1951

Source : « Piena e rotta della civiltà borghese », Battaglia Comunista, 5-19/12/1951, trad. fr. : Invariance .

bordiga

Amadeo Bordiga

Crue et rupture de la civilisation bourgeoise

décembre 1951

Les inondations de la vallée du Pô et le débat confus sur leurs causes et sur la responsabilité des collectivités et organisations qui n’ont pas su organiser la défense, avec toutes les écœurantes polémiques où l’on s’accuse réciproquement de « spéculation » sur le malheur, appellent notre attention sur l’une des opinions fausses les plus répandues : la thèse commune à tous les adversaires, selon laquelle la société capitaliste contemporaine, avec son développement scientifique, technique et productif, place l’espèce humaine dans les meilleures conditions pour lutter contre les difficultés du milieu naturel. En conséquence de quoi on fait retomber la faute sur le gouvernement X et sur le parti Y, accusés de n’avoir pas su exploiter le magnifique potentiel qui était à leur disposition, et d’avoir pris des mesures administratives et politiques erronées et coupables. D’où le non moins classique : ôte-toi de là que je m’y mette.

S’il est vrai que le potentiel industriel et économique du monde capitaliste est en augmentation et non en baisse, il est tout aussi vrai que plus grande est sa virulence et plus les conditions de la masse humaine face aux cataclysmes naturels et historiques empirent. À la différence de la crue périodique des fleuves, la crue de l’accumulation frénétique du capitalisme n’a pas pour perspective une « décrue » semblable à la courbe descendante que l’on peut lire sur l’hydromètre, mais la catastrophe de la rupture.

Hier

Il y a une relation étroite entre le développement millénaire de la technique du travail de l’homme et ses rapports avec le milieu naturel. L’homme primitif, tout comme l’animal, cueille et consomme, par la simple opération de la cueillette, les fruits que la nature produit d’elle-même, et tout comme l’animal, il fuit, sans aucun pouvoir de contrôle, le déchaînement des phénomènes naturels qui menacent sa vie. La production artificielle des biens de consommation, ainsi que la formation de réserves de ces mêmes produits et des instruments de travail, le contraignent à se fixer comme ils le contraignent à se défendre contre la menace des phénomènes météorologiques et des bouleversements naturels. Une telle défense, tout comme la défense contre d’autres groupes rivaux ou contre des prédateurs qui tentent de s’emparer de l’emplacement où a été fixée sa demeure, ou des réserves qu’il a accumulées, ne peut être que collective. C’est de ces exigences collectives que naissent, comme nous avons eu souvent l’occasion de le voir, la division en classes et l’exploitation des dominants.

Pour Marx (Capital, Vème section), « le développement de la production capitaliste suppose la domination de l’homme sur la nature ». Elle présuppose aussi la guerre de la nature contre l’homme. Une nature trop généreuse, trop prodigue, ne serait pas un milieu favorable à l’éclosion du capitalisme. « Ce n’est pas la fertilité absolue du sol, mais plutôt (...) la variété de ses produits naturels qui (forme) la base naturelle de la division sociale du travail (...) C’est la nécessité de diriger socialement une force naturelle, de s’en servir, de l’économiser, de se l’approprier en grand par des œuvres d’art, en un mot de la dompter, qui joue le rôle décisif dans l’histoire de l’industrie. Telle a été la nécessité de régler et de distribuer le cours des eaux en Égypte, en Lombardie, en Hollande, etc. Ainsi en est-il dans l’Inde, dans la Perse, etc., où l’irrigation au moyen de canaux artificiels fournit au sol non seulement l’eau qui lui est indispensable, mais encore les engrais naturels qu’elle détache des montagnes et dépose dans son limon. La canalisation, tel a été le secret de l’épanouissement de l’industrie en Espagne et en Sicile sous la domination arabe. La distribution des eaux était aux Indes une des bases matérielles du pouvoir central sur les petits organismes de production communale sans connexion entre eux. Les conquérants mahométans de l’Inde ont mieux compris cela que les Anglais, leurs successeurs. Il suffit de rappeler la famine de 1866, qui a coûté la vie a plus d’un million d’Indiens dans le district d’Orissa, au Bengale ».

C’est un fait bien connu que le déclenchement de semblables famines est extrêmement récent, malgré le formidable potentiel mondial... La lutte contre la nature engendre l’industrie et l’homme vit sur deux des éléments sacrés de Dante : la nature et l’art (le troisième élément est Dieu). De l’industrie, le capitalisme fait naître l’exploitation de l’homme. Le bourgeois ne répugnera pas à user de la violence contre Dieu, la nature et l’art.

Le capitalisme développé ultra-moderne a fait plusieurs pas en arrière dans la lutte de défense face aux agressions des forces naturelles contre l’espèce humaine, au point de renverser l’avantage qui lui venait du progrès de la science théorique et appliquée, et les raisons en sont strictement sociales et de classe. Attendons cependant avant de l’inculper d’avoir, avec les explosions atomiques, accru l’intensité des précipitations atmosphériques ou, demain, de s’être « foutu » de la nature jusqu’à rendre la terre et son atmosphère inhabitables ou même, jusqu’à faire éclater la carcasse de la planète pour avoir déclenché des « réactions en chaîne » dans les complexes nucléaires de tous les éléments. Pour le moment, nous établissons une loi économique et sociale de parallélisme entre l’efficacité croissante du capitalisme en matière d’exploitation du travail et de la vie des hommes, et son impuissance croissante en ce qui concerne la défense rationnelle contre le milieu naturel, au sens le-plus large.

La croûte terrestre se modifie selon des processus géologiques que l’homme apprend à connaître de mieux en mieux et à attribuer de moins en moins aux volontés mystérieuses de puissances courroucées et dans certaines limites, il apprend à les corriger et à les contrôler. Lorsque, dans la préhistoire, la vallée du Pô était une immense lagune par laquelle l’Adriatique léchait les pieds des Alpes, les premiers habitants, qui évidemment n’avaient pas la chance de pouvoir quémander des « moyens amphibies » à la charité intéressée de l’Amérique, occupaient des habitations construites sur des pilotis plantés dans l’eau. C’était la civilisation des terramares, dont Venise est un lointain développement. C’était un procédé trop simple pour qu’on puisse fonder dessus des « affaires de reconstruction » et des adjudications de fourniture des bois ! La crue, qui laissait debout les pilotis, provoque l’écroulement des ouvrages modernes de maçonnerie et pourtant, quels moyens n’aurait-on pas aujourd’hui pour construire des habitations, des routes et des voies ferrées suspendues ! Cela suffirait à garantir la sécurité des populations. Utopie ! Le compte économique ne tombe pas juste. Le compte qui tombe juste, c’est celui qui consiste à faire deux cents milliards d’ouvrages de réparation et de reconstruction.

À l’époque historique, les premiers travaux d’endiguement du Pô remontent rien moins qu’aux Étrusques. Depuis des siècles et des siècles, le processus naturel de dégradation des flancs montagneux et de transport sous formes d’alluvions des matériaux en suspension dans les eaux d’écoulement avait formé une basse plaine immense et fertile, et il était avantageux d’y assurer le séjour de peuples agriculteurs. La population et les régimes ultérieurs continuèrent d’élever de hautes digues tout au long du grand fleuve, mais cela ne suffit pas à empêcher de formidables cataclysmes, qui firent changer jusqu’à son cours. C’est du Vème siècle que date le saut du lit du Pô près de Guastalla sur un nouveau parcours, qui était alors celui du dernier tronçon de l’Oglio, un de ses affluents de gauche. Au XIIIème siècle le grand fleuve, non loin de l’embouchure, abandonne la branche sud de son vaste delta, l’actuel « Pô de Volano », aujourd’hui secondaire, et se porte dans le lit actuel, qui va de Pontelagoscuro à la mer. Ces terribles « sauts » se font toujours du sud vers le nord. Une loi générale prétend attribuer à tous les fleuves de la planète cette tendance à se déplacer vers le pôle, pour des raisons géophysiques. Mais pour le Pô la loi est évidente, étant donné la nature extrêmement différente de ses affluents de gauche et de droite. Les premiers viennent des Alpes et sont des cours d’eau limpides, car ils s’arrêtent dans les grands lacs ; ils ont leur crue maximale, non pas au moment des pluies torrentielles, mais au printemps avec la fonte des neiges. C’est pourquoi ces affluents n’apportent en règle générale ni alluvions ni dépôts de sable sur le lit du grand fleuve. Du côté du sud, au contraire, les affluents de droite courts et torrentiels qui descendent de l’Apennin, avec des écarts énormes entre les flux d’étiage et de crue, déversent les détritus de l’érosion des montagnes, accumulant la terre sur le côté droit du lit du Pô, qui de temps en temps fuit l’obstacle et se déplace plus au nord. Point n’est besoin d’être chauvin pour savoir que ce problème est à l’origine de la science de l’hydraulique fluviale, qui depuis des siècles se pose le problème de l’utilité et de la fonction des ouvrages d’endiguement, en le rattachant à celui de la distribution des eaux d’irrigation par le moyen des canaux, ainsi qu’au problème de la navigation fluviale. Après les ouvrages des Romains, les premiers canaux connus dans la vallée de Pô remontent à 1037. Après la victoire de Legnano, les Milanais portent jusqu’à Abbiategrasso le canal du Naviglio Grande, qui est rendu navigable en 1271. Cet ouvrage permet la naissance de l’agriculture capitaliste, la première en Europe. Les grands ouvrages hydrauliques sont exécutés par les pouvoirs d’État : des canaux à écluses étudiés par le génie de Léonard, qui établit aussi des normes concernant le régime des fleuves, au canal Cavour, commencé en 1860.

La construction de digues pour contenir les fleuves soulève un grand problème : celui des fleuves suspendus. Tandis que les rivières alpines comme le Tessin et l’Adda sont encaissées entre des rives naturelles sur une grande partie de leurs cours, les affluents de droite et le Pô lui-même à partir de Crémone sont des fleuves suspendus. Cela signifie que non seulement le niveau de l’eau, mais le lit même du fleuve se trouvent plus haut que les campagnes avoisinantes. Les digues empêchent celles-ci d’être submergées, et un canal d’écoulement, suivant un cours parallèle à celui du fleuve, recueille localement ses eaux, les reportant dans le cours du fleuve en aval ; tels sont les grands ouvrages d’aménagement ; au fur et à mesure que l’on se rapproche de la mer, le déversement se fait par des moyens mécaniques, au point de maintenir au sec des terrains situés à un niveau inférieur non seulement au fleuve, mais à la mer. Tout le Polésine est un immense pays-bas : Adria est à quatre mètres au-dessus de la mer, Rovigo à 5 mais au niveau de ces villes le lit du Pô est plus haut, et encore plus haut celui de l’Adige. Il est clair qu’une rupture des digues transforme toute la province de Rovigo en un immense lac.

Savoir si le relèvement du lit de tel fleuve est progressif est un grand débat entre les hydrauliciens fluviaux ; des ingénieurs français l’affirmèrent il y a un siècle, les maîtres de l’hydraulique italienne le contestèrent, et on en discute aujourd’hui encore dans les congrès. On ne peut nier toutefois qu’avec le dépôt des alluvions l’embouchure du fleuve se trouve repoussée de plus en plus loin jusque dans la mer, même si ces alluvions ne s’arrêtent pas sur le dernier tronçon du lit du fleuve. Ce processus incessant ne peut que contribuer à diminuer la pente du lit et du fil de l’eau et, conformément aux lois de l’hydraulique, à réduire la vitesse du courant à débit égal : la nécessité de relever historiquement les digues apparaît donc indéfinie et inexorable, et les ruptures éventuelles toujours plus catastrophiques.

Dans ce domaine, l’existence de moyens mécaniques modernes a contribué à répandre la méthode consistant à exploiter de grandes étendues de terrain extrêmement fertile, en les maintenant au sec par un drainage continuel. Le risque que cela représente pour les occupants et les travailleurs n’est qu’un soucis relatif pour une économie de profit ; quant aux dommages que peut occasionner la destruction des ouvrages d’endiguement, on leur oppose d’un côté la fertilisation consécutive aux invasions de boue, et de l’autre le facteur économique : faire des travaux est toujours une affaire capitaliste.

Depuis le début des temps modernes, toutes les basses plaines du littoral italien connaissaient les classiques travaux de colmatage : on faisait déverser l’eau des fleuves alternativement dans de grands bassins de dépôts dont le niveau s’élevait lentement, ce qui présentait le double avantage de ne pas laisser glisser vers la mer une terre utile et fertile, et de protéger des étendues de plus en plus grandes de terrain contre les inondations et l’insalubrité. Ce système rationnel fut trouvé trop lent pour les exigences de l’investissement des capitaux. Un autre argument tendancieux fut fourni, et il l’est toujours, par la densité de la population, en continuelle augmentation, qui interdit de perdre du terrain utile. On a ainsi détruit presque tous les anciens travaux d’aménagement établis sur la base de relevés patients et exacts effectués par les hydrauliciens des anciens régimes autrichien, toscan, bourbon, etc.

Il est clair que lorsque l’on doit aujourd’hui décider entre diverses solutions radicales des problèmes, on se heurte non seulement à l’incapacité du capitalisme à voir loin en ce qui concerne la transmission des équipements de génération en génération, mais aussi à de forts intérêts locaux, ceux des producteurs agricoles et industriels, qui ont intérêt à ce que certaines régions ne soient pas touchées, et qui s’appuient sur l’attachement des populations misérables à ces lieux de résidence pourtant inhospitaliers. Cela fait longtemps que l’on propose des solutions visant à créer des « canaux de dérivation » du Pô. Une telle étude est toujours très difficile, étant donné l’incertitude des résultats par rapport aux prévisions, ce qui est particulièrement gênant dans un climat affairiste. Une solution, vers la droite, consiste à percer de Pontelagoscuro aux vallées - ou lagunes - de Comacchio, un canal artificiel qui réduirait à peu près des deux tiers le parcours du lit actuel jusqu’à la mer. Cette solution se heurte aux gros capitaux investis dans les travaux d’assèchement de la région de Ferrare, ainsi qu’à l’industrie piscicultrice, et elle susciterait des résistances. Mais de non moindres résistances s’opposeraient à des solutions qui, visant plus loin, et de manière plus conforme peut-être au processus naturel, s’orienteraient vers une unification des cours du Pô et de l’Adige entre lesquels s’étend la basse plaine du Polésine, en créant dans le thalweg de cette région, parcourue aujourd’hui par un réseau de petits cours d’eau, un énorme canal collecteur et plus tard éventuellement un canal de dérivation pour l’un des deux fleuves sinon pour les deux. En période de domination bourgeoise, ce genre d’étude conduirait, non pas à une recherche positive, mais à deux « politiques » sur le problème du Pô, l’une de droite, et l’autre de gauche, avec le conflit habituel entre groupes de spéculateurs.

Aujourd’hui

On discute pour savoir si la catastrophe actuelle (où certains voient déjà la formation naturelle d’une grande lagune stable), avec le déplacement du lit du Pô consécutif au démembrement complet de la digue nord, provient d’une concentration exceptionnelle de précipitations pluviales et autres causes naturelles, ou s’il faut l’attribuer à l’impéritie et à la faute des hommes et des gouvernements. Il est indéniable que les guerres et les crises successives ont conduit à négliger pendant des dizaines d’années ces services difficiles que sont la surveillance technique et l’entretien des digues, le drainage des lits lorsque cela s’impose, ainsi que l’aménagement des hauts bassins montagneux, dont le déboisement provoque lors des périodes de crue, un rassemblement plus important et plus rapide des eaux pluviales et un afflux supérieur de matériaux en suspension dans les cours d’eau des plaines.

Par ailleurs, avec la pratique qui sévit actuellement dans le domaine de la science et de l’organisation technique officielles, il est difficile de recueillir les données et de les comparer à celles du passé, tant en ce qui concerne les données pluviométriques (quantité de pluie tombée tel ou tel jour dans le bassin qui alimente le fleuve) que les données hydrométriques (niveaux d’eau enregistrés par les hydromètres, débit maximum des cours d’eau). Les bureaux et les savants qui se respectent fournissent aujourd’hui des réponses selon les exigences politiques et la raison d’État, autrement dit selon l’effet que ces réponses auront, et les chiffres subissent toutes sortes de manipulation. D’autre part, on peut faire confiance ici à ce que dit l’opposition, à savoir que l’on n’a même pas reconstruit les stations d’observation détruites par la guerre ; il est permis de croire, également, que notre actuelle bureaucratie de techniciens travaille sur de vieilles cartes qu’elle transmet de copies en copies et qui traînent sur les bureaux d’un personnel subalterne et nonchalant ; on ne met à jour ni les relevés ni les difficiles nivellements et autres opérations géodésiques de précision qui permettent de relier les diverses données du phénomène dans tous les domaines : la bureaucratie vit de papiers, qui correspondent aux règles prescrites par les circulaires pour ce qui est du format et des couleurs, mais qui se foutent pas mal de la réalité physique. Il est impossible de suivre les chiffres donnés par-ci par-là à la presse de grande information ; trop facile de rejeter la faute sur les journalistes qui parlent de tout et ne savent rien. Il reste donc à voir - et c’est ce que pourraient tenter de faire les mouvements qui disposent de grands moyens et d’une large base - si l’intensité des pluies a vraiment dépassé tout ce qui a été observé pendant un siècle : il est permis d’en douter. De même pour les lectures aux hydromètres du niveau maximum atteint par les eaux et pour les débits maxima : il est facile de dire que les onze mille mètres cubes par seconde du maximum historiquement connu à Pontelagoscuro sont montés à treize mille ces derniers jours. En 1917 et 1926 il y eut des crues extrêmement fortes, toujours au printemps, et à Piacenza on compta jusqu’à treize mille huit cent mètres cubes par seconde ; or les conséquences en furent incomparablement moins graves.

Sans nous étendre davantage, nous considérons comme un fait acquis que les précipitations n’ont pas été d’une intensité « jamais vue », et que le désastre a été déterminé avant tout par le défaut prolongé des services nécessaires et le manque de travaux d’entretien et d’aménagement - ce qui est dû à la quantité inférieure, par rapport au passé, des sommes affectées par l’administration à ce genre d’objectifs et à la manière dont ces sommes ont été employées.

Il s’agit de donner à ce genre de faits une cause qui doit être, qui est, sociale et historique, et qu’il est puéril d’attribuer à des « fausses manœuvres » de ceux qui étaient ou qui sont aujourd’hui aux leviers de commande de l’appareil d’État italien. En outre, il ne s’agit pas d’un phénomène particulier à l’Italie, mais qui concerne tous les pays : désordre administratif, détournements de fonds, influence prédominante de l’affairisme dans les décisions de la machine publique sont dénoncés désormais par les conservateurs eux-mêmes et, en Amérique, on les a même mis en rapport avec les grandes catastrophes publiques car là-bas aussi, des villes ultra-modernes du Kansas et du Missouri ont été incroyablement dévastées par des fleuves mal régularisés.

Une critique du type de celle que nous avons mentionnée se fonde sur deux idées erronées. La première, c’est que la lutte pour revenir de la dictature fasciste au sein de la bourgeoisie (la bourgeoisie a toujours existé depuis que celle-ci a conquis la liberté) à l’apparente démocratie a eu pour objectif d’instaurer une meilleure administration ; en réalité il est clair que cette lutte devait aboutir et qu’elle a abouti à une administration encore pire, et la faute en incombe à toutes les nuances dont se composait le front des comités de libération nationale. L’autre idée fausse consiste à croire que la forme totalitaire du régime capitaliste (dont le fascisme italien fut le premier grand essai) a pour contenu un pouvoir absolu de la bureaucratie d’État vis-à-vis des initiatives autonomes de l’entreprise et de la spéculation privées. Bien au contraire, cette forme est, à un certain stade, une condition de la survie du capitalisme et du pouvoir de la classe bourgeoise, qui concentre dans la machine d’État des forces contre-révolutionnaires, mais qui rend aussi l’appareil administratif plus faible et plus facilement manipulable par les intérêts spéculatifs.

Il faut ici rappeler brièvement l’histoire de l’appareil administratif italien depuis la conquête de l’unité nationale. Au début, celui-ci fonctionnait bien et avait de forts pouvoirs. Toutes les circonstances favorables étaient réunies. Pour arriver au pouvoir et consolider ses intérêts, la jeune bourgeoisie avait dû passer par une phase héroïque et supporter des sacrifices, si bien que ces membres étaient encore individuellement prêts à se prodiguer et peu attirés par un gain immédiat n’apparaissant pas au grand jour. Elle avait encore besoin de cohésion et d’enthousiasme pour liquider les résistances des anciens pouvoirs et des appareils d’État rouillés des différents territoires entre lesquels le pays était auparavant divisé. Il n’y avait pas de division sensible entre partis, car le parti unique de la révolution libérale (vierge en 1860, putain en 1943) gouvernait avec l’accord ouvert des rares républicains, et le mouvement ouvrier n’était pas encore né. Les combines devaient commencer avec le transformisme bipartite [1] de 1876. La charpente de la bureaucratie venue du Piémont, pour l’essentiel à la suite des forces d’occupation militaire, exerçait une véritable dictature sur les éléments locaux, et les opposants autocratiques ou cléricaux se trouvaient pratiquement sous le poids de lois d’exception... en tant que coupables d’antilibéralisme. Dans ces conditions, on construisit un appareil administratif jeune, conscient et honnête.

Au fur et à mesure que le système capitaliste se développe en profondeur et en étendue, un double assaut est porté à l’hégémonie intègre de la bureaucratie. Dans le domaine économique, les grands entrepreneurs d’ouvrages publics et autres secteurs productifs assistés par l’État relèvent la tête. Parallèlement, dans le domaine politique, la diffusion de la corruption dans les mœurs parlementaires aboutit à un état de fait où les représentants du peuple interviennent chaque jour pour faire pression sur les décisions de l’engrenage exécutif et administratif général, qui fonctionnait autrefois de manière rigoureusement impersonnelle et impartiale.

Les travaux publics qui étaient auparavant élaborés par les hommes les plus compétents, naïvement heureux d’avoir leur pain assuré en tant que fonctionnaires du gouvernement, et totalement indépendants dans leurs jugements et leurs opinions, commencent à être imposés par les exécutants : le temps des trains de dépenses budgétaires commence. La machine des dépenses d’État n’en devient que plus onéreuse, et d’autant moins utile pour la collectivité.

Ce processus s’amplifie à l’époque de Giolitti mais la situation, caractérisée par une prospérité économique croissante, rend moins évidents les préjudices qui en résultent. Ce système - et c’est en cela que consiste le chef-d’œuvre politique - englue petit à petit le parti naissant des travailleurs. Justement parce que l’Italie est riche en bras et pauvre en capital, l’on invoque de toutes parts l’État donneur de travail et le député qui aspire aux voix du collège des industriels ou des agrariens gravit les marches des ministères en quête de la panacée : les travaux publics !

Après la première guerre mondiale, et malgré la « victoire », la bourgeoisie italienne voit l’effondrement des conditions idéales des temps héroïques, et on a le fascisme. La concentration de la force policière de l’État, ainsi que du contrôle de presque tous les secteurs de l’économie, permet tout à la fois d’éviter l’explosion de mouvements radicaux des masses et d’assurer à la classe possédante la liberté de manœuvre en matière de spéculation, à condition de se donner un centre de classe unique, qui encadre sa politique gouvernementale. Tous les moyens et petits patrons se voient contraints à des concessions réformistes que les organisations des travailleurs avaient réclamées au cours d’une longue lutte, lesquelles organisations sont détruites en même temps qu’elles se voient dérober leur programme. Tout ceci, d’un côté, favorise une grande concentration capitaliste alors que, de l’autre côté, elle pacifie la situation intérieure. La forme totalitaire permet au capital de réaliser la duperie réformiste des décennies précédentes, en allant au-devant de la collaboration des classes visée par les socialistes traîtres au parti révolutionnaire.

La direction de la machine d’État et l’abondante législation spéciale sont mises ouvertement au service des initiatives affairistes. Pour en revenir à notre sujet de départ, les fleuves, ce qui était une loi technique et avait produit vers 1865 quelques authentiques chefs-d’œuvre, devient un véritable brouet d’inepties disponible pour toutes les manœuvres, et le fonctionnaire est réduit à l’état de marionnette des grandes entreprises. Les services hydrologiques sont de ceux qui sont précisément incompatibles avec l’idéal de la fameuse initiative privée. Ils exigent unité des équipements et plénitude des pouvoirs et ils ont eu des traditions tout à fait remarquables. Jacini [2] put écrire en 1857 : la raison civile des eaux trouva en Giandomenico Romagnosi [3] un essayiste immortel. En somme, l’administration et la technique bourgeoises avaient alors aussi des buts de classe, mais c’étaient des choses sérieuses ; aujourd’hui c’est de la bagatelle.

D’où la pratique qui a déterminé la dégénérescence, et non le progrès, du système des défenses hydrauliques de la vallée du Pô : processus qui ne concerne pas un seul parti ni une seule nation, mais recouvre les vicissitudes séculaires d’un régime de classe.

Pour résumer : autrefois la bureaucratie - indépendante sinon omnipotente - étudiait scrupuleusement ses projets avant d’appeler les « entreprises » à l’adjudication publique et elle les astreignait, refusant jusqu’à une simple tasse de café, à une exécution rigoureuse ; en conséquence, le choix des ouvrages auxquels il fallait affecter les crédits était dicté le plus souvent par des critères d’ordre général. Aujourd’hui, le rapport est inversé. La bureaucratie, technique, faible et servile, fait dresser les projets par les entreprises elles-mêmes et les transmet sans pratiquement les regarder ; quant aux entreprises, elles choisissent évidemment les affaires qui permettent de faire du profit, et laissent tomber les travaux délicats qui impliquent beaucoup de soin et des dépenses qu’il est moins aisé de multiplier à l’infini.

Il ne s’agit pas de morale : on ne peut même pas dire que le fonctionnaire cède en général à la corruption de pots-de-vin élevés. Le fait est que si un fonctionnaire résiste, non seulement son travail en est décuplé, mais les intérêts qu’il heurte mobilisent à ses dépens des influences de partis décisives dans les hautes sphères des ministères dont il dépend. Autrefois c’était le technicien le plus capable qui progressait, aujourd’hui c’est celui qui est le plus habile à se mouvoir dans un tel réseau.

Aujourd’hui que le monopartisme fasciste a cédé la place à un pluripartisme inconnu de l’Italie giolittienne elle-même et de la parfaite Angleterre, modèle de constitutionnalisme, etc. (dans la mesure où l’on n’a jamais vu dix partis se déclarant tous prêts à gouverner dans le cadre de la constitution, mais tout au plus deux ou trois), le mal n’a fait qu’empirer. Et on disait que les hommes capables et honnêtes devaient rentrer au pays à la suite des armées alliées ! Stupide espoir de bien des gens : la relève de la garde a occasionné la pire de toutes les catastrophes, comme sur les digues du Pô.

Pour le diagnostic de la phase actuelle du régime capitaliste, il est extrêmement symptomatique qu’un haut fonctionnaire du Conseil Supérieur des Travaux Publics se soit laissé aller jusqu’à dire que les services de prévention des crues ont fait défection juste au bon moment : le seul moment qui justifie le salaire que l’on paye en permanence. Tel est le style de la bureaucratie moderne, dont certains prétendent qu’elle serait une nouvelle classe dominante Les classes dominantes, elles, arrivent la gueule grande ouverte, mais pas le cœur tremblant.

Non moins intéressant, ce qu’a écrit Alberto De Stefani [4] sous le titre : Il governo del Po. Après avoir rapidement retracé l’histoire des mesures autrefois prises dans ce domaine, il cite l’opinion de plusieurs collaborateurs de revues techniques : « On n’insistera jamais assez sur la nécessité de réagir contre le système qui consiste à concentrer l’activité des bureaux exclusivement, ou presque, à la programmation et à l’exécution de grands travaux ». De Stefani ne voit pas la portée radicale d’une telle critique ; il déplore que l’on néglige l’entretien et la conservation des ouvrages existants et que l’on se préoccupe uniquement d’en projeter de nouveaux. Il cite d’autres passages : « Par suite des inondations on dépense des dizaines (et demain des centaines) de milliards, après avoir systématiquement négligé et même refusé les quelques fonds nécessaires pour les travaux d’entretien et même pour le colmatage des brèches ». C’est, paraît-ils ce qui s’est passé pour le Rhin. Un économiste de la taille de De Stefani s’en tire en disant : « Nous manquons tous d’esprit conservateur par surabondance d’imagination incontrôlée ».

Ce serait donc un problème de psychologie nationale  Jamais de la vie ! C’est le résultat du type moderne de production capitaliste. Le capital n’est plus adapté désormais à la fonction sociale qui consiste à transmettre le travail de la génération actuelle aux générations futures et à utiliser pour cela le travail des générations passées. Il ne veut pas d’adjudications de travaux d’entretien, mais de gigantesques affaires de construction : pour cela, les cataclysmes naturels ne suffisant pas, le capital crée, avec une nécessité inéluctable, les cataclysmes humains, et il fait de la reconstruction de l’après-guerre « l’affaire du siècle ».

Ces concepts doivent être appliqués à la critique de la position vulgaire et démagogique des soi-disant partis ouvriers italiens. Changez le sens de la spéculation et obligez l’entreprise capitaliste à investir dans les constructions hydrauliques les capitaux jusqu’ici consacrés aux commandes d’armements : à part le fait que cela mettrait en crise les prétendus « rouges » dans les centres métallurgiques si la chose se faisait pour de bon, elle utilisera les capitaux dans le même style, en filoutant et en spéculant à 1 000 %, et en levant son verre, sinon à la prochaine guerre, du moins à la prochaine inondation.

Le fleuve immense de l’histoire humaine a lui aussi ses crues irrésistibles et menaçantes. Lorsque le flot s’élève, il mugit entre les deux digues qui l’enserrent. À droite, c’est la digue conformiste, pour la conservation des formes existantes et traditionnelles - un passage continu de prêtres psalmodiant en procession, de flics et de gendarmes en patrouille, de maîtres d’école et de charlatans débitant les mensonges officiels et la scolastique de classe.

À gauche, la digue réformiste : s’y entassent les hommes dévoués au peuple, les professionnels de l’opportunisme, les parlementaires et les chefs des organisations progressistes. Échangeant des injures de part et d’autre du courant, les deux cortèges prétendent posséder la recette pour faire en sorte que le fleuve puissant continue son cours réprimé et forcé.

Mais au grand tournant de l’histoire, le courant brise toutes les entraves, sort de son lit et « saute », comme le Pô à Guastalla et au Volano, dans une direction inattendue, emportant les deux bandes sordides dans la vague irrésistible de la révolution, renversant les digues anciennes de toute sorte, et donnant à la société comme à la terre une face nouvelle.

Notes

[1] Le tournant de 1876 en Italie : Cavour meurt le 6 juin 1861, quelques mois après l’acclamation de Victor Emmanuel II comme roi d’Italie (18 février 1861) et la proclamation de Rome capitale de l’Italie (27 mars 1861). La « droite historique » des successeurs de Cavour, expression du capitalisme agraire italien le plus développé, garda le pouvoir jusqu’à 1876, date à laquelle la majorité parlementaire passa à la gauche, expression de multiples et hétérogènes intérêts bourgeois. C’est le début du règne de la corruption et du clientélisme avec formation de groupes de pouvoirs et de pression. C’est Agostino Depretis qui gouverna après 1876, sa politique s’appelait le « transformisme » (trasformismo). Cf. Bruni et Bontempelli, Histoire et conscience historique, tome 3.

[2] Jacini : (1827-1891) économiste et un temps ministre des Travaux publics, auteur de plusieurs études d’économie agraire.

[3] Romagnosi : (1761-1835) juriste, savant et philosophe italien, il diffusa en Italie les thèses des Idéologues (Destutt de Tracy, Cabanis). Spécialiste du droit pénal et criminel. Il était partisan d’un progrès modéré, pour lui deux instincts étaient à la base du comportement humain : conservation et perfectionnement. Cattaneo, qui fut un des dirigeants de l’insurrection milanaise anti-autrichienne de mars 1848, fut un élève de Romagnosi.

[4] Alberto de Stefani : (1879-1950) économiste et homme politique, ministre des finances de Mussolini entre 1922 et 1925.

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