1924 |
Source : revue Bilan n° 26, En marge des Thèses de Rome (Janvier 1936 / pp. 882 - 884) |
Cher « Stato Operaio »,
Il est indispensable de publier cette déclaration que je fais en ma qualité de membre du Comité Exécutif du parti à l’époque où le fait se produisit. La lettre du président de l’I.C. au C.C. du parti d’Italie, contenant une critique des thèses sur la tactique présentées au Congrès de Rome de 1922, n’a aucune valeur officielle. Nos délégués de retour de l’Exécutif Élargi de février de cette même année, Terracini et Roberto, le déclarèrent au nom du Présidium lui-même. La lettre fut écrite par un membre du présidium qui en avait été chargé : ce camarade dut partir de Moscou aussitôt après avoir rédigé la lettre que le Bureau du Secrétariat, par erreur, envoya au Parti Communiste Italien alors que le Présidium, à une réunion ultérieure, après examen du texte, ne le trouvait pas opportun. Puisque la lettre a été publiée en tant qu’expression de l’Internationale Communiste, je crois qu’il faut rectifier qu’elle ne le fut pas, en remettant les choses au point suivant les rappels précis de faits cités.
Ajoute, cher « Stato Operaio », si tu le veux, que le rédacteur de la lettre était Radek auquel je reparlai de la question à la Conférence prolétarienne de Berlin. En vérité il ignorait alors qu’après son départ le texte n’avait pas été approuvé. Je m’abstiens ici de toute appréciation politique.
Salutations communistes,
Amadéo Bordiga
Mai 1924.
Chers Camarades,
L’Executif de l’I.C. s’est occupé du projet de programme publié dans le journal « Il Communista » du 31 décembre de l’année écoulée et le présidium de l’Executif considère nécessaire de vous adresser les considérations qui suivent :
1) Le document ne contient pas un projet de programme, mais des thèses sur la tactique du P.C.I. Un programme ne devrait pas seulement indiquer les tendances du développement et les formes de réalisation de vos buts finaux ; il devrait au contraire établir les buts transitoires pour lesquels nous appelons actuellement les masses à la lutte, actuellement alors que malheureusement il ne s’agit pas encore de la conquête du pouvoir mais de la conquête de la majorité des travailleurs. De cela on ne parle pas dans vos thèses. Bien que ces thèses concernent la tactique du parti, nous devons constater qu’elles sont écrites de telle façon que, non seulement la majorité du parti ne saura les comprendre, mais en plusieurs de leurs points importants, elles sont en contradiction avec les thèses du 3eme Congrès [1]. Nous allons essayer de le prouver.
2) Problème de la conquête de la majorité.
Dans les thèses sur la tactique acceptées par le 3eme Congrès, on dit : « la conquête de l’influence décisive sur la majorité de la classe ouvrière, la tâche de conduire à la lutte la partie la plus progressive d’elle, est la tâche principale de l’Internationale Communiste ». Ce point a été accepté après une lutte contre les représentants de la minorité de gauche parmi lesquels furent également vos délégués. Vos thèses retournent à l’erreur qui fut repoussée par le Congrès.
Au paragraphe 16 de vos thèses, vous dites : « D’autre part on ne peut pas exiger qu’à une époque donnée, ou à la veille d’entreprendre des actions générales, le parti doive avoir réalisé la condition d’encadrer sous sa direction, de grouper directement dans ses propres rangs la majorité du prolétariat. Un tel postulat ne peut être posé à priori sans connexion avec le développement dialectique réel du processus de développement du parti et n’a aucun sens, même si l’on s’abstient de comparer le nombre de prolétaires groupés dans l’organisation disciplinée et unitaire du parti, ou à sa suite avec le nombre des éléments inorganisés, dispersés ou réunis dans des organismes corporatifs incapables de liaison organique ».
Ces argumentations n’ont qu’un seul but : elles diminuent, rendent moins importante, la nécessité de la lute pour la majorité de la classe ouvrière ; elles cachent donc la tâche la plus importante qui s’impose à un parti aussi jeune que le P.C.I. Au lieu de dire au parti : lutte pour chacun des ouvriers, essaye de les conquérir, essaye de conquérir la majorité de la classe ouvrière, les thèses avancent des objections doctrinaires qui visent à démontrer qu’il ne s’agit pas d’une affaire très urgente. Il y a en cela un danger tellement grave que l’Exécutif ne renoncera à aucun moyen pour mettre le parti en garde contre ce péril.
3) Situation et possibilités de lutte.
La deuxième revendication importante que le 3eme Congrès a établi pour les partis communistes - et il s’agit d’un enseignement tiré des expériences de l’action de masse - était la considération des faits et des arguments qui mettent en relief les difficultés de l’action. Tout le sens de nos thèses, pour autant qu’elles se rapportent aux actions peut être résumé dans l’idée que le parti communiste peut entrer dans la lutte seulement dans une situation où les larges masses considèrent cette lutte comme une nécessité. En contraste avec cette doctrine, les thèses du C.C. du parti communiste d’Italie déclarent dans les paragraphes 24 et 25 : voir « Bilan » n°23 où ces paragraphes sont publiés.
Que signifient ces argumentations, si l’on essaye - ce qui n’est certes pas facile - de comprendre le sens de mots qui se rapprochent plus des phrases vides de la sociologie bourgeoise que du marxisme ? Elles signifient ceci : exploiter pour la lutte les situations qui se créent historiquement serait de l’opportunisme. La conscience critique peut ne pas attendre des occasions favorables : elle ne dépend pas de ces dernières. Elle peut choisir librement l’initiative pour la lutte. Qu’y a-t-il d’autre en cela si ce n’est une nouvelle édition de la théorie de l’offensive qui fut repoussée par le 3eme Congrès ?
Il est vrai que le point suivant des thèses essaye de voiler ce fait et de masquer avec quelques mots cette théorie d’aventurisme, mais il reste comme un élément dangereux des thèses, comme un élément, lequel - s’il existait non seulement sur le papier mais aussi dans les têtes des membres du parti - représenterait le plus grand danger pour le P.C. lui-même.
4) Le Front Unique.
Le 3eme Congrès de l’I.C. a caractérisé dans ses thèses sur la tactique nos aspirations de créer le front unique en disant ce qui suit :
« Là où la situation de la masse devient toujours plus insupportable, les partis communistes ont le devoir de faire toutes les tentatives pour les conduire à la lutte pour leurs intérêts. Étant donné qu’en Europe Occidentale et en Amérique, où les masses ouvrières sont organisées en syndicats et en partis politiques, on peut compter sur des mouvements spontanées seulement en des cas très rares, les partis communistes ont le devoir de provoquer - en employant toute leur influence dans les syndicats et en augmentant leur pression sur les autres partis ouvriers - une tendance commune à la lutte pour les intérêts immédiats du prolétariat ; si les partis non communistes sont entraînés dans cette lutte, la tâche des communistes consiste à préparer dès le début les masses à l’éventualité de la trahison de la part des partis non communistes lors de la phase successive de la bataille à aiguiser, à pousser de l’avant les situations pour être capable de diriger éventuellement la lutte, indépendamment des autres partis. (Voir la lettre du parti communiste unifié d’Allemagne, laquelle peut servir d’exemple comme point de départ pour des actions) ».
Contre ces thèses se dirigent consciemment le C.C. du parti Communiste d’Italie dans le paragraphe 36 défendant le front unique syndical et s’opposant à la formation de comités dirigeants de lutte et de propagande, où soient représentés ensemble avec les partis communistes, les partis social-démocrates. Contre toutes les argumentations que les thèses du P.C. d’Italie avancent, se trouvent des contre-argumentations dans les thèses du 3eme Congrès, lesquelles, dans le chapitre sur les luttes et revendications partielles disent ce qui suit :
« Les ouvriers qui luttent pour des revendications partielles sont automatiquement forcés de lutter contre toute la bourgeoisie et son appareil étatique. Dans la mesure où les luttes partielles des groupes ouvriers croissent et tendent à devenir la lutte commune de la classe ouvrière contre le capitalisme, dans la même mesure le parti communiste doit élever ses mots d’ordre et les rendre plus généraux jusqu’aux mots d’ordre du renversement de l’adversaire. »
Si le C.C. du P.C. d’Italie avait étudié attentivement cette question, il aurait constaté que vouloir limiter le front unique aux syndicats n’est en définitive qu’un point de vue syndicaliste parce que l’on ne pourra éliminer les partis politique à la seule condition d’admettre que les plus importants problèmes de classe puissent être résolus au moyen de la lutte syndicale. S’il n’en est pas ainsi, si toute grande lutte économique devient une lutte politique, alors le parti communiste a le devoir de déclencher la lutte pour les intérêts du prolétariat ensemble avec les autres partis ouvriers, forçant ces derniers à s’encadrer en un front commun. Seulement de cette façon le parti communiste obtient la possibilité de démasquer ces partis au cas où craignant la lutte, ces partis se refusent d’adhérer au front unique.
Cette question est désormais résolue par la décision de l’Exécutif élargi. Si le P.C.I. ne veut pas manquer à la discipline internationale - et nous sommes persuadés qu’il ne le voudra pas - il devra changer son point de vue dans cette question pratiquement décisive et se mettre d’accord avec l’Executif de l’I.C. pour l’application de la lutte pour le front unique en Italie.
5) La mot d’ordre du gouvernement ouvrier.
Le front unique a une énorme importance en Italie. Les partis bourgeois se démontrent toujours moins capables d’organiser un régime stable. Le gouvernement ne parvient pas à surmonter les crises. Le parti socialiste n’a ni le courage de se détacher de la bourgeoisie et de commencer la lutte contre le gouvernement, ni le courage d’entrer ouvertement au gouvernement. En une telle situation, le parti ne peut pas se contenter de lancer le mot d’ordre du gouvernement des Soviets en disant aux masses que le parti socialiste ne veut pas lutter pour un gouvernement des Soviets ; il a le devoir de dire aux masses : vous craignez la lutte pour la dictature, vous voulez rester sur le terrain de la démocratie, eh bien, ce terrain ne suffira même pas à la satisfaction des plus petits besoins de la classe ouvrière. Vous serez forcés d’entrer dans la lutte pour l’instauration de la dictature du prolétariat. Mais regardez le chaos complet qui règne en Italie et dont vous souffrez plus que tous. Si vous ne voulez pas vous détacher des moyens démocratiques de lutte, mais alors pourquoi ne pas profiter de ces mêmes moyens pour faire au moins une tentative pour sortir de la situation d’anarchie ?
Nous invitons le parti italien à lutter pour la dissolution de la Chambre dans le but de l’instauration d’un gouvernement ouvrier.
Fixant un programme minimum à réaliser par le gouvernement ouvrier, les communistes doivent se déclarer prêts à former un bloc avec le parti social-démocrate et l’appuyer pour autant qu’il défend les intérêts de la classe ouvrière. Si le parti socialiste accepte, des luttes commenceront, lesquelles seront transportées du terrain parlementaire dans d’autres domaines. Par cela la réponse est donnée à l’objection que le mot d’ordre du gouvernement ouvrier ne signifie autre chose qu’une combinaison parlementaire. Si le parti socialiste rejette notre proposition alors les masses se persuaderont que nous leur avons montré une voie concrète alors que le parti socialiste ne sait que faire. Toutes les préoccupations des Camarades de gauche qu’une telle tactique pourrait faire oublier les différences qui existent entre socialistes et communistes sont directement ridicules. Ou il n’est pas vrai que le parti socialiste trahit à tout moment les intérêts du prolétariat et il serait alors ridicule de l’affirmer et de le faire croire aux ouvriers car le parti communiste ne peut pas baser son existence sur un mensonge de propagande, ou bien cela est vrai et c’est nous seulement qui défendons les intérêts vitaux du prolétariat italien. Dans ce cas toute tentative réussie ou non réussie de former le front unique servira à démasquer le parti socialiste et à renforcer le parti communiste.
Nous espérons que le P.C.I. se soumettra aux version de l’Exécutif Élargi, non seulement extérieurement, mais que par contre la discussion qui eut lieu à cette séance contribuera à un éclaircissement des questions et à une véritable acceptation du point de vue de l’Exécutif de l’I.C. de la part du P.C.I.
Nous renonçons à décrire ici en détail toutes les affirmations et formulations fausses que nous avons trouvées dans les thèses du C.C. italien, parce qu’il nous semble que ce que nous avons déjà dit suffit pour démontrer combien sont erronées les thèses dans leur direction essentielle.
Le paragraphe 49 des thèses italiennes dit : « Le parti, libre des préoccupations inhérentes à la période du commencement doit se dédier complètement à son travail de pénétration toujours plus ample parmi les masses au travers de la constitution et de la multiplication des organes de liaison entre elles et lui ».
L’Exécutif de l’I.C. serait heureux s’il pouvait acter cet avis du parti d’Italie. Malheureusement il n’en est pas ainsi. Les thèses de la direction du parti prouvent qu’elle n’a pas dépassé l’infantilisme, la maladie d’un jeune radicalisme stérile, d’un radicalisme qui se résout en une peur sectaire du contact avec la vie réelle, en un défaut de confiance en ses propres forces et dans les tendances révolutionnaires de la classe ouvrière lorsqu’elle entre en lutte, soit aussi pour des buts transitoires. L’Exécutif espère que le Comité Central du parti comprendra ses faiblesses et fera tout son possible pour les dépasser ; pour ce faire il faut commencer par changer les thèses du parti. Ce serait mieux pour le parti de se contenter des thèses du troisième Congrès et de celles de l’Exécutif Élargi renonçant à l’élaboration de thèses au lieu de se présenter avec les siennes qui forceront l’Exécutif de l’I.C. à lutter publiquement et de la façon la plus âpre contre les conceptions du C.C. d’Italie.
Le Présidium de l’I.C.
[1] 3ème Congrès de l’I.C.