1922

 

Discours du samedi 11 novembre 1922 à la cinquième séance du quatrième Congrès de l’IC (suite de la discussion du rapport du Comité Exécutif). Version abrégée donnée dans le supplément spécial de la Correspondance Internationale, n° 30, pp. 4-6.

 

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N.I. Boukharine

 

Intervention sur le rapport de Zinoviev

 

IVe Congrès de l'Internationale Communiste

11 novembre 1922



Boukharine : Chers camarades, il est étrange qu’à ce Congrès mondial du communisme international, pas un orateur n’ait parlé jusqu’à présent de la situation internationale, de la situation dans tous les partis. Presque tous les orateurs ont parlé exclusivement de la situation dans leur parti respectif ? Même notre ardente camarade de Berlin, Ruth Fischer, s’est occupée exclusivement de l’organisation de Berlin ou à la rigueur du parti allemand, alors que nous discutons en ce moment le rapport de Zinoviev, qui analyse la situation dans toute l'internationale. Après cette analyse, nous pouvions attendre de nos amis des différents partis frères un débat portant précisément sur celte situation générale.

Comme vous le savez tous, il y a à l’ordre du jour plusieurs articles traitant la situation dans les différents partis; nous aurons donc l’occasion de nous en entretenir plus en détail. Nous sommes encore trop social-démocrates, et c’est pour cela que nous ne sommes pas encore habitués à analyser la situation dans l’ensemble de l’Internationale. Je voudrais essayer de le faire maintenant, en étudiant la tactique de l’Exécutif dans toute l’Internationale à l’égard des divers groupements et tendances. Nous devons dire si l’Exécutif de l’Internationale Communiste a bien agi. La question se divise en deux parties.

Premièrement : l'internationale a-t-elle bien apprécié les différentes tendances existant dans son sein, a-t-elle suivi une bonne tactique en politique intérieure ?

Et deuxièmement : a-t-elle bien défini sa tactique générale ?

Voilà les deux grandes questions auxquelles il nous faut répondre. Au sein de l'internationale je distingue différents courants et tendances tactiques. Je vais les énumérer : 1) les tendances centristes; 2) les tendances semi-réformistes; 3) diverses formes intermédiaires en partis syndicalistes, en partis réformistes, ou contenant à la fois ces deux courants et enfin ; 4) la gauche proprement dite. J’entends par la gauche les groupements qui commettent les erreurs dites de gauche. Nous avons enfin le noyau véritable de l’Internationale, qui, nous l’espérons, suit la bonne voie.

Les tendances centristes sont celles qui se font jour le plus dans toute l’Internationale, et aussi à ce Congrès en la personne des représentants de deux partis : une fraction du parti français et une fraction du parti norvégien dont le représentant (de la minorité) vient de parler ici.

La tendance centriste en France est une survivance de l’ancienne mentalité social-démocrate. Mais elle se donne un certain masque en acceptant tout ce qu’on lui demande. On lui pose 21 conditions : elle les accepte. On lui propose de bonnes résolutions sur l’action du parti : ces résolutions sont aussitôt adoptées à l’unanimité, même sans discussion, par acclamations (rires). On approuve toujours tout ce que la dictature moscovite désire, quitte à la maudire plus tard de toute son énergie communiste : mais on souscrit à tout ce qu’elle veut. En apparence on est parfaitement loyal : mais le danger est que tout reste sur le papier. Après l’adoption d’aussi bonnes résolutions, on ne fait rien pour les appliquer.

Les écarts tactiques évidents qu’on se permet n’ont jamais été formulés. On n’a jamais essayé de définir son point de vue divergent. Un des camarades français l’a justement remarqué, et c’est un des rares points justes de son discours, la gauche discute toujours les choses à fond, tandis que les centristes font toujours des réserves de sorte qu’on ne sait jamais ce qu’ils veulent. Voilà le plus dangereux. Quand nous considérons les centristes français, nous pouvons caractériser ainsi leur tactique : une lutte pour la conquête du pouvoir, mais dans le cadre de leur parti (rires). Quant à la physionomie que le parti montre aux masses, elle ne sert en rien le mouvement ouvrier. La lutte syndicale, c’est-à-dire l’essentiel, la substance de la vie sociale en France, se passe en dehors du parti. Il ne s’en soucie même pas. On peut le remarquer dans le travail des sections, au comité directeur, dans l’organe central du parti. Nous devons le dire à nos camarades français, L'Humanité n’est pas un journal communiste ; quoiqu’il donne des promesses pour l’avenir. Lorsque les camarades français s’occuperont davantage de la vie du prolétariat, ils pourront faire valoir d’une manière beaucoup plus forte que jusqu’à présent leur influence sur les ouvriers. Au sein de cette tendance centriste nous remarquons un fort courant pacifiste et humanitaire, dont la seule vertu est de continuer les traditions bourgeoises.

Dans le centre, nous remarquons même une tendance anti-communiste, c’est-à-dire dirigée contre la discipline internationale. C’est un des plus grands dangers au sein de l’internationale et nous devons absolument le combattre.

Pour ce qui est du parti norvégien, voyons ce que nous a dit le camarade de l’aile droite qui vient de parler ici. Le nom du journal, le « Social-démocrate » n’est, dit-il, qu'un nom, un assemblage de lettres, rien de plus (rires). Mais pourquoi nous appeler social-démocrates ? Est-ce par amour pour certaines lettres ? Nous pensons que le nom est un symbole qui détermine notre ligne politique. Pendant deux ans, nous avons toléré les journaux « social-démocrates » : ne pensez-vous pas que ce nom a eu quelque influence sur le contenu ? Nous pourrions démontrer ici, et nous le ferons, que ces journaux sont au moins en partie social-démocrates par leur contenu. On peut y lire assez souvent des articles dirigés contre l’Internationale Communiste. C'est l’absolue vérité, et lorsque le camarade norvégien nous dit que ce n’est que chicane, qu’en janvier (après deux ans ½) tout ira mieux je dois lui répondre : bien des fois on nous a fait cette promesse, mais en vain. Que devient la discipline internationale ? Le camarade oublie complètement d’en parler. Nous avons bien souvent répété que les décisions de l’Internationale, les décisions de l’Exécutif et toutes les décisions de nos Congrès interdisent la prolongation de cette situation, et on vient nous dire aujourd’hui que c’est de la chicane ! Non camarade, ce n’est pas là une bagatelle. Après toutes les décisions de l’Internationale, ce n’est pas une bagatelle. C'est une question de discipline.

Il y a en outre là une tromperie dont je dois parler. Certains éléments centristes et semi-centristes constituent une catégorie à part, en ce qu'ils se présentent toujours sous un masque de gauche. Nous avons deux sortes de critiques contre notre programme : les unes portent sur la question agraire, les autres sur la question des nationalités. Dans la question agraire notre ami Serrati nous a violemment critiqués d’un point de vue gauche. Quelle sorte de marxisme faites-vous là, disait-il, lorsque vous partagez la terre entre les paysans petit-bourgeois ? Vous cédez à la petite bourgeoisie, tandis que nous, vrais révolutionnaires, marxistes orthodoxes, nous faisons la guerre à cette canaille de petite-bourgeoisie. Comme cela sonnait bien ! L’expérience a prouvé que ce n’était que tromperie. Le camarade Serrati lui-même, je l’espère, ne le niera plus. Il y avait quelque chose de pourri au fond. De même pour la question des nationalités. Ici aussi, nous avions un adversaire de principe : Levi. Vous cédez tout, disait-il. Qu’est-il resté de votre orthodoxie ? Nous avons vu ensuite la magnifique évolution de l’ex-camarade Levi. Cela nous démontre le fond de l’histoire. C’était le masque dont les tendances opportunistes cachaient leur véritable nature. Nos menchéviks et nos socialistes-révolutionnaires crient sur tous les toits qu’ils sont contre la nouvelle politique économique, qu’ils représentent les véritables intérêts des ouvriers. C’est une ruse de guerre que nous devons démasquer.

Voyons maintenant quelques exemples concrets. Prenons les camarades français. Leur caractéristique en matière tactique, c’est la passivité. Ils ne soutiennent aucune grève : mais ils ont un masque : les dangers du front unique. Que voulez-vous que nous fassions, disent-ils, avec des canailles qui ne sont même pas socialistes ? Vous venez d’en avoir une illustration en la personne d’un camarade très gauche, j’ai nommé le camarade Duret. Il y a quelques jours, il était contre l’exclusion de Verfeuil et consorts. Il était et il reste un partisan de l’autonomie des syndicats, et voici qu’il vient nous accuser, nous, d’opportunisme. Il était je le répète, contre l’exclusion de Verfeuil. Ce Verfeuil est une pure canaille bourgeoise et voici que le camarade Duret vient nous dire : vous êtes une Internationale opportuniste, vous exigez de nous le front unique, vous voulez accepter Serrati, etc. ... Qu’est-ce à dire ? Cela veut dire, camarade Duret, que nous contemplons en votre personne un reste de réformisme au sein de l’Internationale et que vous voulez nous tromper avec vos phrases (Applaudissements).

Nous lisons les documents français. Nous nous réjouissons fort de savoir que vous êtes en train de vous améliorer (rires), mais en politique les symptômes d’amélioration ne sont pas tout, il faut vérifier les faits (rires) et voir l’aspect qu’ils auront plus tard. Nous voulons la preuve concrète, avant de vous croire complètement. Nous savons comment certaines personnes sont habiles à louvoyer, et, lorsqu’un camarade vient ici parler avec assurance et presqu’avec mépris de l’Internationale, il ne nous reste qu’à répéter ce que Radek a dit à un camarade : Soyez un peu plus modeste et donnez-nous la preuve de votre activité révolutionnaire.

Quant aux arguments de fait du camarade Duret, voici ce que je puis en dire. Le premier — j’ai choisi le plus frappant — était celui-ci : on ne peut pas manœuvrer notre parti, car ce parti est incapable de manœuvrer. C’était le premier argument contre le front unique et cet argument avait déjà été présenté par notre ami Bordiga. Je dis, moi, que c’est une conception tout à fait fausse de vouloir instruire un parti, homme par homme jusqu’au dernier, et commencer ensuite à manœuvrer. Chez nous, les partis commencent par manœuvrer bien qu’ils soient encore imparfaits et ce n’est qu’au cours de cette manœuvre qu’ils se forment. Si vous attendez que le parti soit bon et si vous espérez ainsi obtenir un parti satisfaisant, c’est que vous faites cette même tactique de passivité que vous critiquez dans le Parti Français. Vous montrez du doigt nos camarades centristes en disant : voyez ces gens passifs qui ne veulent rien faire, et vous commettez vous mêmes la même erreur en voulant attendre que votre parti soit ce que vous le désirez. Un parti ne se forge que dans la lutte, en France comme ailleurs.

Le camarade Duret nous donne ensuite un autre argument : les socialistes opportunistes, dit-il, ne voulaient pas marcher avec nous. Voilà un argument vraiment frappant. Vous nous prouvez votre innocence communiste par ceci que les opportunistes socialistes ne veulent pas marcher avec vous. Quel argument est-ce là ? S’ils ne sont pas d’accord avec vous, il faut les démasquer et diriger toute votre agitation contre eux. Tel est votre devoir Vous devez exploiter cette faute comme toutes les antres fautes des social-patriotes, mais de nouveau cette maudite passivité vous en empêche. Vous êtes trop paresseux, je regrette de vous le dire. (Applaudissements.)

Le troisième argument, très comique, c’est que la tactique du front unique est excellente pour l’Allemagne. C’est ce que disent toujours les opportunistes. Même en Allemagne pendant la guerre on disait : Nous voulons bien soutenir la révolution en Russie, mais en Allemagne c’est autre chose. Vous argumentez de la même façon : en Allemagne les masses sont organisées, tandis qu’ici elles ne le sont pas. C’est pourquoi en Allemagne nous pouvons gagner les masses par la tactique du front unique, mais pas chez nous. Y-a-t-il seulement un commencement d’argument dans tout cela ? Premièrement, vous avez des masses organisées, tout comme en Allemagne, et ensuite les masses même non organisées doivent aussi se tourner vers vous. Si vous avez par surcroît quelques camarades bien organisés, ce noyau entraînera les couches non organisées beaucoup plus vite. Que signifie donc votre argument ? En Allemagne on appellerait cela nous donner la colique. (Rires prolongés.)

Zinoviev : L’expression n’est pas parlementaire

Boukharine : Zinoviev dit que ce n’est pas une expression parlementaire, j’en conviens, mais je ne suis pas parlementaire.

Permettez-moi, camarades, de passer maintenant à une autre catégorie, celle qui tend à la fois vers la gauche et vers le réformisme, et dont le type représentatif est le camarade Weithauer. Celui-ci a dit : Je suis de la gauche, de l’opposition de gauche. Je distingue entre les divers éléments de l’opposition tchèque et je choisis le camarade Weithauer comme celui qui s'efforce par tous les moyens de se faire le doctrinaire de l’opposition de gauche. Or ce que le camarade Weithauer nous expose n’a rien de commun avec le communisme, mais rappelle bien plutôt le proudhonisme petit-bourgeois, depuis le commencement jusqu’à la fin. Il ne manque pas de drôles pareils dans le mouvement ouvrier d’Allemagne ; il y a par exemple un certain docteur Bernstein1 qui a préconisé la grève du ventre dans la lutte contre le capitalisme : les femmes ne feraient plus d’enfants et ainsi le militarisme serait supprimé. (Rires.) Le camarade Weithauer sous propose des moyens de ce goût pour casser l’échine au capitalisme ; notamment ceci : personne ne devra plus rien acheter au capitalisme sans cœur pour la classe ouvrière. Voilà qui est merveilleux ! Mais je ne sais comment le camarade Weithauer combattra les capitalistes qui ne sont pas sans cœur. Sa terminologie est tout à fait philanthropique. On dirait que c’est une femme philanthropique. On dirait que c’est une femme qui parle (Rires), et une aristocrate par-dessus le marché (Rires). Mais soyons sérieux, ce n’est pas là du marxisme. Théoriquement tout cela est faux, depuis le commencement jusqu’à la fin. Cette thèse suivant laquelle l’ouvrier serait plus exploité par le capital commercial que par le capital industriel est tellement absurde que je conseillerais volontiers au camarade Weithauer d’aller en première classe dans une école de préparation marxiste. (Rires), ce qui ne veut pas dire que ce soit là une théorie de première classe. (Nouveaux rires.) Donc, la base théorique est fausse, la tactique est ridicule, mais elle n’est pas seulement ridicule, elle est opportuniste, absolument opportuniste. Au lieu de prêcher la grève, l’insurrection des masses, etc...., on nous propose de l’eau sucrée pour la bourgeoisie, mais non pour le prolétariat révolutionnaire, et on vient ensuite nous dire : Vous êtes une Internationale étrange, avec votre parti russe qui a fait la Révolution d’Octobre. Camarades, tout cela est bien peu sérieux. Ce qui est plus sérieux, c’est que des idées aussi peu nettes trouvent des partisans et nous avons même pu voir que notre ami Bordiga a applaudi ce discours de Weithauer. Nous avons affaire à une manœuvre pleine de fausseté. je ne prétends pas que ces camarades fassent cela en toute conscience, mais la question est secondaire de savoir s’ils agissent consciemment ou inconsciemment. C’est le résultat objectif qui nous intéresse. Le cas du camarade Weithauer peut être généralisé. J’ai entendu dire que Weithauer était philosophe, mais cette philosophie n’est pas du tout celle de la raison pure, c’est bien plutôt la négation de la raison. (Rires.)

Ce dont il s’agit ici, en ce moment, c’est de savoir si l’Exécutif a bien ou mal agi. L’Exécutif a immédiatement compris qu’il y avait dans l’opposition des éléments ouvriers honnêtes. Dans la question française l’Exécutif a mené une lutte énergique contre la droite et exigé son exclusion. Quant au centre, il a conseillé la patience à son égard, mais naturellement dans une certaine mesure. A-t-il bien agi ou non ? A mon avis, oui. Dans la question tchèque, nous savions que quelques ouvriers partageaient les idées du camarade Weithauer. Qu’avons-nous fait alors ? Nous avons remis les choses en l’état. Le parti tchèque devait essayer de garder encore quelque temps dans ses rangs les ouvriers partisans de ces inepties. Vous déciderez si nous avons bien fait.

Je dois dire encore quelques mots au sujet des erreurs dites de gauche, et d’abord sur celles de la camarade Ruth Fischer. Elles consistent dans l’exagération de certaines vérités. Dans quelques cas la critique était juste et Radek, qui n’appartient certes pas à la gauche, a déclaré officieusement il est vrai que cette critique était fondée : mais la faute commence lorsque la camarade Ruth Fischer nous parle de réformisme et de révisionnisme. Il n'y a là qu’exagération tout à fait illogique. Voilà quelle est l’erreur, nous devons la signaler franchement.

Une deuxième erreur importante que j’ai remarquée dans le discours de la camarade Ruth Fischer était contenue dans le passage suivant, que je résume à ma façon : « La force d’organisation est une survivance de l’esprit social-démocrate ». Nous ne devons pas donner à entendre que l’organisation n’est presque rien à nos yeux, alors que la bourgeoisie découvre chaque jour de nouvelles formes d’organisations. Le fascisme n’est pas la variante d’une organisation existant depuis longtemps, c’est une forme toute nouvelle adaptée à un mouvement nouveau et susceptible d’entraîner les masses. En d'autres termes, la bourgeoisie comprend fort bien qu’elle a besoin d’un parti de masses et, je regrette de le dire, le camarade Bordiga ne semble pas comprendre cette vérité. Il s’agit là d’une forme d’organisation tout à fait nouvelle, et on ne saurait se permettre de dire que la forme d’organisation n’est rien. L’essentiel est naturellement la masse. C’est elle qui agira d’une façon décisive. Mais le noyau doit avoir une forme d’organisation et ce n’est pas là un souci exclusivement social-démocrate, mais qui intéresse tout parti militant (Cris : Très juste!)

Enfin j’en viens au troisième point. La camarade Fischer a dit qu’on a beaucoup combattu le parti allemand à cause de la tactique putschiste et il en est résulté une certaine dépression. Cela est bien possible, mais on sait qu’il n’est jamais possible dans la vie de tout prévoir, de tout déterminer à l’avance. Et ce serait bien pour le parti si nous avions combattu par avance le putschisme.

Et maintenant revenons au camarade Bordiga. Il a dit dans son introduction qu’il acceptait l’esprit de la tactique du front unique. Voilà qui est noblement dit. Voilà qui est exprimé avec un idéalisme spiritualiste. Mais, camarade Bordiga, c’est de l’esprit bien pauvre. (Rires.) Et nous avons besoin de quelque chose de plus consistant. La principale erreur de Bordiga consiste en ce qu’il ne cherche pas la logique vivante, mais veut fixer l’inconnu. Il veut faire tout d’abord inventaire de toutes les éventualités et élaborer ensuite toutes sortes de mesures de prudence pour ne commettre aucune erreur. (Rires.) Mais comme la vie est extrêmement compliquée et qu’on ne saurait tout prévoir a priori voilà notre camarade Bordiga qui reste les bras croisés. Bordiga emploie plus loin les termes élasticité et éclectisme comme synonymes. Ce que le parti russe considère comme la plus grande conquête n’est pour Bordiga que manque de principe et cynisme petit-bourgeois. C’est évidemment une grande erreur, avec laquelle on ne saurait se tirer des difficultés de l’existence. Bordiga nous dit encore dans ses explications contre la tactique du front unique : d’abord le parti, ensuite l’action du parti. J’ai déjà parlé de cette erreur.

Le camarade Bordiga analyse fort habilement la discipline internationale. Il nous dit : Je suis centraliste, je suis même contre la centralisation fédéraliste, car je suis pour la centralisation absolue de l’Exécutif. Mais il ajoute aussitôt : nous ne sommes cependant pas des soldats et l’Internationale n’est pas une caserne ; les usages de l’armée ne sauraient être mécaniquement transportés dans l’Internationale. Nous exigeons donc pour les partis une autonomie nationale bien plus grande. Le camarade Bordiga a beaucoup parlé de contradictions logiques. Mais ce qu’il nous dit là n’est pas une contradiction, c’est un contre-sens. Ici encore il y a une petite fausseté quoique il est vrai, d'une nature plus élevée. C’est une mauvaise plaisanterie la discipline internationale traduite de la manière suivante : L’Internationale a tous les pouvoirs, mais nous restons autonomes et nous agirons comme nous le voulons.

Encore une remarque. Voyez la situation actuelle en Italie. Tout exige l’union des forces prolétariennes. Le problème le plus essentiel est celui de l’union dans une même organisation avec le parti socialiste, et Bordiga ne nous en dit pas un mot. Tout son discours n’est qu’un essai de philosophie bergsonienne sur l’action. Ce n’est pas là de l’action. Pas un mot du problème concret. Voilà encore une manifestation de cet esprit pauvre qui ne saurait être un bon instrument de la lutte prolétarienne.

Nous saisissons là des restes de l’esprit de secte et de dogmatisme. Le parti italien, qui a fait d’excellente besogne, a commis aussi des fautes dans la question agraire, dans la question des « arditi del popolo », etc.... Toutes ces fautes ne sont que l’expression et la conséquence logique des fautes qui apparaissent dans le discours de Bordiga.

Camarades, quelle que soit l’attitude de l’Exécutif, de notre organisation internationale, à l’égard de ces questions, le fait est que nous avons redressé ces erreurs de gauche et cela non pas d’un point de vue de droite ou de gauche, mais tout simplement du point de vue de la véritable tactique prolétarienne. Cette tactique n’a pas besoin d’être de gauche ou de droite, elle doit seulement s’adapter à la situation concrète du prolétariat de tel ou tel pays. C’est pourquoi je vous demande d’approuver la tactique de l’Exécutif et de l’appuyer à l'avenir jusqu’à ce que tout le prolétariat soit avec nous. (Applaudissements.)

Note

1 Il s'agit du docteur Alfred Bernstein qui défendait ce moyen d'action avec le suisse Fritz Brupbacher, cependant que Clara Zetkin et Rosa Luxemburg s'y sont opposées. (note de la MIA)


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