1919 |
Un ouvrage qui servira de manuel de base aux militants communistes durant les années de formation des sections de l'Internationale Communiste. |
L'ABC du communisme
Développement du régime capitaliste
Les grandes usines, qui comptent quelquefois plus de dix mille ouvriers, avec leurs machines gigantesques, monstrueuses, nont pas toujours existé. Elle sont nées de la disparition graduelle et presque complète du petit artisanat et de la petite industrie. Pour comprendre cette évolution, il faut dabord observer que la propriété privée et la production de marchandises rendent inévitable la lutte pour lacheteur : la concurrence. Qui triomphe dans cette lutte ? Celui qui sait attirer à lui lacheteur et le détacher de son concurrent (son rival). Or, lacheteur, on lattire principalement par le plus bas prix des marchandises [1]. Mais qui peut vendre meilleur marché ? Il est clair que le gros fabricant peut vendre meilleur marché que le petit fabricant ou lartisan, car la marchandise lui revient à meilleur compte. La grande industrie dispose, en effet, dune foule davantages. Dabord lentrepreneur-capitaliste est en mesure de faire installer de meilleures machines, demployer de meilleurs instruments et de meilleurs appareils. Lartisan, le petit patron gagnent à grand-peine leur vie; ils travaillent ordinairement avec des machines actionnées à la main; ils nosent même pas penser, faute de moyens, aux grandes et bonnes machines. Le petit capitaliste nest pas non plus en état dintroduire les machines les plus modernes. Plus lentreprise est grande, plus la technique est perfectionnée, plus le travail est productif, — meilleur marché revient la marchandise.
Dans les grandes usines dAmérique et dAllemagne, il y a même des laboratoires scientifiques qui découvrent continuellement de nouveaux perfectionnements, unissant ainsi la science à lindustrie; ces inventions constituent le secret de lentreprise et ne servent quà elle seule.
Dans la petite industrie et dans lartisanat, un même ouvrier fabrique le produit presque en entier; dans le travail à la machine avec de nombreux ouvriers, lun en fait une partie, lautre une seconde, un autre une troisième, et ainsi de suite. Le travail va bien plus vite ainsi; cest ce quon appelle la division du travail. On peut se rendre compte des avantages quon en retire, daprès une enquête américaine de 1898. En voici les résultats :
Pour la fabrication de dix charrues, le travail à la main exige 2 ouvriers, faisant chacun 11 opérations différentes, travaillant au total 1.180 heures et touchant 54 dollars; le même travail fait à la machine exige 52 ouvriers, 97 opérations différentes (plus il y a douvriers, plus ils sont spécialisés), travaillant 37 h. 28 minutes et touchant 7,9 dollars (par conséquent, la perte de temps a été infiniment moins grande et le travail est revenu considérablement moins cher). Pour la fabrication de 100 roues de montre, le travail à la main exige 14 ouvriers, 453 opérations différentes, 341.866 heures de travail et 80.822 dollars; avec des machines : 10 ouvriers, 1.088 opérations, 8.343 heures de travail, 1.799 dollars. Pour la fabrication de 500 yards dun tissu à carreaux, le travail à la main exige 3 ouvriers, 19 opérations, 7.534 heures, 135,6 dollars; le travail à la machine : 252 ouvriers, 43 opérations, 84 heures, 6,81 dollars. On pourrait citer encore une grande quantité dexemples semblables. Dun côté, toute une série de branches de production, qui nécessitent une haute technique, telles que la construction de wagons, des cuirassés, les mines, restent, peut-on dire, inaccessibles aux petits entrepreneurs ou aux artisans.
La grande industrie économise sur tout : sur les bâtiments, les machines et les matières premières, léclairage et le chauffage, la mainduvre, lutilisation des déchets, etc. Figuronsnous, en effet, mille petits ateliers et une seule grande fabrique qui produit à elle seule autant que ces mille ateliers; il est plus facile de construire un seul grand bâtiment que mille petits; on emploie plus de matières premières dans les mille petits ateliers; il y a plus de perte, plus de malfaçon, plus de gaspillage; il est plus facile déclairer et de chauffer une seule grande fabrique que mille petits ateliers; il est également plus facile de lentretenir, de la balayer, de la surveiller, de la réparer, etc. Bref, dans une grande entreprise, sur tout cela, on pourra épargner ou, comme on dit : économiser.
Dans lachat des matières premières et de tout ce qui peut être nécessaire pour la production, la grande industrie se trouve encore avantagée. Cest en gros quon achète la meilleure marchandise au meilleur compte; de plus, le grand fabricant connaissant mieux le marché, sait où et comment acheter moins cher. Dans la vente de ses marchandises également, la petite entreprise est toujours infériorisée. Le grand patron sait mieux où il peut vendre le plus cher (il a, dans ce but, ses voyageurs, il est en relations avec la Bourse où sont centralisés tous les renseignements sur la demande de marchandises; il communique presque avec le monde entier). Mais surtout, il peut attendre. Si, par exemple, les prix de ses marchandises sont trop bas, il peut garder ces marchandises en entrepôt et attendre le moment où les prix remonteront. Le petit patron ne le peut pas. Il vit de ce quil a vendu. La marchandise une fois vendue, il faut aussitôt vivre de largent reçu : il na pas dargent davance. Aussi, est-il obligé de vendre à tout prix; autrement cest un homme fini. Il est clair quil y perd énormément.
Enfin, la grande industrie trouve encore un avantage dans le crédit. Lorsque le grand entrepreneur a un besoin pressant dargent, il peut toujours en emprunter. Nimporte quelle banque prêtera à une maison « sérieuse » et à un intérêt relativement minime. Mais presque personne naura confiance en un petit patron. Et même sil inspire confiance, on lui prêtera de largent à un taux usuraire. Aussi le petit industriel tombe-t-il facilement dans les griffes de lusurier.
Tous ces avantages de la grande industrie nous expliquent pourquoi la petite industrie disparaît inévitablement dans la société capitaliste. Le grand capital la tue, lui enlève lacheteur, la ruine et transforme son propriétaire en prolétaire ou en va-nu-pieds. Il est évident que le petit patron cherche à se cramponner. Il lutte avec acharnement, travaille lui-même et fait travailler ses ouvriers et sa famille au-dessus de leurs forces, mais, finalement, est obligé de céder au capital. Souvent, un petit patron, indépendant en apparence, dépend complètement, en fait, dun capitaliste, travaille pour lui, ne marche que grâce à lui. Le petit industriel dépend souvent de lusurier : son indépendance est illusoire; en réalité, il ne travaille que pour cette sangsue; tantôt il dépend de laccapareur qui lui achète ses marchandises, tantôt du magasin pour lequel il travaille (là encore, il nest indépendant quen apparence; en réalité, il est devenu un salarié du commerçant capitaliste); il arrive aussi que le capitaliste lui fournit les matières premières et loutillage (cétait souvent le cas dans notre travail à domicile); il est facile de voir que le travailleur à domicile nest plus alors quun appendice du capital. Il y a dautres modes de subordination par le capital : dans le voisinage des grandes entreprises sinstallent souvent de petits ateliers de réparation; dans ce cas, ils ne sont quun petit rouage de la fabrique, pas davantage. Eux aussi, ils ne sont indépendants quen apparence. Parfois, on voit de petits patrons, de petits artisans, des travailleurs à domicile, de petits commerçants, de petits capitalistes, chassés dun branche dindustrie ou de commerce, passer dans une autre branche où le capital nest pas encore aussi puissant. Le plus souvent, les petits patrons ruinés deviennent de petits détaillants ou même des marchands ambulants, etc. Ainsi, le gros capital évince partout, graduellement, la petite industrie. Il se crée des entreprises énormes, qui comptent jusqu'à des milliers et même des dizaines de milliers douvriers. Le gros capital devient le maître du monde. La petite propriété, acquise par le travail, disparaît. Elle est remplacée par la grande propriété capitaliste.
Les travailleurs à domicile peuvent servir dexemple pour montrer la décadence de la petite industrie en Russie. Certains dentre eux travaillaient avec leurs propres matières premières (fourreurs, vanniers) et vendaient leurs marchandises à leur gré. Plus tard, louvrier à domicile se met à travailler pour uncapitaliste (chapeliers de Moscou, fabricants de jouets, brossiers, etc.). Ensuite, il reçoit du capitaliste qui lui passe les commandes les matières premières et tombe dans un véritable esclavage (serruriers de Pavlovsk et de Bourmakino). A la fin, il est payé à la pièce (cloutiers de Tver, cordonniers de Kimry, couteliers de Pavlovsk, nattiers de Makarievo). Au même servage arrivent les tisserands à domicile. En Angleterre, la petite industrie moribonde a reçu le surnom de « sweating system [2] »(1) tellement sa situation est mauvaise. En Allemagne, de 1882 à 1895, le nombre des petites entreprises a diminué de 8,6%, les entreprises moyennes (6 à 50 ouvriers) ont augmenté de 64,1% et les grandes entreprises de 90%. Depuis 1895, a disparu une quantité considérable dentreprises moyennes. En Russie aussi, la fabrique a évincé le travailleur à domicile assez rapidement. Un des domaines les plus importants de la production en Russie, cest lindustrie textile (le tissage). Si nous comparons, dans lindustrie cotonnière, le nombre des ouvriers de fabrique et celui des ouvriers à domicile, nous voyons avec quelle rapidité la fabrique a évincé le travailleur à domicile, le koustar:
Années | Ouvriers travaillant à domicile | Ouvriers travaillant dans les fabriques |
1866 | 94.566 | 66.178 |
1879 | 162.691 | 50.152 |
1894-95 | 242.051 | 20.475 |
En 1866, pour 100 personnes travaillant dans lindustrie cotonnière, 70 travaillaient à domicile; en 1894-95, elles nétaient plus que 8. En Russie, la grande industrie sest développée beaucoup plus vite parce que le capital étranger fondait de grandes entreprises. Déjà en 1902, les grandes entreprises occupaient presque la moitié (40%) des ouvriers dindustrie.
En 1903, les fabriques ayant plus de cent ouvriers représentaient en Russie dEurope 17% du nombre total des fabriques et des usines, et occupaient 76,6% du nombre total des ouvriers dindustrie.
La victoire de la grande industrie dans tous les pays a pour cortège les souffrances des petits producteurs. Parfois, des régions industrielles et même des professions disparaissent presque totalement (par exemple, les tisserands de Silésie, en Allemagne, les tisserands de lInde, etc.).
La lutte entre la petite et la grande production qui a lieu dans lindustrie existe également, sous le régime capitaliste, dans lagriculture. Le propriétaire gérant son domaine comme le capitaliste gère sa fabrique, le paysan riche, le paysan moyen, les paysans pauvres qui font des journées chez le gros propriétaire ou le gros fermier, et enfin les ouvriers agricoles : tout cela, cest la même chose que, dans lindustrie, le gros capitaliste, le petit patron, lartisan, le travailleur à domicile, louvrier salarié. A la campagne comme dans les villes, la grande propriété est mieux organisée que la petite.
Le grand propriétaire peut introduire chez lui une bonne technique. Les machines agricoles (charrues électriques, charrues à vapeur, moissonneuses-faucheuses, moissonneuseslieuses, semeuses, batteuses, etc.) sont souvent inaccessibles au petit agriculteur ou au paysan. De même quil ny a pas de raison dinstaller une machine coûteuse dans le petit atelier de lartisan (car il na pas les moyens de lacheter et elle ne rapporterait pas les frais dachat), de même le paysan ne peut se payer une charrue à vapeur; et même sil lachetait, elle ne lui servirait à rien : pour quune machine aussi importante fasse ses frais, il faut beaucoup de terre et non pas un petit lopin à peine suffisant pour quune poule y trouve sa vie.
La pleine utilisation des machines et des instruments dépend de la quantité de terre disponible. Une charrue à chevaux travaillera à plein rendement sur un terrain de trente hectares. Une semeuse, une moissonneuse, une batteuse ordinaires, sur 70 hectares; une batteuse à vapeur sur 200, une charrue à vapeur sur 1.000 hectares. Dans ces derniers temps, on utilise des machines agricoles électriques, mais seulement dans les grandes exploitations.
Larrosage, le dessèchement des marais, le drainage, la construction de voies ferrées étroites, etc., ne sont guère réalisables que par le grand propriétaire. La grande culture, comme la grande industrie, économise sur les instruments, les matériaux, la force de travail, le combustible, léclairage, etc.
Sur les grands domaines, il faut moins, par hectare, de fossés, de clôtures, de haies; les semences se perdent moins.
En outre, un gros propriétaire peut engager des ingénieurs agronomes et gérer scientifiquement son domaine.
Au point de vue du commerce et du crédit, le grand propriétaire foncier, tout comme le grand industriel, connaît mieux le marché, il peut attendre, acheter à meilleur compte tout ce qui lui est nécessaire, vendre plus cher. Le petit propriétaire na quune ressource : lutter de toutes ses forces. Cest par le travail intensif, par la limitation des besoins et la sous-alimentation que se maintient la petite propriété agricole, sous la domination du capitalisme. Ce qui caractérise sa ruine, cest lénormité des impôts. LEtat capitaliste lui impose une charge immense : il suffit de se rappeler ce quétaient pour le paysan les impôts au temps des tsars : « Vends tout, mais paie tes impôts. »
On peut dire, en général, que la petite production se défend mieux dans la culture que dans lindustrie. Dans les villes, les artisans et les petits entrepreneurs périssent assez rapidement, mais dans tous les pays, la culture paysanne se maintient un peu mieux. Sil y a bien, là aussi, appauvrissement du plus grand nombre, il est souvent moins apparent. Il semble quelquefois quune culture nest pas très grande, à en juger par la superficie du terrain, mais en réalité elle est très grande par le capital investi et par le nombre douvriers (par exemple, la culture maraîchère, dans la banlieue des grandes ville). Parfois, nous croyons, au contraire, avoir affaire à de nombreux petits propriétaires tout à fait indépendants; en réalité, presque tous sont des ouvriers salariés, allant louer leurs services soit dans la propriété voisine, soit commesaisonniers, dans les villes. Avec les paysans, il arrive dans tous les pays ce qui arrive avec les artisans et les travailleurs à domicile. Un petit nombre deviennent des profiteurs (les aubergistes, les usuriers qui, petit à petit, arrondissent leur avoir); les autres végètent ou, ruinés définitivement, vendent leur vache, leur cheval; puis, le lopin de terre ayant disparu à son tour, ils émigrent pour toujours à la ville ou deviennent ouvriers agricoles. Le paysan sans cheval devient salarié, le paysan qui loue des ouvriers devient propriétaire ou capitaliste.
Cest ainsi quune grande quantité de terres, dinstruments, de machines, de bétail, sont la possession dune poignée de grands capitalistespropriétaires, et que des millions de paysans dépendent deux.
En Amérique, où le capital agricole est le plus développé, il existe de grandes propriétés où lon travaille comme dans des fabriques. Et comme dans les fabriques, on y fait un seul produit. Il y a de grands champs plantés uniquement en fraisiers ou arbres fruitiers; il y a des exploitations spéciales danimaux domestiques; là, on cultive le blé avec des machines. De nombreuses branches sont concentrées dans peu de mains. Ainsi il existe un « roi des poulets » (un capitaliste entre les mains duquel est concentrée presque toute la production des poulets), un « roi des ufs », etc.
Notes
[1] Il sagit ici de la situation davant-guerre; au lendemain des destructions de la guerre, ce nest pas le vendeur qui court après lacheteur, mais lacheteur qui court après le vendeur.
[2] Système de la sueur. (Note de lEd.)