1925

 

 

Publié dans l'Encyclopédie Granat, 7e édition 1927-1929 ; trois annexes du volume 41, préparées dès 1924-1925, contenaient les biographies de quelques deux cents dirigeants de la Révolution d'Octobre. C'est la source du livre Les bolchéviks par eux-mêmes, présenté par Georges Haupt et Jean-Jacques Marie, Librairie François Maspéro, Bibliothèque Socialiste 13, 1969. L'autobiographie de N. I. Boukharine, écrite quelques années auparavant, est pp. 29-37 (avec les notes de Jean-Jacques Marie). WH 1600 et aussi 1527. Corrections de la MIA d'après le texte russe.

 

Format ODT Format Acrobat/PDF Téléchargement : cliquer sur le format de contenu désiré (le .pdf présente des photographies)


Autobiographie

N.I. Boukharine



Je suis né le 27 septembre 1888 à Moscou. Mes parents étaient tous deux instituteurs. Mon père, mathématicien, était diplômé de la Faculté de Physique-Chimie de l'Université de Moscou. Je fus élevé dans une atmosphère intellectuelle : à 4 ans et demi je savais déjà lire et écrire et, sous l'influence de mon père, je me passionnais pour les livres d'histoire naturelle ; surtout ceux de Kaigorodov, Timiriazev, Brehm. Je collectionnais avec enthousiasme les papillons, les scarabées et la maison était toujours pleine d'oiseaux. J'avais aussi un fort penchant pour le dessin. Quant à la religion, j'adoptais peu à peu à son égard une attitude sceptique.

Peu avant mon cinquième anniversaire, mon père fut nommé inspecteur des impôts en Bessarabie. Nous y vécûmes près de 4 ans. Cette période de ma vie fut d'une certaine manière sous le rapport du développement « spirituel » une période d'affranchissement : nous manquions de livres. En revanche l'atmosphère générale était celle d'une lointaine petite ville de province avec tous ses charmes. Mon jeune frère et moi y fûmes infiniment plus « libres », notre éducation beaucoup moins rationnelle, nous vivions « dans la rue ». Nous grandîmes dans les jardins, dans les champs, connaissant par cœur chaque trou de tarentule du jardin, chassant les papillons « tête de mort », attrapant des rongeurs.

Mon grand rêve était alors de recevoir « L'Atlas des papillons d'Europe et des possessions d'Asie Centrale » et d'autres publications analogues de Devrienne. Ensuite, nous repartîmes pour Moscou et, pendant près de deux ans, mon père se trouva sans travail. Nous eûmes à supporter de graves difficultés matérielles. Souvent je ramassais les os et les bouteilles pour les vendre 2 ou 3 kopecks. Je collectais de vieux journaux que j'apportais à une petite boutique pour gagner quelques sous. J'entrais alors en 10e à l'école communale. Mon père qui, dans la vie, était un « bohème », connaissait fort bien la littérature russe et tenait Heine en grande estime. A cette époque, je lisais absolument tout ce qui me tombait sous la main. Je connaissais par cœur des pages entières de Heine, ainsi que tout Kouzma Proutkov. Dès ma tendre enfance, j'avais lu les classiques de la littérature. Chose curieuse, à cet âge j'avais lu presque tout Molière et aussi l'Histoire des littératures anciennes de Korch. Ces lectures désordonnées, au hasard des rencontres, me conduisaient quelquefois à de graves singularités. Je me souviens, par exemple, qu'après la lecture de quelques très stupides romans chevaleresques espagnols, je devins, lors de la guerre hispano-américaine, un farouche partisan des Espagnols. Je rêvais, sous l'influence de Korch, à l'antiquité et ce n'est pas sans mépris que je considérais la vie citadine contemporaine.

A ce même moment, j'avais pour camarades de jeux ceux qu'on appelle « les poulbots », ce que je ne regrette pas le moins du monde. Les osselets, le jeu de « gorodki », les bagarres étaient nos occupations favorites. Ce fut vers cette époque, ou peut-être un peu plus tard, que je traversai « ma première crise spirituelle » et que je renonçai définitivement à la religion. En outre je l'extériorisais par une attitude « polissonne », je me bagarrais avec les autres petits garçons qui révéraient encore les mystères sacrés, et réussis à sortir de l'église « une hostie du Christ », cachée derrière ma langue, et que je déposai victorieusement sur une table. Ceci ne se passa pas sans incidents. Au même moment, je tombai par hasard sur la fameuse « Lecture sur l'Antéchrist » de Vladimir Soloviev et, pendant un temps, je me demandai si je n'étais pas moi-même l'Antéchrist. Comme la lecture de l'apocalypse m'avait appris (cela m'avait valu un blâme sévère de la part du prêtre de l'école) que la mère de l'Antéchrist était une pécheresse, je demandai alors à ma mère, femme nullement stupide, d'une honnêteté exceptionnelle, travailleuse, aimant ses enfants à la folie et vertueuse à l'extrême, si elle n'était pas une pécheresse ; ce qui la jeta évidemment dans le plus grand embarras puisqu'elle ne pouvait absolument pas comprendre d'où me venaient de pareilles questions.

Je sortis premier de l'école mais, pendant un an, je ne pus entrer au lycée ; je passai ensuite un examen pour entrer directement en 6e après m'être préalablement préparé au latin. Au lycée (le premier de Moscou), j'avais presque toujours 5, la meilleure note. Pourtant, je ne faisais aucun effort, je n'avais jamais de dictionnaire, copiant rapidement les mots sur mes camarades et je préparais mes leçons cinq ou dix minutes avant l'arrivée du professeur. En 3e ou en 2e, nous commençâmes à organiser des cercles, à publier des revues, etc. Au début tout cela était absolument inoffensif. Bien entendu, nous passâmes par le stade Pissarev.

Ensuite commença le stade de la lecture de la littérature illégale, puis celui de la formation de cercles, « organisations estudiantines », où entrèrent des socialistes-révolutionnaires et des social-démocrates, puis je passai définitivement dans le camp marxiste. Au début, la lecture de la théorie économique me laissa une impression pénible. Après « le sublime et le beau », « marchandise-valeur-marchandise ». Mais pénétrant « in médias res » dans la théorie marxiste, j'en ressentis l'inhabituelle harmonie logique. Je dois dire que c'est sans doute ce trait qui m'influença plus que tout. Les théories des « socialistes-révolutionnaires » me paraissaient de la pure bouillie. Les libéraux que je connaissais m'inspiraient justement l'envie de protester violemment contre le libéralisme. Puis ce fut la révolution de 1905, meetings, manifestations, etc. Naturellement, nous y prîmes une part fort active. En 1906, je devins officiellement membre du Parti et commençai un travail clandestin. Au moment des examens de fin d'études, je dirigeai une grève à l'usine des papiers peints Sladkov avec Ilya Ehrenbourg.

Entré à l'Université, j'en profitais surtout pour organiser des réunions clandestines ou pour prononcer quelque discours théorique pendant le séminaire de quelque professeur respecté aux tendances libérales. En 1908, je fus coopté au comité de Moscou du Parti. En 1909 je fus élu au nouveau comité. A cette époque, je penchais vers une tendance hérétique, l'Empiriocriticisme et je lisais tout ce qui paraissait en russe à ce sujet. Le 29 mai 1909, je fus arrêté à une réunion du Comité de Moscou, puis relâché et à nouveau arrêté. On me libéra ensuite sous caution, mais en 1910 je fus encore arrêté avec toute l'organisation de Moscou du Parti (je travaillais alors dans les organisations légales). Je restai plusieurs mois en prison, on m'envoya à Onega et, pour ne pas être condamné au bagne par le tribunal (sous l'article 102), je dus m'enfuir à l'étranger. Pendant toute la période russe de mon activité de militant, je fus un bolchevik orthodoxe (je ne fus ni « otzoviste » ni « conciliateur »).

A l'étranger, une nouvelle période de ma vie commença. Les premiers temps, je vivais dans des familles d'ouvriers et passais toutes mes journées dans les bibliothèques. Si en Russie j'avais acquis des connaissances générales et des connaissances plus spécialisées dans le domaine de la question agraire, il n'y a pas de doute que les bibliothèques étrangères me fournirent un capital essentiel.

Ensuite, je fis la connaissance de Lénine qui eut évidemment sur moi une énorme influence. En troisième lieu, j'appris les langues étrangères et me familiarisai par la pratique avec le mouvement ouvrier européen. C'est à l'étranger que commença véritablement mon activité littéraire (correspondances dans la Pravda, articles dans Prosviechtchenie, première étude imprimée dans la Neue Zeit sur Tougan-Baranovski). Partout je m'efforçais toujours de prendre une part active au mouvement ouvrier. Avant la guerre, je fus arrêté en Autriche où j'étais allé écouter Böhm-Bawerk et von Wieser, et expulsé en Suisse. Avec beaucoup de difficultés (arrestation temporaire à Newcastle), je me rendis en Suède où, avec mon ami intime Piatakov, je travaillai intensément dans les bibliothèques jusqu'à ce que mon arrestation mît fin à cette activité (le dit procès de Höglund). Ensuite je vécus un temps en Norvège (je pris une part active à la publication de Klassekampen, organe des « Jeunes »), puis je fus obligé de partir clandestinement pour l'Amérique. Là je devins rédacteur en chef de Novyï Mir, je pris part à la formation de l'aile gauche du mouvement socialiste, etc...

Après la révolution, je rejoignis la Russie par le Japon, je fus arrêté à Tcheliabinsk par les Mencheviks pour agitation parmi les soldats. A mon arrivée à Moscou, je devins membre du Comité Exécutif du Soviet de Moscou, membre du Comité de Moscou et rédacteur du Sotsial-demokrat et de la revue Spartak. Je fis tout le temps partie de l'aile gauche du Parti (à l'étranger, je défendais la thèse de l'inexorabilité d'une révolution socialiste en Russie).

Au sixième congrès du Parti, je fus élu au C.C. dont je continue à faire partie. Parmi les étapes les plus importantes de ma vie politique, je considère comme indispensable d'attirer l'attention sur la période du traité de Brest-Litovsk où, étant à la tête des communistes de gauche, je commis une énorme faute politique. Pendant toute la période qui suivit, l'influence sur moi de Lénine, à qui je suis redevable plus qu'à aucun autre de mon éducation marxiste, ne fit que croître. J'eus le bonheur, non seulement de compter parmi ses partisans, mais aussi de l'approcher comme homme et camarade. Actuellement, je suis membre du C.C., du Bureau Politique, du présidium du Comité Exécutif du Komintern et rédacteur en chef de la Pravda, littérateur, conférencier, agitateur du Parti et propagandiste.

Voici quels sont mes ouvrages théoriques les plus importants :

1. L'Economie mondiale et l'impérialisme.

2. L'Economie politique du rentier (critique de la théorie de la valeur et du profit de ce qu'on appelle l'école autrichienne).

3. Economique de la période de transition (essai d'analyse théorique des lois fondamentales de la désagrégation du capitalisme et de la réorganisation sociale dans les conditions de la dictature du prolétariat).

4. Théorie du Matérialisme historique.

5. Un recueil d'articles théoriques Attaque (contre Böhm-Bawerk, Strouve, Tougan-Baranovski, François Oppenheimer, etc.).

6. L'Impérialisme et l'accumulation du Capital (analyse du processus de la production, théorie du marché et des crises en relation avec la critique des théories de Rosa Luxemburg et de Tougan-Baranovski).

Parmi les petits ouvrages de vulgarisation qui ont reçu une large diffusion : L'A.B.C. du Communisme en collaboration avec Préobrajenski. Le Programme des communistes bolcheviks, etc., puis le travail historique De la dictature du tsarisme à la dictature du prolétariat, et Sur la question du trotskisme ; dans ce dernier recueil est donnée une analyse théorique de la ligne correcte et incorrecte (orthodoxe et non-orthodoxe) de la politique économique dans les conditions du régime soviétique et en liaison avec le problème des rapports de la ville et de la campagne. En outre j'ai publié toute une série de brochures de second ordre, d'articles de journaux... Beaucoup de ces travaux sont surtout des brochures de vulgarisation traduites dans diverses langues d'Europe et d'Asie.


Archives Boukharine Archives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire