Traduction française publiée en 1990 dans Nikolaï
Boukharine, Œuvres choisies en un volume, Editions Librairie du
Globe, Paris, Editions du Progrès, Moscou, pp. 89-129 et 527-529
(pour les notes). Source (en russe) : Ataka (L'Attaque.
Recueil d'ouvrages théoriques), Gosizdat, Moscou, 1924, p.
242-284. Référence dans la bibliographie de W. Hedeler : n°
1011. Nous reproduisons la plupart des notes de cette édition
soviétique de 1990.
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Rapport à une réunion solennelle de l'Académie
communiste
17 février 1924
Dans des milieux somme toute importants de notre parti, et en dehors, il est d'usage de ne pas mettre en doute que Lénine était un militant incomparable et le plus génial du mouvement ouvrier pour ce qui est de ses conceptions théoriques, l'appréciation est ordinairement beaucoup plus modérée. L'heure me paraît désormais venue d'opérer sur ce point une petite révision, et peut-être même une révision fondamentale. Le jugement sommaire porté sur le camarade Lénine en tant que théoricien me semble relever d'une certaine aberration psychologique dont nous sommes tous frappés. L'héritage théorique du camarade Lénine ne se réduit pas du tout à quelques éléments condensés, à cette compilation que nous présentent quelques tomes bien fournis. Les thèses, les formulations, les synthèses théoriques que donnait le camarade Lénine procédaient dans une très grande mesure, dans neuf dixièmes des cas, du coup par coup. Elles sont dispersées dans d'innombrables volumes de ses Œuvres et, comme on le comprendra très facilement c'est bien pour cette raison que le lecteur ne les trouve pas sous une forme concentrée, polie, affinée, que beaucoup considèrent que Lénine théoricien le cède sensiblement à Lénine militant. Je pense pour ma part que cette idée sera battue en brèche dans un très proche avenir et qu'à plus long terme le camarade Lénine nous apparaîtra dans toute sa grandeur, non seulement comme un militant des plus géniaux du mouvement ouvrier, mais aussi comme son théoricien le plus génial. Je citerai, si l'on veut bien me le permettre, un tout petit exemple tiré de mon propre travail, de ma propre « pratique théorique », si je puis m'exprimer ainsi. Dans un de mes articles, j'ai été conduit à fouiller assez en détails la question de savoir ce qui distingue fondamentalement la maturation d'un régime socialiste à l'intérieur d'un système capitaliste et la maturation du régime capitaliste au sein de la société féodale. Puis les idées que j'avais publiées à ce sujet dans la revue Sous la bannière du marxisme ont été reprises dans un certain nombre de travaux juridiques, politiques généraux et autres, avec plus ou moins d'acuité théorique. J'ai donc écrit cet article, et je considérais que dans ce petit domaine théorique, j'avais, d'un certain point de vue, énoncé quelques idées inédites. Mais force m'a été de constater que tout cela tenait littéralement en quatre lignes dans un discours de Lénine, prononcé au VIIe congrès de notre organisation du parti1, lors des débats sur la paix de Brest-Litovsk. Je pense que ceux d'entre nous qui s'intéressent et s'intéresseront au travail théorique, et qui liront désormais avec d'autres yeux les Œuvres de Lénine, ne manqueront pas d'y découvrir un certain nombre de choses que nous négligions auparavant, qui nous échappaient, et dont nous ne comprenions pas l'ampleur théorique. En tant que théoricien, Lénine attend sa systématisation. Lorsque plus tard ce travail sera fait, et que tout ce en quoi le camarade Lénine a innové et que l'on trouve dispersé en grande quantité dans ses Œuvres, aura été systématisé, Lénine se dressera devant nous de toute sa taille gigantesque en tant que théoricien génial du mouvement communiste et ouvrier. L'objet de mon rapport consiste à esquisser certains jalons susceptibles d'impulser de nouvelles études sur Lénine en tant que théoricien marxiste.
Le marxisme, comme toute doctrine, comme toute construction théorique — qu'il s'agisse de théorie pure ou de ses applications pratiques — est une certaine grandeur vivante qui évolue et change. Il peut le faire au point que, de quantitatifs ces changements deviennent qualitatifs. Il peut, comme toute doctrine, dégénérer dans certaines conditions sociales. Mais il n'a rien de figé. A l'heure qu'il est, me semble-t-il, à l'époque où nous vivons, chacun voit clairement que le marxisme a connu trois grandes phases d'évolution historique. Elles correspondent à trois grandes périodes de l'histoire du mouvement ouvrier, lesquelles sont, à leur tour, liées à trois grandes époques de révolution de la société humaine en général, et d'abord de la société européenne.
La première phase de développement du marxisme, c'est le marxisme tel qu'il a été historiquement formulé par les fondateurs mêmes du communisme scientifique, Marx et Engels. C'est le marxisme marxien, au sens propre de ce mot. Au plan social, ce marxisme n'était étayé par aucune époque organique, et surtout par aucune époque pacifique dans le développement européen. A cette époque, l'Europe connaissait un certain nombre d'ébranlements, dont la plus parfaite illustration est la révolution de 1848.
La trame des synthèses théoriques, ce qui socialement parlant, a marqué de son empreinte les formules révolutionnaires, prenait racine précisément dans les conditions et le caractère catastrophique du développement de l'Europe. Cette époque où est né le marxisme a conféré un visage tout à fait original à cette grande doctrine prolétarienne en marquant de son sceau la construction logique du marxisme nouveau-né. Nous pouvons suivre très clairement les grandes lignes qui, comme je l'ai dit ici, ont marqué de leur empreinte révolutionnaire le marxisme de Marx et Engels : il y a d'abord la conjonction de l'immense force des synthèses théoriques abstraites et de la pratique révolutionnaire. Nous savons que Marx, dans ses thèses sur Feuerbach plaçait au plus haut degré d'abstraction théorique une thèse qui était une plate-forme philosophique : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter différemment le monde ; mais il s'agit de le transformer ». Il va de soi que ce courant actuel et pratique dans le marxisme de Marx et Engels avait son sous-texte social. Toute la théorie de Marx avait un sous-texte destructeur fortement marqué : elle était profondément révolutionnaire en sa substance même, à commencer par les étages supérieurs de la construction idéologique pour finir par les déductions politiques pratiques. Au plan purement théorique, comme au plan des applications, la teneur de ce marxisme était profondément révolutionnaire.
Ce n'est pas un hasard si à la question : qu'est-ce qui constitue l'âme de la doctrine marxiste, Marx répondait, contre beaucoup de gens — lorsque je dis beaucoup, je sous-entends même ceux qui, aujourd'hui, se considèrent, comme des marxistes — que sa doctrine n'était pas une théorie de la lutte des classes, connue avant lui, mais tenait au fait que le développement social conduisait inévitablement à la dictature du prolétariat2. On peut dire que la formule généralement appliquée au marxisme — à savoir que le marxisme est l'algèbre de la révolution — était tout à fait juste pour le marxisme de l'époque de Marx et Engels. C'était une merveilleuse machine, un magnifique instrument dont on pouvait se servir pour faire pièce au régime capitaliste, à quelque niveau théorique que ce soit — et j'insiste là-dessus — et à tous les niveaux de ses déductions politiques pratiques.
Voilà ce qu'était la première phase dans l'évolution du marxisme, son premier visage historique, si l'on peut s'exprimer ainsi. Mais nous savons parfaitement que commence ensuite une autre époque, un autre marxisme. On pourrait le qualifier de marxisme des épigones ou marxisme de la IIe Internationale. Bien entendu, la transition de cette orientation du marxisme, celui de Marx, à celui des épigones n'a pas pris la tournure d'une catastrophe. Ce fut un processus évolutif. Et cette évolution de l'idéologie du mouvement ouvrier avait son assise : l'évolution que connaissait au premier chef le capitalisme européen, et à sa suite le capitalisme dans le monde entier. Au premier chef européen, je le répète. Après les révolutions de 1848, on est entré dans une ère de relative stabilité du régime capitaliste et s'est amorcé un cycle de développement organique du capitalisme qui a rejeté ses contradictions les plus manifestes à sa périphérie coloniale. Dans les principaux centres d'une grande industrie en pleine expansion, nous assistions à un processus d'envolée organique des forces productives, accompagnée d'une amélioration relative de la condition de la classe ouvrière. Sur ce terrain social et économique, nous avions une superstructure politique correspondante, à savoir les Etats-« Patries » nationaux consolidés. La bourgeoisie était parfaitement en selle. On était à l'aube de la politique impérialiste, dont on a connu les plus fortes manifestations aux alentours des années 1880. L'élévation du niveau de vie de la classe ouvrière, l'émergence et les rapides avancées d'une aristocratie ouvrière ont donné lieu à une lente intégration des organisations ouvrières — lesquelles ont été frappées de dégénérescence idéologique interne — dans le système du mécanisme capitaliste général, dont l'expression principale et la plus rationnelle était la tête politique du capital, à savoir le pouvoir d'Etat de la bourgeoisie dominante. Voilà le processus qui a servi de toile de fond, de terrain à la dégénérescence de l'idéologie dominante du mouvement ouvrier. On sait que l'idéologie retarde sur la pratique. D'où une certaine discordance entre l'évolution du marxisme au plan idéologique et l'évolution du marxisme sur un plan purement pratique. Le marxisme a dégénéré sous ses deux formes principales. Cette tendance s'est traduite de la façon la plus claire par un courant révisionniste au sein de la social-démocratie allemande. Et puisque nous parlons de formules théoriques précises, nous ne trouvons pas dans les autres pays de modèle plus classique, bien que sa dégénérescence soit plus accusée.
En vertu de toute une série de conditions historiques dont je ne puis faire ici l'analyse, la pratique opportuniste n'a connu nulle part d'expression plus claire ni plus précise que celle qu'elle a connu au « pays des philosophes et des poètes ». En Allemagne, le courant révisionniste est très clairement marqué. Plus même, on ne saurait mieux avoir dévié du marxisme de Marx et Engels, et de toute l'époque antérieure. Un autre groupement qui se disait radical ou marxiste orthodoxe, s'est démarqué du marxisme de façon beaucoup moins manifeste. Il a pour chef de file Kautsky3. J'ai eu l'occasion d'aborder ce sujet en d'autres circonstances, et je juge personnellement erroné le point de vue qui veut que la chute de la social-démocratie allemande et de Kautsky commence en 1914. Il y a belle lurette, me semble-t-il, (nous pouvons maintenant l'affirmer) que nous voyons ce groupement de la social-démocratie allemande, qui a longtemps donné le ton à toute l'internationale, s'écarter, même si ce n'est pas avec la même précipitation que les révisionnistes, du marxisme véritablement orthodoxe, réellement révolutionnaire tel qu'il a été formulé par Marx et Engels à la phase précédente du développement de l'idéologie ouvrière.
Au début de cette période, il y avait une certaine disparité entre la théorie et la pratique. Les idéologues qui ont poussé le plus loin le révisionnisme ont élaboré la pratique des sociaux-démocrates allemands après avoir mis au point une théorie appropriée. L'autre fraction de la social-démocratie s'accrochait encore à ses formulations théoriques, faute d'avoir la force — au reste, elle ne s'y attachait guère — de surmonter pratiquement ces tendances nocives. Telle était la position du groupe de Kautsky. Mais à la fin de cette période, alors que l'histoire avait posé crûment toute une série de questions des plus fondamentales — je parle du début de la guerre mondiale — il s'est avéré « aussitôt » qu'au plan pratique et théorique il n'y avait pas différence substantielle entre ces deux tendances. Au fond, toutes deux — le révisionnisme et le kautskysme, — exprimaient une même tendance à la dégénérescence du marxisme, une tendance à l'adaptation, au mauvais sens du terme, aux nouvelles conditions sociales qui avaient surgi en Europe et qui étaient propres à ce cycle du développement européen ; elles exprimaient un même courant théorique qui s'éloignait du marxisme dans son acception véritablement et effectivement révolutionnaire. D'un point de vue général, on peut caractériser cette différence en disant que le « marxisme » révisionniste, sous sa forme pure — on l'a très clairement vu ces dernières années — ou marxisme entre guillemets, sous sa forme conséquente, est tombé dans un fatalisme fortement exprimé par rapport au pouvoir d'Etat, au régime capitaliste, etc. En revanche, avec Kautsky et son groupe, nous sommes en présence d'un marxisme que l'on pourrait qualifier de marxisme pacifiste-démocrate. La frontière est très ténue, elle tend à s'effacer depuis quelques années, et ces deux courants se sont engagés dans un même sillage qui les écarte de plus en plus résolument du marxisme. En son fond, ce processus tend à dépouiller de sa substance révolutionnaire le marxisme même, à substituer à la théorie révolutionnaire du marxisme, à la dialectique révolutionnaire, à la doctrine révolutionnaire de l'effondrement relatif du capitalisme, à la doctrine révolutionnaire de la dictature, etc., une doctrine bourgeoise évolutionniste démocrate. On pourrait montrer en détail la façon dont cette déviation transparaît très clairement dans toute une série de questions théoriques. J'ai en partie procédé à cette analyse dans un discours consacré au programme de l'Internationale communiste, lors d'un de ses congrès. Cette déviation révisionniste est présente, entre autres, chez Plékhanov et chez Kautsky sur un des points centraux de la systématisation théorique marxiste, à savoir la théorie du pouvoir d'Etat.
Ce révisionnisme dont est entachée la théorie de l'Etat permet de comprendre parfaitement pourquoi le courant kautskyste a pris des positions pacifistes bourgeoises durant la guerre mondiale impérialiste4. La véritable formulation marxienne, en matière de théorie du pouvoir d'Etat, nous est bien connue. Cette théorie s'exprime à peu près en ces termes: au cours d'une révolution socialiste, il y a destruction de l'appareil d'Etat de la bourgeoisie, et début de mise en place d'une nouvelle dictature : un Etat « antidémocratique » tout en étant démocratique du point de vue du prolétariat. C'est une forme tout à fait spécifique et originale de pouvoir d'Etat qui, ensuite, commence à dépérir. Chez Kautsky vous ne trouverez rien de semblable sur ce point précis. Chez lui, comme chez tous les sociaux- démocrates marxistes entre guillemets, ce point est élucidé de telle sorte que le pouvoir d'Etat transparaît comme quelque chose qui passe des mains d'une classe aux mains d'une autre classe, à la façon d'une machine qui aurait été aux mains d'une classe, pour passer ensuite aux mains d'une autre classe, sans que cette nouvelle classe en démonte toutes les vis, pour la remonter d'une autre manière.
De cette formulation, logique et conséquente en son genre, découle l'attitude jusqu'au-boutiste qui a été prise pendant la guerre. On a pu entendre des dizaines de fois, lors des réunions social-patriotiques du début de la guerre, une argumentation allant dans ce sens. Cette argumentation, au plus haut point primitive, qui servait de base à des attitudes jusqu'au-boutistes connaissait un certain succès. Quelle utilité aurais-je à détruire un Etat bourgeois qui passerait demain entre mes mains. Il me faut au contraire le défendre, parce que demain il m'appartiendra. La façon de poser le problème est très différente de celle qu'envisageait Marx. Si je ne peux détruire un Etat parce que demain j'en serai le maître je ne peux désorganiser l'armée, parce qu'elle est une composante de l'appareil de l'Etat ; je ne peux violer aucune discipline étatique, etc. Il n'y a là aucune anicroche, et il est clair que lorsque les Etats ont été rendus vulnérables dans la bataille qu'ils se livraient, le kautskysme et le révisionnisme, totalement conformes à leurs présupposés théoriques, en ont tiré les conclusions pratiques appropriées.
Je répète qu'il est faux de considérer que nous sommes ici en présence d'une chute catastrophique et instantanée. Celle-ci reposait sur une parfaite argumentation théorique. Simplement, nous ne remarquions pas la dégénérescence interne dont souffrait ce que l'on appelle l'aile « orthodoxe », qui l'était bien peu en vérité. On pourrait en dire autant de la théorie de l'effondrement de la société capitaliste, de la théorie de la paupérisation, des questions coloniale et nationale, de la doctrine de la démocratie et de la dictature, des doctrines tactiques comme celle de la lutte de masse, etc. A cet égard, je recommanderais à tous les camarades de lire la célèbre brochure classique de Kautsky La révolution sociale, que nous avons lue, mais que nous relirons aujourd'hui avec de tout autres yeux, parce qu'aujourd'hui il n'est pas difficile d'y découvrir d'innombrables dénaturations du marxisme et maintes formulations opportunistes dont nous avons clairement conscience. Si ces « épigones » marxistes prenaient en compte certaines modifications nouvelles du régime capitaliste, notamment pour ce qui est du rapport entre l'économie et la politique ; s'ils plaçaient sous leur loupe théorique des phénomènes nouveaux quelconques pris dans la vie courante, ils ont toujours considéré ces phénomènes au fond sous un seul angle de vue : l'intégration progressive des organisations ouvrières dans le système du mécanisme capitaliste général.
Qu'apparaisse une nouvelle forme de société par actions ; aussitôt ces épigones y voyaient la « preuve » que le capital se démocratise. Que la condition de la classe ouvrière s'améliore sur le continent, aussitôt on en conclut que la révolution n'était peut-être pas nécessaire, et que l'on pouvait tout faire par la voie pacifique. On s'appuyait sur Marx, mais pour s'accrocher immédiatement à toute une foule de citations, de thèses, de mots arrachés à leur contexte. On savait ce que Marx avait dit de l'Angleterre : « ...l'Angleterre... où les travailleurs peuvent arriver à leur but par des moyens pacifiques ». Tout le monde s'est vivement appliqué à en tirer des généralisations. On savait qu'Engels avait tenu un jour des propos malheureux au sujet des barricades5 ; aussitôt, on en a tiré des conclusions. Tous les phénomènes étaient donc envisagés sous l'angle d'une intégration des organisations ouvrières dans le système capitaliste général ; sous un angle que l'on peut qualifier du point de vue de la paix civile. Le marxisme révolutionnaire a donc perdu finalement son essence révolutionnaire ; il s'est produit une chose fréquente dans l'histoire : des mots, des termes, des phrases, une étiquette, une symbolique sont repris mais, je le répète, avec une tout autre teneur sociale et politique.
Dans la social-démocratie allemande qui, en l'espèce, était un modèle, subsistait une phraséologie marxiste, une symbolique marxiste, une coquille verbale marxiste, mais il n'y avait absolument aucune teneur marxiste. Ne demeurait que l'enveloppe verbale d'une doctrine qui avait été élaborée à une époque d'ébranlements sociaux, au milieu du siècle dernier. L'âme révolutionnaire s'était envolée, et nous étions au fond en présence d'une doctrine conforme à la pratique opportuniste de la social-démocratie allemande, des partis ouvriers opportunistes, qui avaient objectivement dégénéré pour se mettre à la solde des bourgeoisies nationales correspondantes. On pourrait même esquisser une carte géographico-politico-sociale originale où figurerait le degré de bassesse de ces « marxistes ». Plus un pays — et avec lui sa bourgeoisie nationale — est fort sur le marché mondial, plus ses positions sont puissantes, plus ce pays a eu une politique impérialiste virulente, dévorante, plus l'aristocratie ouvrière y était forte, plus la classe ouvrière de ce pays était solidement attachée, par une grosse chaîne, à sa propre bourgeoisie, à son organisation étatique, et plus les formulations théoriques étaient opportunistes et basses, même si on n'y avait accolé des étiquettes marxistes. Je le répète, nous pouvons dessiner une carte comme celle-là, susceptible d'illustrer au mieux le lien entre le développement socio-politique, d'une part, et l'évolution idéologique, en l'espèce l'idéologie du mouvement ouvrier, d'autre part.
Telle a été la seconde phase du développement du marxisme. La physionomie de ce marxisme est autre que le visage du marxisme de Marx et d'Engels. Comme nous le voyons, nous avons ici une tout autre formation socio- politique, une idéologie fondamentalement différente, parce que cette idéologie a de tout autres appuis. Nous entendons par là la classe ouvrière des Etats impérialistes les plus rapaces, et plus particulièrement l'aristocratie ouvrière de ces corps étatiques impérialistes puissants. Et lorsque le processus de dégénérescence socio-politique a trouvé son expression la plus classique alors nous avons reçu les formules les plus classiques qui s'écartaient en tout point du marxisme orthodoxe.
J'aborde maintenant la question du léninisme. Je me suis laissé dire que sur un drapeau de l'Institut des professeurs rouges6 on pouvait lire : « Le marxisme dans la science, le léninisme dans la tactique : tel est notre drapeau ». La distinction me paraît au plus haut point malséante, et bien peu conforme à « une avant-garde sur le front idéologique », comme disent d'eux-mêmes nos professeurs rouges, parce qu'il est tout à fait inacceptable de dissocier ainsi la théorie de la pratique de la lutte. Si le léninisme en tant que pratique n'est pas du marxisme, il y a alors rupture entre la théorie et la pratique, ce qui est particulièrement nuisible pour une institution comme l'institut des professeurs rouges. Il est parfaitement clair que le marxisme de Lénine est une entité idéologique originale, pour la bonne raison qu'il est lui-même l'enfant d'une époque quelque peu différente.
Il ne peut être simple répétition du marxisme de Marx, parce que l'époque dans laquelle nous vivons n'est pas une simple répétition de celle où vivait Marx. L'une et l'autre présentent des éléments communs : celle-là n'était pas une époque organique, et la nôtre l'est encore moins. Le marxisme de Marx était un produit d'une époque révolutionnaire. Et le marxisme de Lénine, si l'on peut s'exprimer ainsi, est un produit d'une époque extraordinairement révolutionnaire et tumultueuse. Il est clair qu'en l'occurrence il y a tellement d'éléments de nouveauté dans l'évolution même de la société, dans le matériau empirique qui vient étayer des généralisations théoriques, tant d'éléments nouveaux dans les tâches qui sont assignées au prolétariat révolutionnaire et qui, par voie de conséquence, exigent une réponse et une réaction appropriées, que notre marxisme d'aujourd'hui n'est pas simple répétition de la somme d'idées énoncées par Marx.
Il faut souligner avec force qu'on ne peut absolument pas opposer le léninisme au marxisme, et je me refuse à opposer une doctrine à l'autre. L'une est l'achèvement logique et historique et le développement logique et historique de l'autre. Mais je souhaiterais auparavant m'arrêter aux nouveaux faits de la politique économique et sociale, qui constituent la base du marxisme de Lénine. A vrai dire, qu'y a-t-il de nouveau en ce domaine, j'entends nouveau au sens où ces phénomènes étaient inaccessibles à Marx, tout simplement parce qu'ils étaient inexistants à l'époque où vivait Marx ? Nous avons d'abord une nouvelle phase dans le développement de rapports capitalistes. Marx connaissait le capital marchand, qu'il avait derrière lui. Marx connaissait le capital industriel, considéré comme le type classique, si l'on peut dire, du capitalisme en général. Vous savez parfaitement qu'il a fallu attendre les dernières années de la vie d'Engels pour voir apparaître les premières organisations du type syndicats patronaux et trusts. Marx ignorait tout un nouveau stade de développement capitaliste, accompagné d'une importante réorganisation des rapports de production au sein du capitalisme : ce que Lénine qualifiait de capitalisme monopoliste. Marx ne pouvait connaître cette somme de phénomènes parce qu'ils étaient inexistants. Et pour cette simple raison il était incapable d'en tirer des généralisations théoriques.
Ces nouveaux phénomènes doivent trouver place dans une théorie et, partant, constituer un nouveau maillon dans la vieille chaîne des raisonnements et thèses théoriques. Tout cela, ce sont des phénomènes intrinsèques au capital financier, à la politique impérialiste de ce même capital financier. Tout ce qui relève de la mise sur pied et de la cohésion d'organismes économiques mondiaux du capital et de son organisation étatique, de même que toute une série de questions analogues découlant de la structure spécifique du capitalisme tel qu'il s'offre à nous dans les dernières années du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe, tout cela était ignoré de Marx et devait faire l'objet d'une analyse théorique.
Il y a un second volet de questions, liées à la guerre mondiale et au dépérissement des rapports capitalistes. J'ai beau aujourd'hui vouloir apprécier le degré et la profondeur de ce dépérissement, j'ai beau faire tous les pronostics en ce domaine, j'ai beau essayer d'apprécier en particulier la situation économique actuelle de l'Europe occidentale, j'ai beau parler de crise profonde ou d'effondrement, j'ai beau trouver les formules les plus radicales, dans un sens ou dans l'autre, il est tout à fait clair que nous sommes en présence de phénomènes inconnus auparavant. Ni le capitalisme d'Etat, dans sa formulation spécifique, ni les phénomènes de déclin et de désorganisation du mécanisme capitaliste que cela implique, liés à des phénomènes tout à fait spécifiques au plan social, ni le déclin sur toute la ligne, à commencer par la base productive pour terminer par des phénomènes qui sont du domaine de la circulation fiduciaire, rien de tout cela n'existait à l'époque des fondateurs du communisme scientifique. Ces questions nous posent un certain nombre de problèmes des plus intéressants et nouveaux au plan théorique, et il est évident que, parallèlement à ces problèmes théoriques, des déductions politiques pratiques appropriées sont nécessaires qui prennent appui sur ces problèmes et en sont indissociables. C'est un autre genre de phénomènes, quelque chose de très grand, qui font époque, au sens précis de ce terme, des phénomènes qui n'étaient connus ni de Marx ni d'Engels. Enfin, il y a une troisième série de phénomènes liée directement aux insurrections ouvrières à l'époque de l'effondrement des rapports capitalistes, période qui résulte d'une immense confrontation de ces corps purement capitalistes dans leurs guerres et qui ne sont rien d'autre qu'une forme originale de leur concurrence capitaliste, une formulation spécifique, inconnue à l'époque où vivait et enseignait Marx lui-même et ses proches compagnons et amis. Aujourd'hui, ces questions sont directement liées au processus de la révolution sociale, elles constituent aussi un phénomène social immense, parfaitement objectif, qu'il faut tout autant étudier au plan théorique, qui a sa loi originale et qui nous pose toute une série de questions théoriques et politiques pratiques. Il va de soi qu'à l'époque de Marx on ne pouvait définir que de façon très générale ce phénomène, tandis que le matériau empirique actuel fournit une infinité de phénomènes nouveaux qui attendent leur étude théorique. Voilà qui constitue cette troisième série de phénomènes et, partant, de questions, avec ce que cela implique de conclusions politiques pratiques. Ce troisième volet de problèmes, à la fois théoriques et pratiques qui étaient inconnus de Marx, tout simplement parce qu'ils étaient, d'une façon générale, inconnus à cette époque. Il y a une quatrième série, énorme masse de questions tout à fait nouvelles. Elle est liée à l'époque ou au début de l'époque de la classe ouvrière dominante. Comment Marx posait-il la question ? Je rappellerai la formulation marxienne que j'ai déjà citée : « Ma doctrine et son fond ne consistent pas en ce qu'il s'agit de la lutte des classes, mais en ce que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat »7.
Voilà quelle était la limite. Lorsque cette dictature du prolétariat est déjà un fait, il est parfaitement naturel, qu'au-delà nous dépassons cette limite. Le fond de la doctrine marxienne c'est l'inéluctabilité de la dictature du prolétariat et rien d'autre. Cela s'arrête là8. Il ne pouvait en être autrement à cette époque historique parce que la dictature du prolétariat n'était pas donnée comme un fait réel et que les phénomènes qui l'accompagnent n'existaient pas en tant que matériau des phénomènes et des observations purement expérimentaux qui auraient pu faire l'objet d'une synthèse théorique et qui auraient pu étayer une analyse théorique ou une réaction pratique. Il n'y avait rien de tout cela. Il va donc de soi que tout le cycle de ces phénomènes considérables est tout à fait nouveau, car nous en sommes arrivés à ce que Marx disait lui-même : pour moi, c'est une limite. Désormais, nous sommes en présence d'un genre de phénomènes qui se situent au-delà de cette limite. Plus ces phénomènes sont fondamentalement nouveaux, plus ils doivent apparaître comme fondamentalement nouveaux au plan théorique et plus, par conséquent, doit être originale la conception qui intègre un examen général de ces phénomènes fondamentalement nouveaux comparés à toutes les époques antérieures. Voilà qui constitue la quatrième série de ces phénomènes socio-économiques, politiques et autres dont il faut faire l'analyse théorique et à propos desquels la classe ouvrière doit adopter des normes de comportement systématisées au plan théorique. J'ai cité ici quatre séries. Il va de soi qu'elles ne représentent pas autre chose qu'une époque colossale dans le développement non seulement du capitalisme européen, mais plus généralement de toute la société humaine. Toute cette époque, dans toute sa complexité et son concret, offre une richesse colossale de tous les problèmes possibles, à la fois théoriques et pratiques ; une richesse telle, une telle masse de problèmes qu'il est tout à fait naturel que le dialecticien et le militant qui conjuguent l'étude des questions théoriques à la pratique à partir d'un matériau empirique vont au-delà de ce qu'était le marxisme dans sa formulation ancienne.
Maintenant, je dois m'arrêter sur un point, pour éviter tout malentendu. Que pouvons-nous entendre par marxisme ? Deux choses : ou bien nous avons affaire à une méthodologie — un système de méthodes d'études des phénomènes sociaux — ou bien à une certaine somme d'idées : nous y inclurons alors, par exemple, la théorie du matérialisme historique, la théorie du développement des rapports capitalistes, etc. et, de surcroit, nous y intégrerons toute une série de thèses concrètes. En d'autres termes, nous considérerons le marxisme non seulement comme une méthode ou une méthodologie ayant reçu sa formulation théorique, mais nous considérerons toute une série d'applications concrètes de cette méthode, et la somme des idées résultant de cette application. De ce point de vue, il ressort clairement que le marxisme de Lénine est un champ beaucoup plus vaste que le marxisme de Marx. On en voit la raison. Parce qu'à la somme d'idées qui avait jailli alors s'est ajoutée, comme résultat de l'analyse de phénomènes parfaitement nouveaux, d'une tranche de l'histoire tout à fait nouvelle, une somme de thèses concrètes nouvelles. En ce sens conditionnel, le léninisme transcende le marxisme. Mais si nous entendons par marxisme non pas la somme d'idées que l'on trouve chez Marx, mais l'instrument, la méthodologie intrinsèque au marxisme, il est évident que le léninisme n'offre rien qui modifie ou révise la méthodologie de la doctrine marxienne. Au contraire, en ce sens le léninisme est un retour complet au marxisme tel qu'il a été formulé par Marx et Engels eux-mêmes.
Voilà qui, me semble-t-il, permet de résoudre des contradictions qui reposent pour une bonne part sur un déplacement des termes, sur le fait que toute une série de termes sont employés dans des acceptions différentes. Si nous nous demandons comment caractériser, d'une façon générale, le visage historique de ce marxisme léninien, il me semble alors qu'on peut l'envisager comme une conjugaison, une triple synthèse. D'abord, c'est un retour à l'époque marxienne, enrichi d'une foule d'éléments nouveaux. En un mot, c'est la synthèse du marxisme de Marx avec l'ensemble des résultats de l'analyse des phénomènes socio-économiques les plus récents. Par conséquent cela inclut l'analyse marxiste de cette immense masse d'éléments nouveaux que nous fournit l'époque nouvelle. Voilà pour le premier point. Deuxièmement, c'est la conjugaison et la synthèse de la théorie et de la pratique de la classe ouvrière en lutte et triomphante et, troisièmement, c'est la synthèse de l'œuvre destructrice et créatrice de la classe ouvrière. Au reste, ce dernier point me paraît le plus important.
Que l'on me permette ici, au sujet de ce troisième point, de fournir quelques éclaircissements. Le marxisme orthodoxe, c'est-à-dire le marxisme révolutionnaire, en un mot notre marxisme, est confronté bien évidemment à des tâches pratiques très différentes selon les époques historiques. Par conséquent, il opère une sélection logique, idéologique, parce que les tâches pratiques déterminent en fin de compte nos jugements théoriques, et les enchevêtrements des différents maillons et thèses théoriques en certain système, en une chaîne théorique. Lorsque la classe ouvrière, lorsque le parti révolutionnaire en sont à lutter pour le pouvoir, notre devoir est dans tous les travaux idéologiques d'exacerber inéluctablement, de mettre des accents, d'analyser spécialement tous les aspects contradictoires. Notre devoir est d'insister sur les principales discordances de la société capitaliste. Notre devoir est de noter soigneusement, de sélectionner, de restructurer dans une cohésion théorique ce qui désunit les différents éléments de cette société. Il y a à cela une raison simple : pour nous au plan pratique il est très important, après avoir recherché les brèches, d'y enfoncer le coin le plus aiguisé, celui qui agit avec le plus de force. Nous sommes confrontés à une tâche destructive : il nous faut renverser le régime capitaliste, et l'on conçoit parfaitement que le choix de toutes les thèses, de tous les maillons théoriques s'opère d'abord précisément dans cette optique. Au plan théorique, il est essentiel pour nous de noter toutes les contradictions qu'il est très important d'approfondir au plan pratique ; il faut aller plus loin, à partir de thèses théoriques générales, en passant par des maillons intermédiaires, grâce à nos propagandistes, parce que là nous assumons de notre tâche destructive principale, qui est de renverser. Le caractère d'ensemble de toutes les œuvres théoriques de Marx s'articule précisément autour de cette ligne. Lorsque la classe ouvrière prend le pouvoir, son objectif est de recoller les différents éléments du tout social sous l'hégémonie de la classe ouvrière. On notera l'intérêt pratique de toute une série de questions qui auparavant n'en présentaient aucun et qui, pour cette raison, doivent bien davantage faire l'objet d'une réflexion. Nous devons aujourd'hui non pas détruire mais construire. C'est un aspect tout à fait différent, un angle de vue tout à fait autre. Je pense que chacun d'entre nous, à l'heure où il lit un certain nombre de choses, à l'heure où il fait un certain nombre d'observations sur la vie courante, dira qu'il est confronté parfois à un aspect tout à fait différent de ces mêmes phénomènes qu'il considérait auparavant avec d'autres yeux, pour la bonne raison qu'auparavant il devait pratiquement détruire un certain ensemble, tandis qu'aujourd'hui il doit le construire, le recoller d'une façon ou d'une autre. Voilà pourquoi il me semble que ce courant trouve un reflet théorique, une expression théorique correspondants dans toute une série de questions qui ont trait à ce genre de problèmes. Ceux-ci ne se posaient pas auparavant, à l'époque de la première formulation de la doctrine marxienne, que donnait Marx lui-même. A l'époque de la IIe Internationale, on les posait dans l'optique d'une intégration dans l'Etat bourgeois. Et précisément parce qu'ils étaient posés dans cette optique, en d'autres termes, parce que les partis opportunistes sociaux-démocrates se fixaient pour objectif une édification culturelle pacifique non pour renverser le régime capitaliste, mais pour procéder à des adaptations, à des refontes moléculaires et évolutionnistes de ce régime capitaliste, il est clair que ces embryons de théorie de l'« édification » se heurtaient à l'hostilité de nous autres, marxistes révolutionnaires. Car tout cela était synthétisé sous l'angle d'une intégration dans l'Etat capitaliste, d'une intégration des organisations dans le mécanisme de l'appareil capitaliste, que nous avions pour objectif de détruire.
Mais la dialectique de l'histoire est telle qu'une fois au pouvoir, un autre aspect s'est avéré tout à fait indispensable, un aspect à la fois pratique et théorique. Car il nous faut d'une part détruire et d'autre part construire. Nous devions nous poser un certain nombre de questions qui nous auraient permis une synthèse de cette destruction de l'ancien et de la construction du nouveau, une synthèse de ces aspects en un tout unique. De ce point de vue, et puisqu'il est question de généralisations théoriques, Lénine nous a fourni cette synthèse. Ici, il est pour nous extraordinairement difficile de formuler les thèses générales et fondamentales relevant de ce domaine parce qu'une fois encore nous sommes confrontés à toute une série de remarques particulières, éparpillées littéralement dans tous les volumes des œuvres de Lénine, et plus particulièrement dans ses discours. Mais il est parfaitement clair que c'est là ce qu'il y a de plus nouveau, de plus significatif dans tout ce que nous a donné le léninisme, en tant que système théorique, pour développer le marxisme. Bien entendu, au plan théorique, on a beaucoup sélectionné pour ce qui de détruire, mais pour ce qui de construire, nous avions bien peu de points d'appui dans les formulations antérieures de Marx, Là aussi, il fallait également tout reconstruire. C'est pourquoi il me semble que ce qu'il y a de plus grand, de plus majestueux dans l'apport théorique et pratique du camarade Lénine au trésor du marxisme peut être formulé de la façon suivante : Marx nous a donné principalement l'algèbre du développement du capitalisme et de la pratique révolutionnaire, Lénine, c'est cet algèbre et c'est aussi l'algèbre des phénomènes nouveaux (dans l'ordre du destructif et dans l'ordre du positif) et aussi leur arithmétique. En un mot, c'est lui qui nous a permis de déchiffrer la formule algébrique dans une optique concrète, et plus pratique encore.
Après ces remarques générales je voudrais attirer votre attention sur toute une série de traits et de petits traits d'ordre théorique et pratique qui illustreront les idées exposées plus haut. Le fait, me semble-t-il, que Lénine ait eu à formuler ses thèses théoriques de façon éparpillée est évidemment lié à une prédominance manifeste de la pratique dans l'ensemble de son action. Cela aussi est indissociable de notre époque, qui, au fond, est une époque d'action. On ne peut agir efficacement que lorsque la théorie est, entre vos mains, un instrument, un outil que vous maîtrisez parfaitement, et lorsque le système théorique, la doctrine théorique ne constituent pas une chose qui vous pèse et qui vous domine. Dans l'un de mes discours, — je ne me souviens plus lequel — j'ai exprimé cela en disant que Lénine maîtrisait le marxisme, et non le contraire. Je voulais dire par là que l'un des traits les plus caractéristiques de Lénine, et l'un des plus curieux aussi, tenait à la prise de conscience du sens pratique de toute construction et de toute thèse théoriques.
Il arrivait fréquemment qu'entre nous nous nous moquions parfois gentiment de l'attitude trop pratique de Lénine envers toute une série de questions théoriques. Mais, camarades, aujourd'hui, alors que nous cuisions depuis du nombreuses années dans la marmite révolutionnaire, et que nous avons eu le temps de voir et d'éprouver beaucoup de choses, j'en viens à penser que c'est de nous-mêmes qu'il conviendrait de nous moquer. Parce que dans cette attitude, il n'y avait rien d'autre qu'une sorte d'étroitesse d'esprit, spécifique à l'intelligentsia, une habitude « livresque », le comportement borné de spécialistes étroits : journalistes, hommes de lettres, gens dont c'est plus ou moins le métier de s'occuper de théorie. Tout comme Vladimir Ilitch n'aimait pas les circonvolutions verbales et la pseudoscience spécifique — ce qui n'était pas toujours pour nous plaire non plus, et il ne manquait pas de se moquer de nous — de la même façon, il ne pouvait supporter le superflu et n'envisageait que de façon purement pratique les conceptions théoriques et les doctrines. Ont-elles un autre sens que pratique ? D'un point de vue marxiste, il est clair que non. Mais nous étions jusqu'à un certain point des spécialistes, c'est pourquoi cela nous rebutait. A cet égard Lénine était engagé dans l'avenir bien plus que nous tous, pauvres pécheurs, parce qu'il éprouvait une répulsion organique envers tout ce qui, pour nous, offrait encore un attrait. Il me semble donc que cette conscience parfaitement réfléchie de l'utilité de toute construction théorique, aussi élevée soit-elle, est un trait on ne peut plus précieux et positif du marxisme léninien.
Il faut y ajouter un autre trait curieux, impossible à comprendre, dissocié du premier : c'est en quelque sorte une défétichisation, une manière d'arracher toute enveloppe fétichiste, de toute thèse, de tout dogme, etc. Nous étions souvent très frappés, au début, de voir avec quelle extraordinaire hardiesse Lénine posait certains problèmes théoriques ou pratiques. Rappelez-vous des étapes comme la paix de Brest-Litovsk, où Lénine posait la question en ces termes : nous pouvons prendre à toute puissance étrangère les armes contre une autre ; cela révoltait notre conscience internationaliste jusqu'au plus profond de l'âme. Au reste, notre « internationalisme » reposait sur l'incompréhension théorique des modifications profondes subies par notre environnement après notre prise du pouvoir. Rappelez-vous le mot d'ordre : « Apprenez à faire du commerce ! » qui gênait beaucoup de gens, beaucoup de bons révolutionnaires. Ce mot d'ordre avait lui aussi une assise théorique, et il était lié à toute une série de thèses théoriques. Ne pouvait être capable d'une telle hardiesse théorique, solidement liée à la pratique, qu'un homme, un idéologue, un théoricien et un militant maîtrisant lui-même l'arme extraordinairement aiguisée du marxisme. Mais dans le même temps, jamais il n'a eu du marxisme la conception d'un dogme figé. Il y voyait une méthode, un moyen de s'orienter dans un milieu donné ; seul en était capable un homme parfaitement conscient que toute corrélation extérieure nouvelle devait obligatoirement être étayée par un comportement différent de la part d'un parti ouvrier et de la part de la classe ouvrière. En vérité, considérez comment Lénine formulait cette thèse sous une forme générale. Je ne veux aucunement vous abasourdir de citations, et je n'ai apporté avec moi aucune note, je n'y ai même pas travaillé. Mais je me rappelle plusieurs moments, maintes formules qu'énonçait Lénine. L'une de ses thèses tactiques les plus générales concernant les erreurs est celle- ci : « En très grande partie, les erreurs tiennent au fait suivant : les mots d'ordre, les initiatives, qui étaient parfaitement justes à une certaine période de l'histoire et dans une situation déterminée, sont mécaniquement transférés dans un autre contexte historique, dans un autre rapport de forces »9. C'est l'une des formulations tactiques les plus générales. Examinons l'idéologie de nos adversaires, par exemple une question comme celle de la démocratie. A une certaine période, nous avons tous été « démocrates », nous avons exigé une république démocratique et une Assemblée constituante quelques mois avant de la dissoudre. C'est naturel. Néanmoins, seuls pouvaient embrasser un autre point de vue ceux qui comprenaient le rôle social relatif de ce mot d'ordre ; qui comprenaient qu'en régime capitaliste on ne peut exiger des capitalistes : « fermez vos organisations capitalistes et donnez la liberté à nos organisations ouvrières ! » ; ceux qui avaient clairement conscience que de réclamer la liberté pour nos organisations ouvrières impliquait nécessairement cette formule : « Liberté pour tous ! », et que quand nous abordons une autre période historique, une autre situation, nous devons renoncer à cette formule. Qui n'avait pas compris cela, qui fétichisait le passé a pris du retard sur le cours des choses et se situait de l'autre côté des barricades. C'est là un petit exemple, mais ils sont légion. A cet égard, Lénine se distinguait par une hardiesse tout à fait stupéfiante.
Prenons une autre question, dans sa formulation générale. J'ai évoqué ici le nécessaire point de vue de l'évolution, une fois accomplie la révolution. Considérez des mots d'ordre de Lénine comme : « Apprenez à faire du commerce !» ou : « Un spécialiste vaut mieux que tant de communistes ». Nous voyons clairement aujourd'hui le sens pratique de ces mots d'ordre. Ils étaient parfaitement justes. Mais pour pouvoir le dire, il fallait opérer une réflexion théorique rigoureuse sur cette question. La question du cadre communiste, de l'impossibilité, au départ, de construire autrement qu'en faisant appel à des étrangers ; la question des formes capitalistes et du contenu socialiste, etc., devaient connaître une solution théorique préalable, en d'autres termes, avant que n'apparaissent les mots d'ordre pratiques. Si auparavant, pour tout révolutionnaire, les mots « négociant », « commerce », « banque », etc. étaient des plus offensants, aujourd'hui, pour se situer dans la ligne du mot d'ordre «Apprenez à faire du commerce ! » il faut d'abord acquérir la certitude très profonde de la justesse de toute une série de thèses théoriques absolument nouvelles, d'une portée fondamentale. Ce qui aujourd'hui seulement nous apparaît comme allant de soi avait été réfléchi jusqu'au moindre détail par Lénine. Car seule la conscience vulgaire et superficielle de nos adversaires peut les laisser croire que Lénine était un homme taillé à la hache, une sorte de statuette datant de l'âge de pierre. Voilà bien, en réalité, la plus absolue des contre-vérités. Si Lénine lançait des mots d'ordre parfois très simples du genre « pille ce qui a été pillé », — cela avait évidemment une connotation des plus horrifiques et des plus barbares pour tous nos adversaires « civilisés » — ces mots d'ordre résultaient en réalité d'une analyse théorique très pénétrante qui le conduisait à savoir quel mot d'ordre il convenait de lancer à tel moment, quelle était la psychologie des masses à ce moment-là, et ce que les masses comprendraient ou ne comprendraient pas. Lénine posait toujours la question de savoir comment opérer la liaison avec la majorité du peuple, avec un maximum de gens susceptibles de jouer le rôle de potentiels énergétiques connus, lancée contre l'ennemi de classe. Cela exigeait une «cogitation » théorique très complexe. Lorsque Lénine disait : « Il faut apprendre à faire du commerce ! », cela suscitait un écho paradoxal. Aujourd'hui cela nous paraît aller de soi. Toute initiative sérieuse de Lénine dans les domaines de la théorie et de la pratique relevait d'une démarche analogue à celle de l'œuf de Colomb. Lorsque Colomb a posé son œuf, il est apparu clairement que c'était la seule façon de le faire. Le « simple » mot d'ordre « Apprenez à faire du commerce ! » s'appuie sur toute un série de solutions préalables de questions théoriques des plus complexes : celle du rapport entre la ville et la campagne, celle du rôle des échanges en général, celle du rôle de l'appareil commercial dans ce processus d'échanges, etc. Ce mot d'ordre n'était pas une vue de l'esprit, c'était simplement la formulation pratique, sous l'aspect d'un mot d'ordre, de toute une chaîne de thèses théoriques qui avaient été pensées maillon par maillon. Ce n'est que lorsque vous commencerez à lire les uns après les autres les volumes des Œuvres de Lénine, et à sélectionner dans une certaine optique les idées de Lénine que vous aurez un tableau d'ensemble de l'itinéraire idéologique parcouru par Lénine lorsqu'il formulait ces questions. Tous ces grands virages que Lénine a su stratégiquement négocier n'ont pu l'être que parce que c'était un théoricien majeur, capable d'analyser avec une parfaite clarté une combinaison donnée de forces de classe, capable de les prendre en compte, d'en tirer des généralisations théoriques et, au-delà, des conclusions politiques pratiques. La base de tout, en l'occurrence, c'est sa maîtrise de l'arme du marxisme, qui jamais n'est restée figée, mais qui était véritablement un puissant instrument lequel, aux mains du camarade Lénine, était tourné tantôt d'un côté tantôt de l'autre, selon les exigences d'une réalité pratique. C'était ce marxisme pour lequel, vulgairement parlant, il n'y a rien de sacré sinon les intérêts de la révolution sociale. C'est un instrument idéologique qui ignore le fétiche et qui comprend parfaitement la signification de toute doctrine théorique, de toute prise de position, de toute thèse théorique particulière ; un instrument qui ne connaît absolument rien de figé.
Comment Lénine envisageait-il les questions idéologiques ? Lorsque, au sein du parti ou en dehors, on observait certaines déviations théoriques du marxisme, il les abordait aussitôt selon certains critères pratiques, parce qu'il ne dissociait pas la théorie de la pratique, et parce qu'il décryptait parfaitement toute enveloppe verbale. J'ai dit plus haut que si Marx c'était l'algèbre du développement capitaliste et l'algèbre de la révolution, Lénine, c'était l'algèbre de la période nouvelle, et, je le répète, son arithmétique. Je citerai un exemple auquel il faudra que je m'arrête dans un autre contexte logique. L'analyse du Capital de Marx est conduite de telle sorte que, pour une grande part, la paysannerie est écartée de cette analyse, parce que ce n'est pas une classe spécifique de la société capitaliste. Voilà qui est de l'algèbre supérieure. Il est clair que pour une action arithmétique, d'autres éléments sont ici nécessaires. Ce qui distingue Lénine, c'est sa façon de combiner l'algèbre, au plus haut niveau de généralisation, ce qui en mathématiques correspond à la théorie générale des nombres ou à la théorie des ensembles et, l'arithmétique, c'est-à-dire la transcription arithmétique des formules algébriques; l'association du grand et du petit : les soucis (dans un domaine pratique) de l'électrification d'un immense pays, et le souci de préserver un clou minuscule. Par ailleurs, sur un plan théorique, sa façon de s'occuper de problèmes théoriques majeurs, à commencer par la philosophie, tout en suivant à la trace, en traquant le tout petit rien mal formulé au plan théorique, mais qui peut être dangereux par la suite. Voilà qui s'appelle voir une époque jusqu'aux moindres détails, analyser, envisager des questions comme celle de la « chose en soi », et comprendre en même temps la portée théorique de telle formulation dans telle résolution (vous vous rappelez que Lénine dans sa brochure sur les deux tactiques a écrit maintes pages sur la façon dont il ne faut pas « écrire les résolutions »10). Cette incomparable aptitude à voir tout sous cet angle, à placer le plus grand et le plus petit, l'infime, sur l'échiquier de la stratégie politique et de la théorie précisément à l'endroit voulu du point de vue des intérêts de la classe ouvrière et du point de vue d'une action politique pratique, cette aptitude a trouvé son expression dans une remarquable synthèse, qui unit la théorie et la pratique.
Arrêtons-nous maintenant à certains problèmes qui ont une importance essentiellement du point de vue de ce que Lénine y a apporté de nouveau. L'une des questions majeures est celle de l'impérialisme. Lénine l'a traitée dans un ouvrage connu, dont il n'est absolument pas nécessaire ici de faire un résumé. Mais, camarades, je voudrais attirer votre attention sur ceci. Vous ne pourrez citer, dans le champ des travaux théoriques concernant l'impérialisme, aucun autre ouvrage qui soit aussi actuel que celui de Lénine. Parce que dans cet ouvrage, littéralement toutes les thèses théoriques, toutes les illustrations chiffrées qu'il en donne sont liées aux conclusions politiques pratiques que Lénine en tire.
Nous avons là une analyse simple, une analyse théorique d'une certaine époque : elle est faite dans une optique telle que l'on a immédiatement conscience des voies dans lesquelles la classe ouvrière doit s'engager, eu égard au développement de la classe dominante, à l'évolution de l'impérialisme. Cette question fait corps avec une autre question qui n'a été résolue dans aucun autre ouvrage théorique : la question nationale et coloniale. Je noterai ici que Lénine, à mon sens, a accompli un immense travail théorique. Je le répète, nous ne connaissons pas d'autre ouvrage qui ait procédé à une synthèse et à une systématisation de cette ampleur. En revanche, plusieurs œuvres de Lénine posent d'une façon parfaitement juste les problèmes national et colonial, chose confirmée par l'ensemble de notre pratique. Là, effectivement, Lénine a créé toute une école. Le fond de la chose tient au fait que chez Marx, on atteignait sur des nombreuses questions à un tel degré d'abstraction qu'il fallait établir toute une série de maillons logiques intermédiaires pour parvenir à des conclusions pratiques directes. J'ai déjà dit que le Capital contenait l'analyse de trois classes. Cela n'a rien à voir avec notre réalité : il y est question d'une société capitaliste abstraite, ses problèmes n'ont aucun trait à l'économie mondiale, aux heurts des différents corps capitalistes, aux problèmes de l'Etat, parce qu'il est aux mains de notre ennemi. Il n'aborde pas davantage la question du rôle de l'Etat dans la vie économique du pays. En d'autres termes, le Capital n'analyse pas maintes questions de caractère plus concret. Pour que ce système théorique débouche sur une action pratique, plus particulièrement à notre époque, il fallait mettre en place toute une série de maillons logiques intermédiaires qui, en eux-mêmes, représentent de très importantes questions théoriques. Ceux qui ont travaillé aux questions de la politique coloniale à l'époque de l'opportunisme, appartenaient presque tous, à de rares exceptions près, au clan des révisionnistes les plus acharnés, et ils étaient préoccupés par-dessus tout de faire l'apologie de la politique culturelle capitaliste dans les colonies. Marx a formulé un certain nombre de remarques et de considérations générales, mais il ne pouvait poser la question dans toute son ampleur, parce qu'alors le problème n'avait pas l'acuité qu'on lui a connu plus tard. Quant aux épigones, ils ne pouvaient pas fondamentalement le faire, parce que c'était le saint des saints de la politique bourgeoise de ce temps, et qu'il n'était pas question de toucher d'un doigt imprudent ce problème. On voyait à l'avant-scène Messieurs Hildebrandt et consorts développer toute sorte de théories « marxistes » à propos des colonies à seule fin de justifier la politique de l'Etat capitaliste. A cet égard, l'école de Lénine, qui s'est effectivement créée, a provoqué une véritable révolution. Sa portée pratique nous apparaît aujourd'hui clairement. Il est vrai qu'au stade initial de son développement, la théorie léninienne de la question nationale et coloniale n'a pas fait l'unanimité. Mais aujourd'hui, on en voit parfaitement le sens. Nous sommes en plein dans une époque des guerres mondiales où les Etats abordent une période de déclin, auquel il faut les « pousser » selon la règle nietzschéenne. Pour les pousser, il faut soutenir tout ce qui favorise le dépérissement de ces corps, le séparatisme du mouvement colonial et national, en d'autres termes, toutes les forces destructrices qui affaiblissent objectivement la puissance d'airain de l'Etat : un Etat qui est l'organisation la plus puissante et la plus rationnelle de la bourgeoisie. De cette façon pratique de poser la question découlaient des tâches théoriques originales et aussi des mots d'ordre pratiques (le droit à la séparation, etc.). Il faut y ranger aussi une prévision qui veut que, très prochainement, nous aurons toute une série de révolutions intermédiaires, de soulèvements coloniaux, de guerres nationales, nous serons en présence d'une bataille pour la liberté des nations opprimées contre la politique de grande puissance, etc. Toutes ces prévisions, qui correspondent à certain degré intermédiaire dans le procès général de déclin des rapports capitalistes, présupposent évidemment le travail théorique complexe de la pensée accompli par Lénine.
Je suggère à ceux qu'intéresse cet aspect des choses de lire l'article polémique de Lénine contre Rosa Luxemburg11, écrit pendant la guerre. On ne peut que s'étonner de la façon dont les moments de transition les plus subtils, que la plupart d'entre nous, sinon nous tous, avons vu plus tard, une fois mis en face du fait, avaient été suggérés par Lénine. Pourquoi ? Parce que c'était un tacticien et un stratège habile ? Comment cela s'explique-t-il ? C'est parce qu'il s'appuyait sur un sens phénoménal de la prévision théorique, lequel résultait d'une analyse extraordinairement réfléchie des rapports capitalistes existant dans toute leur complexité et leur concret. De la même façon, à propos d'une autre période de développement, celle où la classe ouvrière détient déjà le pouvoir, il était nécessaire de mettre en œuvre, pour comprendre les phénomènes qui sont le produit du déclin des vieux rapports impérialistes de grande puissance, la force historique de leur inertie ; des phénomènes qui devaient être pris en compte au plan théorique afin de pouvoir les éliminer au plan pratique. Autant de questions qui n'ont pas du tout été travaillées. Leurs solutions sont éparpillées dans toute une série d'articles de Lénine, de sorte qu'aujourd'hui nous avons pleinement la possibilité de comprendre jusqu'au bout ses idées et de s'en servir comme d'un boutoir contre la société capitaliste bourgeoise d'une part; et d'autre part de construire, en utilisant le levier du pouvoir prolétarien mais eu nous appuyant sur d'autres principes, de nouvelles formations politiques, dont la plus importante est notre Union Soviétique. Nous avons donc en l'espèce une conjonction de la théorie et de la pratique, à partir de nouveaux phénomènes qui sont à la fois le produit d'une dégénérescence et celui d'une construction nouvelle. Tout cela est synthétisé et lié en un seul système théorique. C'est là une chose qui est loin d'être petite ; à l'avenir, au cours des prochaines décennies, ce sera l'une de nos principales armes théoriques et pratiques. Encore faut-il que nous nous rappelions le rôle que joueront, dans le processus général de dégénérescence des rapports capitalistes actuels, les insurrections coloniales et les guerres nationales. Et si nous étendions par la pensée le processus de la révolution à d'autres continents, après l'avoir transféré de l'Europe occidentale, nous aurons une idée de cet instrument puissant que donne le système théorique de Lénine dans cette question, de la force colossale, des magnifiques méthodes de mobilisation des masses que représente cette doctrine qu'a élaborée Lénine à propos des questions nationales et coloniales.
Je pense que la question théorique suivante sur laquelle nous devons focaliser notre attention est celle de l'Etat en période de révolution socialiste. En l'espèce, bien entendu, il n'y avait rien de fondamentalement nouveau dans la conception du camarade Lénine, mais son immense mérite est, d'une part, d'avoir rétabli la véritable théorie de Marx sur l'Etat et son rôle en période de révolution socialiste : je veux dire par là la théorie de la destruction du pouvoir d'Etat et de la nécessité historique objective d'une destruction des relations étatiques. D'autre part, il a concrétisé la question ou, si l'on veut, il nous a fourni la clé arithmétique de la dictature du prolétariat, à savoir la théorie du pouvoir soviétique en tant que forme de dictature ouvrière.
Aujourd'hui, pour nous, cet aspect de la question est à ce point évident qu'il semble ne pas devoir être nécessaire d'en dire un seul mot superflu. Pour nous, il est trois fois évident parce que nous-mêmes nous avons, de nos propres mains, construit un Etat sur une nouvelle base de classe et selon d'autres principes d'édification. Mais il nous faut nous rappeler le passé, et considérer ce qui va de soi, ce qui aujourd'hui est tellement clair pour nous, dans un contexte historique général, dans l'évolution réelle de l'histoire. Si nous feuilletons la vieille littérature « marxiste » traitant de ces questions, nous y découvrirons une dénaturation tout à fait inimaginable de la doctrine marxienne. Non seulement nous n'y trouverons aucune idée nouvelle susceptible d'apporter de nouveaux développements à la théorie marxiste du pouvoir d'Etat, ou à la théorie marxiste du droit, ou à la question des changements que subissent ces catégories en période transitoire, mais nous n'y trouverions pas même un mot sur le processus de la révolution socialiste, et sur la situation après la révolution socialiste. Rétablir de façon précise la véritable doctrine de Marx, concrétiser cette même doctrine, en un mot donner une enveloppe concrète à la théorie de la dictature ouvrière était l'objectif clé de l'idéologie ouvrière, parce qu'il va de soi que la question de l'attitude envers le pouvoir d'Etat était et demeure une question centrale, c'est la question entre toutes. L'attitude envers une classe qui nous est hostile, l'attitude révolutionnaire envers sa force conjointe est au premier chef une attitude envers l'organisation la plus puissante, la plus centralisée, la plus rationnellement construite de cette classe dominante : son pouvoir d'Etat.
Par ailleurs, chacun voit clairement que le levier principal, pour reconstruire la société sur des principes nouveaux, différents, la force dynamique capable de remodeler les rapports de production existants, c'est un nouveau pouvoir d'Etat, prôné et organisé par la classe ouvrière triomphante. Il y a là toute une série de questions annexes, à la fois théoriques et pratiques. Nous en avons une somme dans un livre célèbre de Lénine : L'Etat et la révolution. Mais cette doctrine, développée par Lénine, n'est pas simplement un retour au point de vue qu'avait développé Marx en personne. C'est une synthèse du vieux point de vue marxien orthodoxe et d'une généralisation théorique de toute une série de faits nouveaux, et une prévision de ce que ne pouvait pas encore prévoir Marx à l'époque où il vivait et rédigeait ses travaux. Cette question, comme je l'ai déjà dit, est une question clé pour le mouvement ouvrier révolutionnaire, c'est la question centrale du monde moderne, et il ne saurait être admis de sous-estimer ce travail théorique de Lénine. Parallèlement, il a posé la question — et il l'a résolue — de la démocratie. Une question que les épigones du marxisme, les marxistes de facture social- démocrate et ceux de la IIe Internationale, avaient réduite à l'état de fétiche, de dogme aveugle, totalement coupée de sa base historique, d'où des conclusions politiques et pratiques absolument fausses et historiquement réactionnaires.
Le pouvoir soviétique est d'ores et déjà un « phénomène » que reconnaissent de jure nos adversaires les plus virulents du camp bourgeois. La portée théorique et pratique de cette idée, de cette théorie du pouvoir soviétique est véritablement immense. Si nous considérons les mots d'ordre, l'infinité de mots d'ordre qui circulent aujourd'hui dans toutes les parties du monde, il est indubitable que l'un des plus populaires, en un mot l'un de ceux qui s'emparent du plus grand nombre, de la classe ouvrière, qui l'entraînent à sa suite et l'organisent, c'est le mot d'ordre du Pouvoir des Soviets.
Rappelez-vous l'époque où Lénine est arrivé en Russie pour la première fois après de longues années d'émigration. Rappelez-vous l'accueil réservé à ses célèbres Thèses d'avril. Une fraction de notre propre parti, importante au reste, y a vu, ou peu s'en faut, une trahison de l'idéologie marxiste habituelle ! Manifestement, il n'y avait rien là de contradictoire au marxisme. Force nous est aujourd'hui, au contraire, de constater que c'était un développement de la doctrine marxiste orthodoxe de la dictature du prolétariat.
La vie nous a administré la preuve éclatante que le pouvoir soviétique était la forme la plus stable d'existence de la dictature ouvrière, qu'elle possédait un certain nombre d'avantages pratiques immenses pour la classe ouvrière triomphante. Mais si, parallèlement, nous comparons cette reconnaissance universelle à l'accueil qui a été réservé initialement à la formule de Lénine même dans nos propres rangs du parti, sans parler de nos adversaires, nous comprendrons quel immense propos théorique et pratique avait alors tenu le camarade Lénine. C'est assez fréquent, eu égard aux rythmes effrénés de notre vie, que bien des éléments nouveaux finissent par être considérés comme allant de soi. Mais lorsque nous tâchons de porter une appréciation historique sur ces éléments nouveaux, il faut faire litière des habitudes, il faut se remettre en mémoire tout ce qui précède l'instant présent, comment ont été accueillies cette conception théorique et les déductions pratiques qui en découlaient.
Je le répète, loin d'avoir été accueillies avec reconnaissance, elles ont au contraire suscité des attaques très virulentes. Aujourd'hui, la notoriété est générale, et c'est bien l'indice que, du point de vue de la réflexion théorique sur les questions relatives à la dictature du prolétariat, à la théorie du pouvoir d'Etat, à ses normes, et d'un point de vue pratique, il y a effectivement ici quelque chose de grandiose. Il faut bien voir que ce n'est pas simplement une question pratique, même si j'ai dit que le seul élément décisif pour nous est en fin de compte la pratique. C'est aussi une immense question théorique, parce que la théorie des formes de domination des classes est, pour la bourgeoisie aussi, une question théorique et pratique ; la question des formes de sa domination est d'un intérêt majeur, tout comme pour la classe ouvrière. Mais pour cette dernière, elle l'est incommensurablement plus importante et suscite des difficultés bien plus considérables parce que les diverses variations du pouvoir d'Etat de la bourgeoisie trahissent une sorte de continuité historique, tandis que le prolétariat n'a jamais eu ce pouvoir.
Les Etats bourgeois existent depuis fort longtemps. Les différentes modifications de leurs structures et les multiples réorganisations de leurs appareils d'Etat s'appuient sur une tradition très ancienne, qui remonte à l'époque où se sont établies des formes de régime étatique. D'où une immense expérience, etc. La classe ouvrière doit tout construire sans pouvoir opérer de vérifications préalables. Elle n'a pas à sa disposition de formes continues de cette existence étatique. Il lui faut, en l'espèce, accomplir un travail fondamentalement nouveau. On a trouvé une forme concrète de dictature du prolétariat viable. C'était une forme magnifique de stabilité, capable de résister à toutes les influences hostiles, à tous les assauts. On n'en saisit que mieux l'immense mérite théorique et pratique de Lénine, parce qu'il est le théoricien de l'Etat ouvrier, il en est le bâtisseur actif et concret, le dirigeant, son apôtre inlassable pour le prolétariat international.
Enfin, se pose la question de la classe ouvrière et de la paysannerie. Cette question joue dans notre politique pratique un rôle sur lequel il n'est pas besoin de s'étendre. Mais plus vite progressent les révolutions dans d'autres pays, et plus cette question dépasse sa dimension purement russe. Elle a une immense portée pour beaucoup d'autres pays. Rares sont ceux où elle ne revêt qu'une signification minime, et l'on peut compter sur les doigts de la main les pays où la question paysanne, associée à celle de la révolution, n'a pas joué le rôle le plus important. Bien entendu, les bases d'une solution de cette question sont à rechercher dans la théorie marxiste générale. Naturellement, la méthodologie applicable est présente dans les conceptions marxistes générales. Marx évoquait à propos de l'Allemagne, nous connaissons la formule — une combinaison souhaitable et favorable de forces pour qu'y triomphe une révolution ouvrière : la révolution prolétarienne devrait coïncider avec la guerre paysanne. Marx avait prévu les événements les plus propices au développement de la révolution ouvrière triomphante. Mais c'est à Lénine qu'il appartient d'avoir travaillé tout spécialement ce problème qui, dans l'optique de la stratégie et de la tactique de la lutte des classes, est un problème de tout premier ordre.
Il y a à cela de multiples raisons, notamment le fait que Lénine est né, a grandi et œuvré, au premier chef dans un pays où, en vertu de son régime socio-économique, la question paysanne ne pouvait pas ne pas focaliser l'attention. Ce qui compte en l'occurrence, c'est moins l'aveu superficiel de l'importance de cette question que son étude, conduite très en profondeur, à commencer par ses aspects théoriques les plus fondamentaux, pour finir par des déductions politiques et pratiques.
A mes yeux, Lénine est le plus grand théoricien agraire qu'ait connu le marxisme. Dans ses œuvres, la question agraire est l'une de celles à laquelle il a consacré ses meilleures pages. Elle l'a absorbée dès l'aube de son activité consciente, en sa qualité d'économiste et de statisticien. En ce sens, un certain nombre de problèmes des plus abstraits comme celui de la « diminution de la fertilité des sols », de la rente absolue, etc., sans parler d'autres questions de caractère pratique, qui s'inscrivent dans le sillage des rapports entre la classe ouvrière et la paysannerie, ont été particulièrement fouillés par Lénine. Personne, je crois, n'a rien accompli de plus essentiel que Lénine dans cette question agraire. Une fois de plus, si nous vivions une autre époque, et s'il ne s'agissait que de pousser l'abstraction à son terme, nous pourrions nous limiter à l'analyse d'une société capitaliste abstraite, où une séquelle de rapports féodaux comme la paysannerie joue un rôle infime, et peut ne pas être pris en compte par l'analyse. Mais dès qu'il s'agit de commencer à déchiffrer des formules algébriques et à les transformer en formules arithmétiques ou en formules d'une certaine catégorie, médianes — on peut l'imaginer — entre l'algèbre et l'arithmétique, on bute aussitôt sur un point : force est de se rendre compte qu'en période de révolution socialiste la classe ouvrière doit avoir à ses côtés un allié qui représente le peuple dans sa grande masse. Et c'est parce que l'on s'en est rendu compte que l'on a été conduit à analyser la question agraire.
La doctrine de Lénine sur l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, et sur les rapports entre ces deux classes, constitue l'élément spécifique clé de son apport à la doctrine marxiste générale. Au reste, il est très intéressant de noter que cette doctrine est née d'une bataille acharnée sur deux fronts : d'une part, contre le populisme1249, d'autre part, contre le « marxisme » spécifiquement libéral, si l'on peut s'exprimer ainsi. Lénine a mené son combat théorique et pratique sur deux fronts et d'un point de vue politique, du point de vue de la pratique révolutionnaire, ce combat est très clairement explicable : il apportait la solution du problème de l'allié de la classe ouvrière. Cette dernière avait pour objectif d'assurer le triomphe de la révolution socialiste, aussi ce problème était-il indissociable d'un autre, fondamental, qui nécessitait une prise de conscience théorique et pratique : celui de l'hégémonie du prolétariat.
Il fallait sentir, au plan théorique, une situation qui permettait d'affranchir la paysannerie de l'influence des libéraux et autres courants bourgeois, et de l'allier à la classe ouvrière. Une question pratique majeure nous séparait des mencheviks et des s.-r. : la classe ouvrière devait-elle s'allier à la classe de la bourgeoisie libérale ou à la paysannerie, ou la paysannerie était une grandeur au-dessus de tous ? Le groupe radical du populisme plaçait la paysannerie au premier rang. Le populisme libéral prônait l'alliance avec la bourgeoisie libérale qui devait avoir l'hégémonie sur la paysannerie. La formulation menchevique soutenait l'idée que la classe ouvrière devait se ranger au côté de la bourgeoisie libérale.
De toutes ces combinaisons, la seule juste était celle de l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, mais de telle sorte que la première entraîne la seconde à sa suite. Telle était la toile de fond pratique de toute une série de problèmes théoriques. C'est dans cette optique que Lénine envisageait et posait tous les problèmes regroupés sous l'indice général de « question agraire » dans son ensemble, dans son ampleur historique, dans tous ses détails, avec tout ce que cela impliquait. Disons à ce propos que cette question jouera encore un rôle extrêmement important parce que si, d'un côté, elle est liée à la question de l'hégémonie du prolétariat, de l'autre, elle est indissociable des questions nationales et coloniales. Si nous nous élevions au-dessus de notre planète et que nous considérions la répartition des forces à l'échelle internationale, l'Europe dans son ensemble, les régions industrielles de l'Amérique, si nous comparions l'Europe occidentale à l'ensemble des colonies, à la Chine, à l'Inde, au reste, de la périphérie coloniale, il apparaîtrait clairement que les mouvements révolutionnaires nationaux et coloniaux, les combinaisons de ces mouvements permettent d'envisager sous un autre angle la question des rapports entre la classe ouvrière d'une part et la paysannerie d'autre part. Car si l'Europe occidentale, dans le cadre général de l'économie mondiale, représente une ville immense, une ville collective, la périphérie coloniale des pays capitalistes représente un grand village. Le prolétariat industriel des pays industrialisés fait son entrée dans l'arène de l'histoire, regroupe ses forces pour se lancer à l'assaut du régime capitaliste et, partant, il entraîne au combat des millions de paysans, et il mobilisera la réserve que constituent des centaines de millions d'esclaves coloniaux, parce que ceux-ci ne sont rien d'autre qu'une grande arrière-garde paysanne de notre révolution internationale. Aussi le problème de l'attitude de la classe ouvrière envers la paysannerie est-il indissociable ici d'un autre problème dont j'ai déjà parlé : la question des nations, des guerres nationales et des insurrections coloniales.
Voilà donc, camarades, une question appelée à jouer un rôle colossal. L'école de Lénine a porté à, ce propos les premières appréciations fondamentales. Lénine a établi les assises de cette question, la pierre angulaire de la conception théorique et des orientations pratiques esquissées ici. Je pense qu'il est superflu ici de parler de l'hégémonie du prolétariat et du rôle dirigeant de la classe ouvrière, parce que c'est un point théorique que nous connaissons tous, et qui se passe de commentaires.
Telles sont, dans l'ensemble, les questions théoriques et les déductions pratiques qui ont été posées et élaborées par Lénine, et dont ont été tirées des conclusions tactiques générales. L'édifice est en gros construit, il faut le parachever, fignoler les détails en tenant compte évidemment des faits nouveaux, des éléments originaux que nous apportera le développement ces prochaines années.
D'une façon très générale, il se dégage à peu près cinq problèmes théoriques fondamentaux qu'a esquissés Lénine et qu'il nous faut étudier. Il y a d'abord la théorie ou l'amorce d'une théorie de l'intégration au socialisme après une révolution ouvrière victorieuse. L'expression est pour nous au plus haut point haïssable. Nous la haïssions parce qu'elle était synonyme de doctrine des révisionnistes, des épigones du marxisme ou, si vous voulez, des traîtres du marxisme qui ont échafaudé toute une construction théorique pour dire que la révolution n'avait rien d'indispensable, qu'elle ne découlait nullement du cours objectif de l'histoire et que la classe ouvrière pouvait parfaitement s'en passer de la révolution, parce que le capitalisme transite de façon organique, sans catastrophes, en vertu de conditions intrinsèques à son développement, à des formes qui correspondent à celles du socialisme ; le prolétariat étend peu à peu ses tentacules dans différentes directions : la vie économique, l'administration de l'Etat. Et la classe ouvrière finira par occuper sans révolution, sans dictature du prolétariat des positions stratégiques dans l'appareil de l'Etat, dans l'appareil économique.
Cette théorie vous est à tous bien connue, et on lui a collé une étiquette : « l'intégration au socialisme ». Mais, camarades, après la dictature du prolétariat commence une période organique de développement. Une fois établie la dictature ouvrière, il est parfaitement clair que cette question, comme de nombreuses autres se pose de façon totalement différente. Interrogeons-nous : que se passe-t-il une fois que la classe ouvrière a conquis le pouvoir (dans un seul pays, bien entendu) ? La réponse est : dans ce pays, le socialisme suit une courbe évolutive, et il ne peut en être autrement. En un mot, une fois au pouvoir la classe ouvrière amorce une intégration effective au socialisme. Lénine est demeuré imprécis à cet égard. Mais une infinité d'endroits, dans ses œuvres, illustrent cette idée. C'est plus particulièrement vrai de ses derniers articles. Par exemple, dans l'un d'entre eux où il traite des coopératives, il dit clairement que si auparavant nos aspirations étaient axées sur la révolution, sur les catastrophes aujourd'hui, où nous sommes attachés à construire, notre politique est axée sur un travail d'organisation pacifique. Par cette formule, il dit exactement la même chose que ce que je viens d'évoquer; naturellement, cette idée demande à être travaillée dans plusieurs directions, parce qu'elle soulève une infinité de questions : la lutte évolutive des formes économiques, l'essor, puis le déclin de l'Etat, toujours par voie évolutive. Nous devons d'abord consolider, renforcer l'organisation du prolétariat au pouvoir, nous devons assurer la cohésion de la dictature du prolétariat, avant qu'une évolution naturelle ne conduise l'Etat à dépérir.
Pas question ici de troisième révolution. Et inversement. Toute intervention par la violence contre ce système de la dictature du prolétariat n'est rien d'autre, objectivement, qu'une contre-révolution. C'est parce que l'Etat ouvrier est un Etat d'un type tout à fait particulier, de même que notre armée, laquelle porte en elle, toujours par évolution naturelle, son propre anéantissement, c'est précisément la raison pour laquelle le développement s'inscrit dans une ligne évolutive originale. De fait, après une période de conquêtes, après le début de la dictature du prolétariat, cette intégration au socialisme ne fait que commencer. On conçoit bien que cela répond à une loi tendancielle particulière, et que l'élimination des contradictions propres à cette période diffère foncièrement de ce même processus à l'époque du capitalisme. La raison en est très simple : si le développement du capitalisme n'est rien d'autre qu'une reproduction élargie des contradictions capitalistes, lesquelles disparaissent à une période pour réapparaître à une autre, et si chaque cycle, chaque étape s'accompagne d'une exacerbation de toutes les contradictions pour aboutir à l'effondrement du système, dans le même temps, mais à un autre niveau de développement qui commence avec la dictature ouvrière (je ne parle pas de la possibilité d'anéantir la dictature ouvrière de l'extérieur, comme en Finlande), nous sommes en présence d'une série naturelle, où le développement des contradictions est stoppé à dater d'un instant connu. En d'autres termes, nous aurons non pas une reproduction élargie des contradictions de notre système, mais une reproduction de moins en moins marquée, laquelle, par voie évolutive, aboutira à l'essor du communisme. Le développement prend dès lors un tout autre sens, une signification fondamentalement différente de ce qu'il était sous le capitalisme. On trouvera dans les œuvres de Lénine maints passages à l'appui de cette idée. On se situe à un nouveau stade de la théorie, qui s'accompagne de la formulation de nouvelles lois tendancielles, distinctes de celles que nous connaissions en période de développement capitaliste. A ces nouveautés théoriques correspondent des déductions politiques pratiques.
Considérons le problème très concret de la NEP dans le contexte actuel de la Russie. Il est parfaitement clair que toute une série de conclusions sont à tirer de ces données théoriques. Nous viendrons à bout de la NEP non en fermant les boutiques à Moscou et en province, mais par la concurrence, en faisant en sorte que notre industrie, nos organismes d'Etat deviennent de plus en plus puissants. Je prends là un tout petit exemple, mais vous verrez qu'il constitue une somme de questions théoriques et pratiques tout à fait nouvelles, que nous ne posions pas auparavant parce que nous posions, socialement parlant, en destructeurs. Nous étions les destructeurs les plus résolus, les plus hardis, les plus conséquents d'un système donné. Désormais nous sommes les bâtisseurs les plus conséquents d'un autre système. L'aspect est nouveau, la somme des questions théoriques et pratiques est nouvelle également. Il est clair qu'en l'espèce il n'y a aucune rupture avec la vieille tradition marxiste, parce que ce dont il est question c'est de poursuivre et d'appliquer la méthode marxiste dans des conditions foncièrement nouvelles qui, dans leur concret, étaient inconnues de Marx et d'Engels, pour la raison qu'aucunes données empiriques ne permettaient alors des généralisations.
A cet égard, une question me paraît prendre une très grande importance, et devoir faire l'objet d'un travail théorique en profondeur : celle de la culture en période transitoire. C'est là un problème à propos duquel on trouve des notes éparses dans toute une série de travaux de Lénine : citons son discours au congrès de la jeunesse, ses travaux sur le rôle des spécialistes et leur utilisation, son discours sur l'éducation communiste, les propos qu'il a tenus sur les rapports entre la culture prolétarienne et la vieille culture, ses jugements sur une certaine continuité en ce domaine. Nécessaire étude théorique, donc, car c'est, tout autant, l'un des principaux problèmes du monde moderne. On peut, je crois, affirmer aujourd'hui, qu'une certaine base nous est fournie par les conceptions théoriques de Lénine. Il nous faut poursuivre cette œuvre. Cette question, encore une fois, est foncièrement nouvelle, personne ne l'avait posée et ne pouvait y songer à la phase précédente du développement historique. On ne la trouve ni chez les marxistes les plus révolutionnaires, ni chez Marx lui- même. C'est là une tâche nouvelle de notre avenir.
Vient ensuite une troisième question, que je libellerais ainsi : les différents types du socialisme13. Chez nous, le socialisme est descendu des nuages sur la terre, ou, à tout le moins, il s'est rapproché de nous, pour devenir une tâche politique pratique. Comment posions nous la question du socialisme auparavant ? Comment se posait-elle chez Marx ? Une lettre du grand penseur dit ceci : « Nous connaissons le point de départ et la tendance de développement »14. Voilà une formule parfaitement juste. Considérons maintenant le dernier article de Lénine sur la coopération et examinons les thèses qu'il y énonce. Analysant les vues que l'on avait jadis sur la coopération, Lénine dit qu'aujourd'hui, une fois la classe ouvrière au pouvoir, la question se pose de façon fondamentalement différente : s'attacher à promouvoir la coopération paysanne sous l'hégémonie de la classe ouvrière, c'est mettre en œuvre le socialisme. Mais cette formule n'est pas applicable à un même titre à une Angleterre soviétique. Lénine a maintes fois souligné — en privé, dans ses discours, ses articles et d'autres travaux — qu'il nous fallait être prudents avant d'imposer des formules de ce type à d'autres pays. Les types de socialisme peuvent être d'une grande originalité qui découle du fait que le socialisme se bâtit sur un matériau donné. Il est parfaitement clair que le régime capitaliste, qui vit ses derniers moments, a ses lois générales de développement capitaliste. Mais il est également indiscutable que si l'on trouve des traits généraux du capitalisme dans les différents pays, le capitalisme a, dans un pays, une organisation spécifique, différente dans un autre pays. Le capitalisme sur son déclin, ce capitalisme dont l'évolution s'est faite sur plusieurs centaines d'années sous la forme effrayante de tendances au nivellement, a conservé ses principaux traits originaux. Ceux-ci subsisteront donc naturellement avec la construction du socialisme, parce que le point de départ de ce nouveau développement n'est rien d'autre que le capitalisme.
La révolution, dans les différents pays, a elle aussi ses traits originaux, qui ne peuvent manquer d'affecter la construction du socialisme. La paysannerie a toujours joué un rôle considérable chez nous, mais, on ne pourra en dire autant de l'Angleterre, parce que notre capitalisme, nos structures socio-économiques, les rapports entre les classes que nous avons connus, notre paysan étaient différents. Les points de départ du développement du socialisme étant différents, il est naturel que les formes intermédiaires par lesquelles évolue le socialisme jusqu'à devenir un système communiste mondial, universel, accusent également de grandes différences. C'est là une question qu'il convient d'affiner au plan théorique, c'est l'assise à partir de laquelle il est indispensable de tirer des conclusions politiques pratiques. Lorsque Lénine dirigeait l'Internationale communiste, il nous mettait en garde, nous qui y travaillions : en aucun cas il ne faut perdre l'originalité du développement, il faut éviter les clichés, savoir distinguer, voir ce qu'il y a de plus général, en même temps que les éléments particuliers qui jouent parfois un rôle décisif pour aller plus avant vers le communisme. Voilà pour la troisième série de questions que l'on trouve esquissées chez Lénine, dont la base est déterminée, et qu'il nous faut affiner et systématiser.
A propos de la paysannerie et de la classe ouvrière se pose aussi un problème tout à fait original, qui demande une analyse théorique. Au cours d'un séminaire aux travaux duquel j'ai participé, ce problème avait été soulevé par un camarade, le camarade Rozit. Il me semble que sa façon de poser la question mérite une réflexion théorique, et Lénine y a beaucoup contribué. J'entends par là l'analyse théorique d'une société à deux classes — les ouvriers et les paysans — dans le cadre de la dictature ouvrière.
Si sous le capitalisme nous étions essentiellement préoccupés par l'analyse d'une société à trois classes (la bourgeoisie, les propriétaires fonciers et la classe ouvrière), si cette analyse était abstraite, aujourd'hui, il est du plus haut intérêt pour la théorie de poser la question des deux classes, la classe ouvrière et la paysannerie, la grande propriété foncière ayant été exterminée et la bourgeoisie expropriée.
Il va de soi qu'en l'espèce, à mesure que l'on approche d'une voie concrète, il faudra apporter toute une série de correctifs importants qui modifieront sans doute fortement le tableau théorique et pratique. Cette question s'inscrit dans la même lignée que celle de l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, parce que ces classes ne sont rien d'autre que les vecteurs de classe de formes économiques déterminées. Il ne s'agit pas simplement de quelconques forces sociales, sans plus. Toute classe est porteuse de formes économiques qui lui sont propres. Si nous envisageons la paysannerie en termes de classe sociale, il ne faut pas oublier qu'elle est le vecteur d'une forme économique déterminée qui peut nous subjuguer, susceptible d'évoluer dans un sens pas souhaitable pour nous mais qui, par ailleurs, peut s'engager dans la voie que nous voulons qu'elle suive. Voilà donc un point de vue de classe d'une signification purement économique, et la question du rapport des classes est, dans le même temps, celle du rapport entre des formes économiques. La question de l'hégémonie du prolétariat sur la paysannerie est en même temps celle du rapport entre l'industrie socialiste et l'agriculture. On comprend bien toute l'importance de cette question et, me semble-t-il, elle mérite une très grande attention.
Enfin, un certain nombre de questions ont préoccupé Lénine. Elles sont d'une importance extrême pour nous tous, pour notre parti et pour la classe ouvrière. Par exemple, celle des multiples contradictions, apparues au cours de notre développement social actuel, après l'instauration de la dictature du prolétariat, et tendances qui nous sont hostiles et suscitées par ces contradictions. Qu'après la dictature du prolétariat les choses évoluent ne signifie nullement que nous ne serons pas confrontés, tout particulièrement à la première phase de la dictature ouvrière, à des contradictions d'une très grande ampleur qui, à certaines périodes, peuvent mêmes s'accentuer. Si j'évoque la perspective générale d'une possible disparition de ces contradictions jusqu'à parvenir au communisme, j'embrasse alors un très long chemin, la voie dans son ensemble. Mais il n'en faut pas conclure qu'à certaines périodes historiques concrètes, notamment au début de ce chemin, nous n'assisterons pas à un essor de ces contradictions. A cet égard, se pose la question d'une possible dégénérescence de la classe ouvrière. Voilà qui est de la plus haute importance politique pour nous tous. Lénine a soulevé ce problème au congrès des métallurgistes15. Il l'a fait à maintes reprises dans d'autres assemblées. Il est le premier avoir dit que le prolétariat inculte était susceptible d'être absorbé par une bourgeoisie plus cultivée, qui triomphera de nous « pacifiquement » précisément parce qu'elle est plus cultivée. Il évoquait très franchement ce danger, effectivement d'une importance extrême pour nous. Ce danger provient des tendances contradictoires de notre développement, de la situation contradictoire de la classe ouvrière, laquelle se situe au bas de la pyramide sociale, tout en étant par ailleurs à son sommet. Cette situation contradictoire de la classe ouvrière suscite à son tour toute une série d'autres contradictions qui demanderont beaucoup de temps avant d'être surmontées. Lénine a posé ces questions et les a résolues pour l'essentiel. Nous devons poursuivre dans ce sens, et en tirer les conclusions pratiques qui s'imposent.
Que toute révolution ouvrière, par le fait même que la classe ouvrière a subi une oppression culturelle, soit confrontée à un danger de dégénérescence interne qui doit être et sera surmontée par le jeu des tendances contradictoires (il faut analyser les affrontements et la mécanique de l'enchevêtrement de toutes ces tendances nocives et utiles) est une question qui ne pouvait être posée sous une forme concrète au milieu du siècle dernier, et pas davantage au début de ce siècle. Mais elle pouvait et devait être posée une fois, en possession d'un matériau suffisant pour juger des formes concrètes de ces dangers et de leurs tendances, que nous devons soutenir, renforcer, de façon à les surmonter.
Je ne puis m'arrêter à un certain nombre de questions secondaires, tout comme je ne puis, présentement, m'attarder sur les formulations assez générales de la tactique et de la stratégie ouvrières. Je dois me contenter de dire qu'en ce domaine, nous trouvons des généralisations du marxisme appliqué. En d'autres termes, l'application de la théorie est soumise à des lois, tout comme la mécanique appliquée. A cet égard, Lénine a fait beaucoup, mais vous ne trouverez pas un livre où tout cela est été écrit, disséqué et proposé aux lecteurs paragraphe après paragraphe. Son livre : La maladie infantile du communisme (le «gauchisme»)16, que nous lisons aujourd'hui avec de tout autres yeux, est une tentative d'exposer cette théorie générale de la stratégie et de la tactique. Cet ouvrage constitue, disons-le, l'embryon ou mieux encore une brève ébauche de théorie générale du marxisme appliqué à une époque révolutionnaire. C'est un travail des plus remarquables où nous trouvons tous les jalons qui permettent, comme si l'on suivait un plan, d'élaborer une stratégie et une tactique de lutte de la classe ouvrière. C'est à Lénine, en ce domaine, que revient la primauté. Parce que nul n'avait jamais connu cette expérience colossale de situations diverses à l'instar de notre parti, petit groupe de quelques personnes, entré en 1905 dans l'arène politique à titre de parti semi-légal, parti rejeté dans la clandestinité, lançant des offensives et reculant, etc., pour devenir enfin le parti dominant. Jamais nous n'avions connu nulle part cette expérience, ce jeu bigarré de forces d'idées et de situations différentes, avec l'immense diversité de normes de comportement que cela implique. Et vous ne trouverez chez aucune figure politique ni dans le camp de la bourgeoisie ni chez Marx lui-même, une telle compréhension de l'originalité des diverses situations, un tel souci de rechercher les voies les plus différentes. Il ne peut y avoir aucune discussion à ce sujet. L'un des éléments constitutifs de cette somme globale de questions du marxisme appliqué, questions susceptibles d'être regroupées, ce sont les questions organisationnelles et internes du parti. A cet égard, tout comme nous avons à apprendre auprès de Lénine — et pour ce qui est de l'organisation, et pour la mise en place du parti, et pour ce qui du rapport entre le parti, la classe, la masse et les chefs, etc., — nous disposons d'exemples tout à fait incomparables, aujourd'hui soumis à l'épreuve de l'expérience de plusieurs révolutions et qui désormais sont ancrées dans la conscience des très larges masses. Le léninisme, est, à cet égard, un acquis solide pour la durée de notre lutte de classes. Ces thèses ne perdront leur utilité qu'une fois mis un terme à la lutte des classes. En ce domaine, j'entends le marxisme appliqué, la mise sur pied d'une organisation du parti, les relations des organisations du parti avec toutes les autres organisations, avec les masses de sans-parti, avec les autres classes, que peut-on imaginer de mieux ? Il n'y faut pas songer, parce que tout cela embrasse toute l'époque nouvelle avec ses particularités principales et un mécanisme complexe qu'est une révolution ouvrière triomphante en marche. Rien de mieux, donc, que l'enseignement de Lénine. Bien entendu la tradition léniniste continue à s'appliquer aux circonstances concrètes.
Lénine ne tenait rien en aversion comme la transformation du léninisme en un dogme. Il avait des propos très déplaisants pour les « vieux » bolcheviks, au mauvais sens du terme, qui n'étaient capables que de répéter, comme des perroquets, ce qui avait été écrit il y a plusieurs années. En privé, il les qualifiait de vieux imbéciles. Dans ses écrits, il était mu par un élan qui le conduisait à recourir à cette formulation rien moins qu'académique, mais résolument dans tous ses travaux il exigeait de lui-même et des autres que, parallèlement à une certaine méthodologie, à un certain contenu méthodologique, on n'ait de cesse de prendre en compte une conjoncture originale.
Qui néglige la dynamique des événements, qui néglige la conjoncture originale n'est en mesure de rien créer qui soit juste ni au plan théorique ni au plan pratique. On ne peut s'orienter dans les nouveaux événements sans voir l'essor de ce qui est nouveau, parce que la vie est un mouvement éternel, qu'elle produit de façon permanente des formes nouvelles, crée des situations et des relations nouvelles. Sentir cette nouveauté est une obligation imprescriptible du théoricien et du militant, c'est le devoir de tout marxiste. Lénine sentait beaucoup plus que quiconque cette nouveauté. Si nous considérons son action, ses formulations théoriques, les mots d'ordre pratiques qu'il lançait, nous voyons que l'intrépidité même, la hardiesse, le flair de tout ce qui est nouveau étaient chez lui incomparables. Les grands coups de barre de notre politique du parti, et les formulations critiques qui ont, soit précédé soit accompagné ces coups de barre, constituaient un des plus merveilleux exemples de dialectique révolutionnaire marxiste, qui ne craint aucun changement et qui, a tout changement dans le domaine de l'objectif, répond par un changement approprié, une adaptation à la nouveauté dans la tactique et la stratégie du parti prolétarien.
Très souvent, il est d'usage de comparer Marx et Lénine, et l'on en vient même à poser cette question : qui est le plus grand de Marx ou de Lénine ? Et l'on répond que Lénine est plus grand dans la pratique, et Marx dans la théorie. A mon sens, il n'y a pas de balance susceptible de soupeser ces deux grandes figures pour la bonne raison que l'on ne peut ni ajouter ni mesurer des grandeurs de types très différents, apparues dans des conditions différentes et qui ont joué un rôle différent. C'est exclu. Poser ainsi la question, c'est commettre une erreur fondamentale. Mais nous pouvons dire sans aucun risque de nous tromper que ces deux noms détermineront les voies de la classe ouvrière tant que celle-ci existera en tant que telle. Voilà qui est parfaitement indiscutable, et nous pouvons nous consoler, après la mort de Lénine, à l'idée que nous avons vécu, lutté et triomphé sous la direction permanente de notre grand maître.
Notes
1 Le VIIe Congrès extraordinaire du PC(b)R : premier congrès du parti communiste après la victoire de la Révolution socialiste d'Octobre, réuni les 6-8 mars 1918 à Pétrograd. Les travaux de ce congrès ont été conduits par Lénine qui a présenté un rapport politique, un rapport sur la révision du Programme et de la dénomination du parti. Il a pris part à la discussion de toutes les questions. Ce congrès était extraordinaire du fait de la nécessité de reconsidérer la question de la conclusion du traité de paix de Brest-Litovsk, qui a donné lieu à une âpre discussion au congrès. Lénine a prouvé avec conviction que la signature de la paix était nécessaire et inévitable. S'opposait à la ligne léniniste un groupe de « communistes de gauche » : A. Lomov, M. Ouritski, A. Boubnov, F. Dzerjinski, N. Ossinski et d'autres, sous la direction de N. Boukharine. Les « communistes de gauche » exigeaient que l'on déclare la guerre à l'impérialisme international, ils étaient même prêts à consentir à perdre le pouvoir soviétique « au nom des intérêts » de la révolution mondiale. L. Trotski avait une position aventuriste et démagogique, il proposait de mettre un terme à la guerre, de démobiliser l'armée, mais de ne pas signer la paix. Le congrès adopta une résolution sur la paix de Brest-Litovsk proposée par Lénine. Boukharine, en 1918, reconnut publiquement avoir été dans l'erreur à propos de la paix de Brest-Litovsk. Lénine expliquait la ligne, funeste pour le pouvoir soviétique, des « communistes de gauche » par leur absence de souplesse dialectique, par leur refus de voir la distinction fondamentale entre les compromis de trahison et les compromis obligatoires et nécessaires, (cf. V. Lénine ; Œuvres, t. 31, p. 31
2 Cf. la lettre de Marx à J. Weydemeyer du 5 mars 1852. (K. Marx, F. Engels : Correspondance, Ed. du Progrès, Moscou, p. 61).
3Dans son ouvrage La faillite de la IIe Internationale, Lénine indiquait que les ouvriers conscients entendaient par « faillite de l'internationale ... le reniement révoltant par la plupart des partis sociaux-démocrates officiels de leurs convictions, des déclarations les plus solennelles faites dans les discours aux congrès internationaux de Stuttgart et de Bâle, dans les résolutions de ces congrès ... », Lénine soulignait que « ... la plupart des partis sociaux-démocrates, avec à leur tête, ou tout premier lieu, le plus grand et le plus influent des partis de la IIe Internationale, le parti allemand, se sont rangés du côté de leur état-major général, de leur gouvernement, de leur bourgeoisie, contre le prolétariat. » (Œuvres, t. 21)
4 Il s'agit de la guerre mondiale impérialiste de 1914-1918.
5 Voir K. Marx : «Sur le congrès de la Haye» (K. Marx, F. Engels : Œuvres choisies en trois volumes, t. 2, p. 308) : «... et nous ne nions pas qu'il existe des pays comme l'Amérique, l'Angleterre... où les travailleurs peuvent arriver à leur but par des moyens pacifiques ». Boukharine fait sans doute allusion à l'introduction d'Engels à l'ouvrage de Marx: « La lutte de classes en France de 1848 à 1850 ».
6 L'Institut des professeurs rouges : établissement d'enseignement supérieur spécial, créé pour former des cadres enseignants de sciences sociales destinés aux écoles supérieures, ainsi que des collaborateurs des centres de recherche et des organismes centraux du parti et de l'Etat. Constitué au terme d'une résolution du CCP de la RSFSR du 11 février 1921, signée de Lénine. De 1921 à 1932, le recteur de cet institut a été un historien connu, M. Pokrovski.
7 Voir la lettre de Marx à J. Weydemeyer du 5 mars 1852. (K. Marx, F. Engels : Correspondance, p. 61) : « Ce que j'ai apporté de nouveau, c'est de démontrer ; 1o que l'existence des classes n'est liée qu'à des phases historiques déterminées du développement de la production ; 2° que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3° que cette dictature, elle-même, ne représente qu'une transition vers l'abolition de toutes les classes et vers une société sans classes ».
8 La Commune de Paris n'était qu'une esquisse qui a servi à Marx de base pour un certain nombre de prévisions géniales. Mais Marx ne pouvait évidemment étudier à fond cette question. (Note de Boukharine)
9 Ici, Boukharine ne cite pas Lénine, mais expose le fond de son attitude envers le problème du remplacement des mots d'ordre en fonction d'une situation historique concrète. (Cf. Lénine : Œuvres, t. 27, p. 314, 361, 368-369).
10 Cf. V. Lénine : Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (Œuvres, t. 9, p. 84-89).
11 Il s'agit de l'article de Lénine : « A propos de la brochure de Junius ». (Œuvres, t. 22, p. 328-345).
12 Le populisme courant idéologique et politique dans le mouvement révolutionnaire russe, apparu à la fin des années 1860 et au début des années 1870. Les populistes affirmaient que le capitalisme en Russie était un phénomène fortuit et que, par conséquent, il n'y aurait aucun développement du prolétariat. Ils jugeaient que la paysannerie était la principale force révolutionnaire et considéraient la commune paysanne comme une cellule du socialisme. Soucieux de soulever les paysans pour les inciter à se battre contre l'autocratie, les populistes « allaient au peuple » (d'où leur nom).
13 La thèse de Boukharine sur les différents types du socialisme avait fait l'objet de critiques dans les travaux de certains historiens. Dans les conditions actuelles, et alors que des pays ayant différents niveaux de développement se sont engagés dans la voie du socialisme, cette idée a pris une actualité particulière.
14 Il s'agit visiblement de la lettre de F. Engels à K. Schmidt du 5 août 1890 : « Si on reste raisonnable, on peut seulement : 1) chercher à découvrir le mode de répartition par lequel on commencera, et 2) essayer de trouver la tendance générale du développement ultérieur ». (K. Marx, F. Engels : Correspondance, Ed. du Progrès, p. 438.
15 Il s'agit du discours de Lénine lors de la réunion de la fraction communiste du Ve Congrès des ouvriers métallurgistes de Russie du 6 mars 1922. Ce congrès s'est déroulé à Moscou les 3-7 mars 1922. (Cf. Lénine : Œuvres, t. 33, p. 226-229).
16 La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »). Ouvrage de Lénine consacré aux questions extrêmement importantes de la stratégie et de la tactique des partis communistes, à la portée internationale de l'histoire du bolchevisme et de la révolution d'Octobre. Ecrit en avril-mai 1920 pour l'inauguration du IIe Congrès de l'internationale communiste. Les thèses majeures de cet ouvrage de Lénine ont servi de base aux décisions adoptées par le congrès (cf. Lénine : Œuvres, t. 31, p. 11-116).