in Erkenntnis, I, n°2-4, 1930). Le groupe des empiriocriticistes ne parvient pas à comprendre que le produit de l'activité perceptive est qualitativement différent de la « matière première » des sens, de la même manière que la locomotive achevée est qualitativement différente de ses parties métalliques, qui pourtant la « constituent ».
29 O. Wiener, op. cit., p. 41.
30 Citation du Faust de Goethe, en allemand dans le texte : « Am Anfang war die Tat » (N. d. T.)
31 Ce n'est pas non plus un secret pour quelques physiciens modernes. « Les conditions d'existence physiques sont plus fondamentales que les [conditions] esthétiques, morales ou intellectuelles. Un enfant doit être nourri avant d'être instruit. Un certain niveau de vie supérieur à celui des animaux est une condition préliminaire au développement de toutes les qualités particulières aux être humains. » Frederic Soddy, Science and Life, London, J. Murray, 1920, p. 3.
32
Un philosophe allemand à la mode, autor du « Socialistme
chrétien-prophétique », Max Scheler, qui mène une lute farouche contre
le marxisme, emprunte à ce dernier un certain nombre de principes
fondamentaux, ce qui produit une insupportable cacophonie de motifs.
Pour illustrer l'influence du marxisme sur ce philosophe catholique,
nous citons le passage suivant de son grand œuvre : Die
Wissensformen und die Gesellschaft (« Les formes de savoir et la
société », Leipzig, 1926), pp. 204-205 :
« Il n'est donc pas faux que même des formes très formelles de la pensée
et de l'évaluation sont différenciées suivant les classes — certes
seulement dans les lois du grand nombre des cas, puisque chacun peut en
principe surmonter les limites de sa situation de classe. Parmi les
formes de pensée déterminées par la position de classe je compte par
exemple les suivantes :
1. Le prospectivisme de la valeur de la conscience du
temps – basse classe ; Rétrospectivisme de la valeur — haute classe. 2.
Observation du devenir — basse classe ; Observation de l'être — haute
classe. 3. Observation mécanique du monde — basse classe ; Observation
téléologique du monde — haute classe. 4. Réalisme (le monde avant tout
comme « résistance ») — basse classe ; idéalisme — haute classe (le
monde avant tout comme « royaume des idées »). 5. Matérialisme — basse
classe ; Spiritualisme — haute classe. 6. Induction, empirisme — basse
classe ; Connaissance a priori, rationalisme — classe haute. 7.
Pragmatisme — basse classe ; Intellectualisme — haute classe. 8.
Optimisme envers l'avenir et rétrospection pessimiste — basse classe. ;
Pessimisme envers l'avenir et rétrospection optimiste, « le bon vieux
temps » — haute classe. 9. Façon de penser cherchant les contradictions
ou pensée « dialectique » — basse classe ; Façon de penser cherchant
l'identité — haute classe. 10. Pensée de la théorie du milieu — basse
classe ; Pensée nativiste — haute classe »
(en allemand dans le texte :
"So ist es nicht unrichtig, dass selbst sehr formale Arten des Denkens
und der Wertnehmung klassenmassig verschieden geartet sind — freilich
nur in Gesetzen der grossen Zahl der Fille, da ja jeder die Bindung
seiner Klassenlage prinzipiell überwinden kann. Zu solchen klassenmissig
bestimmten formalen Denkarten rechne ich beispielweige folgende:
1. Wert-prospektivismus des Zeitbewussteins-Unterklasse; Wertretrospektivismus-Oberklasse. 2. Werdensbetrachtung-Unterklasse: Seinsbetrachtung-Oberklasse. 3. Mechanische Weltbetrachtung-Unterklasse; teleologische Weltbetrachtung-Oberklasse. 4. Realismus (Welt vorwiegend als 'Widerstand')-Unterklasse: Idealismus-Oberklasse (Welt vorwiegend als 'Ideenreich'). 5. Materialismus-Unterklasse; Spiritualismus-Oberklasse. 6. Induktion, Empirismus-Unterklasse; Aprioriwissen, Rationalismus-Oberklasse. 7. Pragmatismus-Unterklasse; Intellektualismus-Oberklasse. 8. Optimistische Zukunftsansicht und pessimistische Retrospektion-Unterklasse. Pessimistische Zukunftsaussicht und optimistische Retrospektion, 'die gute alte Zeit'-Oberklasse. 9. Widerspruche suchende Denkart oder 'dialektische' Denkart-Unterklasse; identitatssuchende Denkart-Oberklasse. 10. Milieu-theoretisches Denken-Unterklasse; nativistisches Denken-Oberklasse.")
33 E. Husserl, Recherches logiques ; cf. M. Lomonossov, Discours sur l'utilité de la chimie, Œuvres, Saint Petersbourg, 1840, III, p. 1.
34 Paul Niggli, « Reins und angewandte Naturwissenschaft », Die Naturwissenschaft, 19e année, cahier 1.
35 Cf. W. Ostwald, Der energetische Imperativ, I Reihe, Leipzig, 1912, pp. 46, 53.
36 Les essais, encore en vogue récemment, de l'école de H. Rickert pour creuser un abîme infranchissable entre les sciences sociales et les sciences de la nature s'appuient logiquement sur la conception naïve que dans les sciences de la nature, à l'opposé des sciences sociales, il n'y a pas de « relation aux valeurs ». Cette « relation aux valeurs » existe aussi dans les sciences de la nature, dès lors qu'il s'agit de choisir son objet. Toutefois, la téléologie peut être retirée de la science, en tant que système de principes théoriques découvrant des lois objectives et ceci s'applique également aux sciences sociales et aux sciences de la nature. La raison d'être du point de vue rickertien pour la bourgeoisie cependant est que sa science sociale est en train de décliner rapidement jusqu'à perdre son existence scientifique, devenant de plus en plus une simple apologie du système capitaliste ce qui, pour des Rickert, a sans aucun doute une « valeur » hors pair. Quant à l'autre distinction de « principe » faite par Rickert (le caractère historique des sciences sociales et le caractère non historique des sciences de la nature), il s'appuie sur une étroitesse de vue extrême, qui prend note de l'évolution historique de certains phénomènes sociaux, mais qui ne voit pas l'histoire de la nature. A l'heure actuelle une nouvelle école se développe à la place de Rickert-Dilthey — M. Weber, O. Spann, W. Sombart — qui proclame l'impossibilité d'une perception de la nature extérieure (« l'essence des choses ») et la possibilité totale de la perception du « sens » des phénomènes sociaux. Sombart, en outre, maintient que les sciences de la nature ont une valeur pratique, tandis que les sciences sociales ne peuvent avoir d'application pratique. En vérité, la science bourgeoise moderne commence à marcher sur la tête. Cf. Sombart, Die drei Nationalökonomien, v. Geschichte und system der Lehre von der Wirtschaft, Duncker und Humbolt, 1930.
37 F. Engels, Dialectique de la nature, Editions Sociales, p. 254. Voir aussi Hegel, La phénoménologie de l'esprit : « Les caractéristiques ne doivent pas seulement avoir une relation essentielle avec la connaissance, mais aussi avec les déterminations essentielles des choses, le système artistique doit être à l'image du système de la nature elle-même, et exprimer seulement celui-ci. » (Edition russe, Saint-Pétersbourg, 1913, p.112).
38 De nombreux autres exemples pourraient être cités. Moore dans son History of chemistry, déjà cité, écrit des philosophes grecs : « Ils manquent la connaissance directe des transmutations chimiques. En raison de leur position sociale ils étaient privés du contact direct avec ceux qui auraient pu leur communiquer l'information pratique, alors que l'état d'esprit général de l'époque les obligeait à mépriser l'expérience au même titre que le travail manuel. Seule la pensée pure était considérée comme digne d'un philosophe » (p. 2). « Le lent progrès de la science dans l'antiquité s'explique par la dissociation de la théorie et de la pratique. Il n'existait pas de contact entre ceux qui travaillaient et ceux qui pensaient » (pp. 9-10). Cf. aussi Hermann Dies, Wissenschaft und Technik bei den Hellenen, dans Antike Technik, Trubner, Leipzig et Berlin, 1920, p. 21 et sq. Cf. à ce propos Marx sur Aristote dans Le Capital, section I.
39 K. Marx, Le Capital, premier livre, cf. aussi Engels, Ludwig Feuerbach, etc.
40 Sur ce point voir : Délibérations de la première conférence sur la planification du travail de la recherche scientifique, Moscou, 1931. [Boukharine se cite lui-même, cf. W. Hedeler, n° 1685]
41 Otto Neurath : « Wege der wissenschaftlichen Auffassung » (Erkenntnis vol. i., No. 2-4, p. 124): « Un travaill communautaire planifié dans le plus grand style n'est possible en tant que phénomène général que dans une société intégralement planifiée, qui à l'aide de moyens terrestres, modèle l'ordre de la vie de manière résolue et consciente avec le bonheur terrestre en vue. Les changements sociaux amènent des changements spirituels. » (« In grösstem Stil planmassig gedankliche Gemeinschaftsarbeit ist als Allgemeinerscheinung wohl nur moglich in einer planmassig durchorganisierten Gesellschaft, die mit Hilfe irdisch begründeter Mittel, straff und bewusst die Lebensordnung in Hinblick auf irdisches Glück gestaltet. Soziale Wandlungen sind Träger geistiger Wandlungen ») Le même auteur rend hommage à la conception matérialiste de l'histoire (p. 121), en reconnaissant le fait des pronostics exacts formulés par les marxistes. L'évolution philosophique de W. Sombart est toute différente. Il écrit dans son dernier livre que le marxisme doit son pouvoir ahurissant « exclusivement aux constructions historiques-philosophiques de cette doctrine, constructions qui aboutissent au mysticisme » (« ausschusslich den in Mystik auslaufenden geschichts-philosophischen Konstruktionen dieser Heilslehre », Werner Sombart: Die drei Nationalokonomien, p. 32). Cette accusation de mysticisme contre le marxisme est aussi bête que l' « essence », le « sens » susmentionnés de la nouvelle « sociologie du sens ». Dans ses accusations contre la théorie du prolétariat révolutionnaire aussi, la science bourgeoise commence clairement à délirer !
42 Othmar Spann: Die Krisis in der Volkswirtschaftlehre p. 10 « …. nous trouvons ainsi..., qu'un... combat visant l'anéantissement contre... disons enfin le matérialisme de toutes sortes doit être mené. Depuis les Lumières il n'y a pas de question plus essentielle pour la culture. » («...so finden wir..., dass ein … auf Vernichtung hinzielender Kampf gegen.... sagen wir zuletzt Materialismus jeden Schlages, geführt wurde. Seit der Aufklärung gibt es keine lebenswichtigere Angelegenheit der Kultur... »)
43 Cf. E. Morselli, in Rivista di filosofia, vol. xxi., No. 2, « dans un retour à un nouveau Moyen-Age qui agite sous des formes divers la pensée actuelle de l' « élite » européenne ». (« en ritorno a un nuovo Medio evo che in forme varie agita oggi il pensiero della 'elite' europea » (p. 134) ; cf. aussi Berdiaev, Un nouveau Moyen Age, Paris, 1927.