Texte publié dans La Correspondance Internationale, n°66, 5ème année, 1er juillet 1925, pp. 543-544. Il s’agit d’un discours aux Jeunesses Communistes, dont Boukharine avait la responsabilité, lors de la 6ème Conférence de cette organisation (pas de date indiquée).
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Extrait d'un rapport présenté N. BOUKHARINE à la VIème Conférence des Jeunesses Communistes-Léninistes de l’Union soviétiste.
En examinant la situation internationale, je dois m'attarder sur la stabilisation du capitalisme. De cette question, vous en avez certainement plein le dos (Hilarité). On en a déjà beaucoup parlé et c’est pourquoi je la traiterai le plus brièvement possible et seulement pour réfuter les conclusions inexactes que d’aucuns en ont tirées.
Il faut d’abord délimiter notre point de vue de celui des théoriciens économistes et politiciens de la IIème Internationale. Ces derniers exposent ainsi la situation actuelle : La révolution qui se déclencha à 1a suite de la guerre ne fut pas, dans son essence, que révolution prolétarienne, ni même une révolution présentant des aspects particuliers. Ce fut, — c’est ainsi que le menchévik Dan s’exprime — une révolution militaire. Maintenant, l’excitation causée par la révolution est apaisée. La Russie, après avoir traversé une période de révolution militaire, s’est rétablie à la base — ce sont toujours les menchéviks qui parlent — de conditions bourgeoises et, actuellement, .commence une nouvelle étape de développement capitaliste plus sain. Dans les principaux pays capitalistes, le régime capitaliste s’est affermi et, ayant revêtu des formes nouvelles, suit une ligne ascendante. Hilferding affirme même que l’hypothèse marxiste, d’après laquelle le développement du capitalisme est forcément accompagné d’effusion de sang, ne tient plus debout, la collaboration pacifique entre les grandes puissances étant maintenant possible. A en croire les théoriciens menchéviks, nous serions à la veille d’une époque nouvelle de l’histoire mondiale marquée par un essor et une prospérité du capitalisme qui dépasseraient son degré de développement de la période d’avant-guerre.
Pour nous, la stabilisation du capitalisme signifie tout autre chose. Nous ne renonçons aucunement à notre point de vue. Nous admettons que le capitalisme est entré dans une période de décadence. Mais nous disons que dans cette période il y aura des hauts et des bas.
Dans tel pays, 1e capitalisme avancera, dans tel autre il reculera. C’est un processus qui présentera des aspects différents et changeants dans les diverses parties du globe. Après une période de décadence, le capitalisme commence à se redresser dans tous .les pays européens. Nous affirmons que c’est un phénomène temporaire et qui, au surplus, n’est pas général. Ce redressement ne s’est produit que dans les pays où la crise du capitalisme fut particulièrement aigüe. C’est dire que la stabilisation du capitalisme n’est, à notre avis, qu’une stabilisation relative.
Notre point de vue est donc tout différent de celui des théoriciens de la IIe Internationale. Ces derniers prétendent que le capitalisme, guéri de ses blessures, a retrouvé définitivement ses forces et se développe constamment dans tous les pays. Nous disons, au contraire, qu’il se trouve en général, encore maintenant, dans une période de décadence. Il n’y a rien de changé, sauf sur un secteur du front capitaliste où les affaires, en recul ces derniers temps, marchent maintenant mieux. C’est tout.
Il nous est, du reste, peu difficile de démontrer que l’opinion des théoriciens de la IIème Internationale ne s’accorde pas avec les faits.
Nous assistons dans tous les pays à un accroissement des armements et à de nouveaux préparatifs de guerre. Il n’y a pas longtemps, à la conférence convoquée par la S. d. N. pour discuter la limitation des armements, on fit la proposition de limiter la guerre bactériologique, c’est-à-dire de lutter contre l’emploi de grenades contenant des bacilles de choléra, de peste et d’autres choses tout aussi appétissantes. (Hilarité.) La conférence a repoussé cette proposition, la jugeant inexécutable. Ce qui signifie que les préparatifs de guerre sont poussés à tel point que les plus forts Etats trouveraient des désavantages à limiter leurs armements, même par le renoncement à des procédés bactériologiques. Les armements sont poussés fiévreusement. Actuellement il y a plus d’hommes sous les drapeaux qu’avant la guerre. Mais les théoriciens de la IIe Internationale affirment toujours:
«Nous approchons d’une époque pacifique. L’hypothèse marxiste qui prévoit de nouvelles guerres doit être supprimée.»
Et cela juste au moment où, en Chine et au Maroc, deux guerres se déroulent à la fois devant nos yeux et où nous assistons à des conflits très graves et d’une énorme envergure.
Dans ces conflits et dans ces guerres, se reflètent les antagonismes du capitalisme. La politique impérialiste provoqué des heurts et des conflits de la plus grande violence et qui aboutiront fatalement à une nouvelle guerre mondiale. Voilà pourquoi la théorie menchevique du développement pacifique du capitalisme est une théorie insipide, trompeuse et mensongère qui ne correspond pas à la réalité.
Comment peut-on prétendre que la situation actuelle soit analogue à celle d’avant-guerre. Avant la guerre, la Russie des tsars existait encore. Maintenant, c’est la Russie soviétiste qui a pris sa place. En Chine, pays qui compte 430 millions d’habitants, un formidable mouvement populaire s’est déclenché qui — pourquoi le cacher ? — est nourri par notre esprit. Un célèbre professeur allemand a carrément dit qu’il souhaitait que Dieu permette aux gouvernements bourgeois d’avoir sur leur pays autant d’influence que le camarade Karakhan et l’Ambassade soviétiste en ont à Pékin. Par sa politique nationale, notre Union soviétiste a éveillé les plus grandes sympathies chez un grand nombre de Chinois. Voilà qui ne s’était jamais vu avant la guerre.
L’Allemagne était, avant la guerre, très forte. Elle et la Russie, étaient les gendarmes de l'Europe. Aujourd’hui plus de flotte allemande. La bourgeoisie allemande, ayant perdu ses forces, prêche la vertu et s’indigne à la vue des ignominies commises par l’Entente en Chine. En Angleterre, le régime capitaliste y est encore stable. C’est indéniable. Mais la classe ouvrière anglaise se révèle comme une force révolutionnaire assez puissante. Ajoutez à ce facteur, la fermentation en Egypte et dans d’autres pays coloniaux.
Est-ce que cette situation vous rappelle celle d’avant-guerre ? Peut-on considérer les faits que je viens de citer comme les symptômes de la consolidation du capitalisme qui, selon les menchéviks, serait plus fort qu’avant la guerre ?
En Allemagne il y a amélioration apparente. Mais, en Chine, un formidable bouleversement s’est produit On a imposé la paix à l’Allemagne, mais la guerre s’est déclenchée au Maroc. L’Angleterre est sortie vainqueur de la guerre avec l’Allemagne, mais sa .classe ouvrière commence à se mettre en mouvement. Dressez le bilan de tous ces événements et vous verrez à quel genre de stabilisation vous avez affaire (Hilarité). Vous verrez que la stabilisation est au plus haut point relative et conditionnelle.
Une autre question qui nous intéresse particulièrement, c’est le front unique impérialiste contre l’Union soviétiste.
Vous savez par les journaux qu’on a parlé il y a peu de temps d’une offensive générale que les puissances impérialistes prépareraient contre nous. Vous avez entendu parler de l’intention des impérialistes de demander l’expulsion de Russie de l’Internationale Communiste, d’un nouveau blocus contre l’Union Soviétiste, etc. On annonça l’apparition prochaine d’une escadre navale anglaise dans les ports de la Mer Baltique pour nous donner une idée des formidables forces de l’Angleterre. Vous connaissez aussi l’activité de l’Angleterre en Afghanistan, en Perse, en Turquie, en Roumanie, etc. Vous savez d’autres choses encore (sans parler de la Conférence des Etats Majors des armées des pays baltiques qui eut lieu ces derniers temps). Bref, on veut nous tâter, pour connaître nos points faibles ou nos forces.
La campagne contre l’Union soviétiste a redoublé d’intensité depuis l’attentat de la cathédrale de Sofia et les persécutions inouïes dont fut victime notre parti frère bulgare. La possibilité d’une action coordonnée contre nous semblait être donnée. On ne saurait dire que cette action soit déjà arrivée à son terme et nous devons nous attendre à de nouvelles ignominies de la part des puissances capitalistes. Si elles n’ont encore rien entrepris de sérieux contre nous, c’est parce qu’elles ont bien des soucis qui ne leur laissent pas les mains libres. Croyez-vous que les événements de Chine n’inquiètent pas l’Angleterre et que la guerre du Maroc soit une futilité pour la France ?
Mais, camarades, vous connaissez trop bien l’histoire pour ne pas savoir qu’une même cause peut avoir des effets contraires dans des situations différentes. L’aggravation du conflit en Chine a jusqu’à présent empêché la formation d’un bloc contre l’Union soviétiste. Mais si les événements de Chine s’aggravent encore, il est bien possible que les impérialistes y voient une menace dirigée contre eux et s’unissent alors contre nous. En France, par exemple, ils cherchent à semer la terreur parmi les petit-bourgeois, les paysans et menacent les ouvriers en leur tenant le langage suivant: « Voyez-vous, nous voulons la paix, mais les bolchéviks pénètrent en Chine et cherchent à s’en emparer. Cela pourrait avoir pour résultat une nouvelle guerre. Pour parer à ce danger, il faut imposer le silence à la Russie soviétiste. » Naturellement nous devons opposer à cette propagande notre contre-propagande.
Tous doivent savoir que nous ne méditons aucune «manœuvre » et que nous voulons la paix à tout prix.