1924 |
|
Les discussions au sein du prolétariat révolutionnaire et communiste gravitent souvent autour de la question des « principes » ; d’un prétendu dualisme entre ces derniers et l’action : en un mot, entre la théorie et la pratique. Il n’est pas facile de s’entendre avec clarté sur ce problème. Cependant, si l’entente ne se réalise pas à ce sujet, toute critique et toute polémique deviennent confusion stérile.
L’opportunisme ancien et nouveau, en déplaçant la portée de la thèse marxiste qui condamne et balaye toutes les idées innées et éternelles (qu’on prétend mettre à la base de la conduite humaine), parlent souvent d’une politique dépourvue de principes fixes. Le révisionnisme classique de Bernstein, qui se superposait habilement au mouvement prolétarien, tout en simulant laisser debout la doctrine révolutionnaire de Marx, proclamait : « le mouvement est tout, le but n’est rien ». Nous verrons immédiatement ce que signifie le « but n’est rien », et qu’il puisse être possible de se passer des « principes » ; nous verrons aussi pourquoi les principes, pour le communisme marxiste, ne sont que des « fins », c’est-à-dire des points d’arrivée dans l’action. Et que l’on ne considère pas comme paradoxale l’opposition entre « principes » et « fins ». Une fois enlevée la vision d’une vaste finalité, et que la doctrine du mouvement est reléguée dans un grenier, le réformisme opportuniste parle chaque fois et uniquement de problèmes actuels à résoudre, par des procédés empiriques, en vue de l’avenir immédiat.
Mais, si on supprime toute règle et guide permanents, quel sera donc le critère qui conseillera le choix du moyen d’action ? Voilà ce que l’on pouvait demander hier, comme aujourd’hui, à ces formes de falsifications qui n’ont pas fini de se rénover et de se représenter devant nous. Quel sera le « sujet » dans l’intérêt duquel devra être menée l’action ? Et l’opportunisme (qui fut et est un plat « ouvriériste » substitué à la pratique et à la doctrine de la révolution prolétarienne) répondait qu’il fallait inspirer l’action prolétarienne en se plaçant sur la base des intérêts ouvriers, signifiant chaque fois par là les intérêts de groupes particuliers et de catégories de travailleurs, au point de vue de la satisfaction la plus facile, la plus prochaine et dans le plus bref délai. Ainsi, les solutions des problèmes d’action ne résultaient plus de l’ensemble du mouvement prolétarien et de son chemin historique, mais chaque fois du terrain borné à de petites portions de la classe ouvrière et aux étapes les plus réduites de son chemin. En agissant ainsi, le révisionnisme pouvait se délivrer de toute discipline aux principes et même sous ses formes plus ou moins accentuées, n’en proclamer pas moins sa fidélité à l’esprit véritable du marxisme, consistant dans le plus ample galvaudage de doctrine, et éclectisme de mouvement.
La lutte contre ces déviations revêt et revêtira, au travers des expériences complexes des travailleurs, des aspects très importants dans le développement du mouvement prolétarien ; car si cette façon de présenter et de résoudre les questions a été critiquée maintes fois, elle trouvera toujours des formes plus insinuantes pour abreuver l’action du prolétariat. Nous n’exposerons pas ici sa réfutation en général, mais seulement celle d’un problème particulier : ce qui rendra aussi notre position plus intelligible.
Plusieurs fois de notre part, c’est-à-dire de la gauche marxiste, a été dévoilé le truc vulgaire de l’opportunisme : sa prétendue aversion des principes, des « dogmes », comme on disait bêtement, se réduisant simplement à une observance obstinée et aveugle de « principes » propres à l’idéologie bourgeoise et contre-révolutionnaire. Les praticiens, les positifs, les blasés du mouvement prolétarien, se révèlent au moment suprême comme les plus bigots fauteurs d’idées bourgeoises auxquelles ils prétendaient subordonner le mouvement prolétarien et tous les intérêts des travailleurs.
La critique théorique qui met en relief ce fait caractéristique procède parallèlement au démasquement politique de l’opportunisme socialiste, en tant que forme d’action bourgeoise, et des chefs en tant qu’agents du capitalisme dans les rangs du prolétariat. Au commencement de la guerre mondiale, la faillite bruyante de l’internationale opportuniste se défendit (théoriquement) par des arguments qui, au point de vue de la théorie comme à celui de la propagande socialistes, semblaient être des surprises, des révélations inattendues, des « découvertes » sensationnelles. Ceux qui avaient contesté au socialisme de posséder des principes doctrinaux et programmatiques affirmaient soudainement que le socialisme ne gardait même pas l’originalité d’être ce mouvement sans principes, mais qu’il fallait le subordonner, lui faire donner son adhésion inconditionnelle à certaines thèses qui avaient jusqu’ici été considérées étrangères à la pensée socialiste et méritant une démolition polémique définitive. Le socialisme se réduisait à une « sous-école » du mouvement de la gauche bourgeoise, s’affiliait à l’idéologie de la dite démocratie, présentée brusquement non comme le marxisme la considère dans ses affirmations les plus élémentaires, c’est-à-dire comme la doctrine politique appropriée aux intérêts des classes bourgeoises, mais comme quelque chose de progressif par rapport à la politique dominante du capitalisme. Les traîtres de l’Internationale « découvrirent » alors des principes qu’ils nous jetèrent dans les jambes et avec lesquels ils prétendirent préjuger inéluctablement l’action du prolétariat. Ils affirmaient qu’il fallait inexorablement sacrifier tous les intérêts, même immédiats et de groupes particuliers que jadis ils prétendirent défendre. Trois de ces principes furent surtout agités : le principe de la liberté démocratique, celui de la guerre défensive, celui des nationalités.
Les opportunistes avaient, jusqu’alors, trompeusement simulé une orthodoxie théorique, parlant toujours aux masses de lutte de classes, de socialisation des moyens de production, d’abolition de l’exploitation du travail. La « découverte » soudaine de nouveaux principes devaient servir à surprendre le prolétariat, à bouleverser sa conscience de classe et l’idéologie révolutionnaire, sabotant la possibilité de sa mobilisation idéologique dans un sens de classe, ainsi que, parallèlement, à couvrir le passage évident des cadres dirigeants des grandes organisations ouvrières dans une alliance avec la bourgeoisie, enlevant d’un coup toute plate-forme de réajustement et de liaison pour une action socialiste de la classe ouvrière mondiale.
On enseigna alors (et bien peu de militants surent, bien moins encore purent, exprimer leur indignation et leur protestation) que le prolétariat socialiste devait se passer de principes, tant qu’il s’agissait des principes de la doctrine des classes, mais devait, par contre, s’incliner devant eux comme devant choses sacrées lorsqu’il s’agissait des principes de l’idéologie bourgeoise, des idées fondamentales que les classes dominantes transforment en une religion pour justifier leurs intérêts.
La trahison au contenu de la critique marxiste ne pouvait pas être plus cynique.
Pour donner une idée du procédé employé dans cette superposition effrontée d’éléments étrangers et opposés aux plus simples formulations de la doctrine socialiste, nous citerons un seul exemple. Nous avons naturellement invoqué le passage très connu du Manifeste Communiste suivant lequel le prolétariat n’a pas de patrie et peut se considérer constitué en Nation - dans un sens bien différent d’ailleurs de celui de la bourgeoisie - seulement quand il a conquis le pouvoir politique. Et bien, un des propagandistes les plus connus du parti socialiste italien, le « technicien » de la propagande du vieux parti, Paolini, répondit à cette argumentation en affirmant ceci : la condition pour conquérir le pouvoir politique consistait dans la conquête du... suffrage démocratique ; et là où le prolétariat jouissait du droit électoral, il avait en même temps une patrie et des devoirs nationaux. Cette thèse, qui n’a pas besoin de commentaires, démontre que ceux à qui on confiait, au sein de la 2ème Internationale, la propagande du marxisme étaient incroyablement bêtes ou incroyablement effrontés.
Nous ne prenons pas au sérieux la philosophie bourgeoise et son égalitarisme juridique. Sa démolition théorique s’accompagne, dans la conception communiste, d’un programme politique du prolétariat qui liquide toute illusion sur la possibilité d’appliquer des moyens libéraux et libertaires pour sa fin révolutionnaire : la suppression de la division de la société en classe. Le prétendu droit égal de tous les citoyens dans l’État bourgeois n’est que la traduction du principe économique « de la libre concurrence » et de la parité sur le marché des vendeurs et des acheteurs de marchandises. Ce nivellement signifie, en réalité, la consolidation des positions les plus opportunes afin que l’exploitation et l’oppression capitalistes s’instaurent et se conservent. En rapport direct avec cette critique fondamentale pour la pensée socialiste, se trouve la démonstration que l’invocation du degré de plus ou moins de « liberté démocratique » atteint par les pays en guerre comme guide de la politique prolétarienne et socialiste en face de la guerre, signifie tout simplement s’en rapporter à des critères bourgeois et anti-prolétariens ! Nous n’insisterons donc pas sur le premier des trois principes énoncés plus haut. Les deux autres principes sont en fonction du même travestissement théorique : parler de guerre juste et injuste, suivant qu’elle soit d’agression ou de défense ou qu’elle ait l’objectif de donner aux populations le gouvernement que l’on affirme voir désirer par elles en majorité, présuppose une croyance en un principe de démocratie instauré dans les relations entre les États ainsi qu’entre les individus.
Ces principes sont ceux que la bourgeoisie brandit dans le but de créer, au sein des masses populaires, une idéologie favorable à sa domination et dont elle préfère ne pas avouer les déterminants impitoyablement égoïstes. Alors que, pour la vie intérieure de l’État capitaliste moderne, la démocratie élective correspond, en fait, à un système de sanctions juridiques et à des normes constitutionnelles sans constituer - à notre point de vue - aucune garantie effective pour le prolétariat qui, dans les moments décisifs de la lutte de classes, trouvera contre lui la machine armée de l’État, il n’existe pas dans les rapports internationaux des sanctions et des conventions qui répondent à une application formelle des principes qui dérivent de la théorie démocratique.
Pour le régime capitaliste, l’instauration de la démocratie dans l’État fut une nécessité inhérente à son développement ; il n’en est pas de même pour toutes les formules déduites de la théorie démocratique au sujet des rapports internationaux, formules qui sont brandies par les idéologues fauteurs de la paix universelle basée sur l’arbitrage, de la réglementation des frontières suivant les nationalités, etc.
Apparemment, c’est là un argument qui se prête au jeu des opportunistes qui présentent les groupes capitalistes comme adversaires de ces revendications politiques ; alors qu’en réalité ces défenseurs de théories purement bourgeoises veulent les accréditer parmi le prolétariat. Mais l’argument se retourne plusieurs fois contre les opportunistes.
En effet, il est absurde de croire que l’État bourgeois modifie sa position internationale du seul fait que le prolétariat socialiste en cessant, au nom de « l’Union Sacrée », son opposition et en brisant son indépendance, lui laisse les mains bien plus libres pour agir suivant l’intérêt de sa conservation. En second lieu, le jeu criminel des social-traîtres se démontre encore plus impudent : ils ont opposé aux prétendus « utopismes » des programmes révolutionnaires la nécessité de se poser des buts immédiats, d’adhérer aux possibilités réelles. Et voilà qu’on fait entrer en ligne de compte, à l’improviste, et pour y subordonner l’orientation du mouvement prolétarien, des buts qui non seulement n’ont aucune nature de classe et de socialisme, mais qui se démontrent, au surplus, tout à fait irréels et illusoires. Ils accréditent des idées que la bourgeoisie ne réalisera jamais, mais auxquelles elle a intérêt de voir les masses donner leur confiance. Donc, la politique des opportunistes ne permet pas de faire avancer, soit même à « petits pas », l’évolution effective et pratique des situations, mais se révèle comme la mobilisation idéologique des masses, dans un intérêt bourgeois et contre-révolutionnaire. Et rien de plus !
Pour ce qui concerne le principe des nationalités, il n’est pas difficile de prouver qu’il n’a jamais été autre chose qu’une phrase pour l’agitation des masses et, dans la meilleure des hypothèses, une illusion de certaines couches intellectuelles petites-bourgeoises. Si pour le développement du capitalisme, le développement des grandes unités étatiques fut une nécessité, il est tout aussi vrai qu’aucune d’entre elles ne se constitua sur la base du fameux principe national, qu’il est d’ailleurs très difficile de définir concrètement. Un écrivain, qui ne peut certainement pas être taxé de révolutionnaire, Vilfredo Pareto, dans un article paru en 1918, a fait la critique du « supposé principe des nationalités ». Il a montré l’impossibilité qu’il y a de trouver une définition satisfaisante ainsi que l’insuffisance flagrante des nombreux critères qui paraissent servir à pouvoir le caractériser (ethnique, linguistique, religieux, historique, etc.). En définitive, tous se contredisent entre eux ou dans leurs résultats. Pareto fait aussi l’évidente observation, que nous avons d’ailleurs énoncée dans les polémiques de l’époque de la guerre, que pour indiquer la solution des problèmes nationaux, ce ne sont certainement pas les plébiscites qui représentent un moyen certain, parce qu’on établit préventivement les limites du territoire où l’on appliquera la votation majoritaire et la nature des pouvoirs qui organiseront le contrôle. On en arrive donc ainsi à un cercle vicieux.
Il n’est pas nécessaire de reporter ici tout le contenu des polémiques d’il y a neuf ans. Il nous fut facile, à cette époque, à nous internationalistes, de prouver comment les fameux principes invoqués par les social-patriotes se prêtaient à des applications tout à fait contradictoires. Tout État peut, en cas de guerre, invoquer une situation de défensive : l’agresseur peut être celui dont le territoire sera « foulé par l’invasion étrangère » ; en tout cas, une attitude révolutionnaire du mouvement socialiste arrivera à des conclusions analogues, soit qu’il s’agisse d’offensive ou de défensive militaire ; cela parce qu’il suffit et parce que les États capitalistes en guerre sont capables de transformer la première en la seconde. Quant aux questions nationales et séparatistes, elles sont si nombreuses et si complexes qu’on peut les employer à justifier des formations d’alliances toutes autres que celles qui se sont déterminées lors de la guerre mondiale.
Les trois fameux principes énumérés se contredisaient donc singulièrement dans leur application. Nous demandions alors aux social-patriotes s’ils admettaient qu’un peuple plus démocratique ait le droit d’attaquer et de s’assujettir un peuple moins démocratique, si, pour la libération des régions annexées par d’autres pays, on pouvait admettre l’agression militaire, et ainsi de suite. Et ces contradictions logiques se traduisaient dans la possibilité de justifier - une fois ces thèses fallacieuses adoptées - l’adhésion socialiste à toute guerre : ce qui arriva en fait. Et la tactique de la social-trahison qui s’appuie sur les mêmes arguments dans tous les pays, parvint, au travers des conditions les plus disparates, à entraîner les uns contre les autres les travailleurs des deux côtés du front de guerre.
Il nous fut également facile de prévoir que les gouvernements bourgeois vainqueurs, quels qu’ils furent, ne se seraient jamais préoccupés d’appliquer, après la guerre, les critères où, suivant les social-nationaux, se trouvaient contenus, non seulement le motif de l’adhésion du prolétariat à la guerre, mais aussi la garantie que la guerre aurait abouti aux fins présentées aux travailleurs trompés par leurs chefs indignes.
Il n’y a donc pas d’arguments nouveaux quant à la critique des déviations social-nationalistes et quant à leur réfutation ; mais moins facile se présente et se présentait, surtout au moment de la fondation de la 3ème Internationale, la solution positive à apporter à la question nationale au point de vue communiste. Le problème ne peut être considéré liquidé par les thèses du 2ème Congrès (1920), d’autant plus que même le 5ème Congrès prochain devra s’en occuper.
Il est clair que l’IC ne va pas, pour la solution des problèmes liés à son attitude politique et tactique, emprunter des théories et des formules bourgeoises et petites-bourgeoises. L’Internationale Communiste a restauré les valeurs de la doctrine et de la méthode marxiste, en inspirant son programme et sa tactique de cette dernière.
Sur de telles bases, quel est donc le chemin pour arriver à la solution de problèmes, comme celui national par exemple ? Nous voulons l’indiquer dans ces lignes très élémentaires. Les révisionnistes parlaient d’un examen conduit chaque fois sur la base des situations contingentes et exempt de préoccupations de fins et de principes généraux. De cela, ils arrivaient à des conclusions purement bourgeoises, d’autant plus que, dans l’appréciation des situations, ils ne s’en tenaient nullement à des critères marxistes, mettant en relief le jeu des facteurs économiques et sociaux et des contrastes surgissant des intérêts de classe. L’on pourrait affirmer, à ce propos, que la juste ligne communiste consiste à assurer, dans l’analyse des situations, une stricte fidélité à la méthode marxiste de la critique des faits et, par là, arriver librement aux conclusions sans avoir besoin de les délimiter par des idées préconçues. Mais, à notre avis, une telle réponse garde en elle-même tous les dangers de l’opportunisme à cause de son excessive indétermination. D’autre part, l’on pourrait nous objecter qu’il est nécessaire d’ajouter à un examen marxiste et de classe des contingences données l’application de principes et de formules générales obtenus par un renversement presque mécanique des formules bourgeoises ; nous admettons volontiers qu’on pêche en cela par un simplisme grossier et par un radicalisme erroné. Certaines formules simples sont indispensables pour l’agitation et la propagande de notre parti. Et elles contiennent, en tout cas, des dangers moindres que l’excessive élasticité. Mais ces formules doivent être des points d’arrivée, des résultats et non des points de départ dans l’examen des questions dont parfois le parti doit aborder la critique et la délimitation dans ses organes suprêmes afin de donner, en des termes clairs et explicites, des conclusions aux dispositions de la masse des militants. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, l’on pourrait appliquer cette pensée à la formule « contre toutes les guerres » qui, en une période historique donnée, sépare très bien les véritables révolutionnaires des opportunistes faisant des subtilités sur la distinction entre guerre et guerre, et arrivant à la justification de la politique de chaque bourgeoisie. Mais cette formule : « contre toutes les guerres », est certainement insuffisante comme énonciation de doctrine, ne fut-ce que parce qu’elle pourrait, par son radicalisme formel qui renverse grossièrement l’attitude opportuniste, nous conduire à une idéologie bourgeoise autre : au pacifisme du style tolstoïen. On tomberait ainsi en contradiction avec notre postulat fondamental de l’emploi de la violence armée.
Le chemin marxiste, qui se montre adéquat pour la réponse à ces problèmes, n’est ni l’un ni l’autre. Il mérite d’être bien mieux précisé par le parti du prolétariat révolutionnaire bien qu’il en existe déjà des exemples très brillants, comme l’admirable édifice de la critique marxiste-léniniste aux doctrines démocratiques bourgeoises et dans la définition de notre programme à l’égard de l’État.
Pour indiquer brièvement la solution qui nous paraît la meilleure, nous dirons que la thèse suivant laquelle la politique marxiste se contente d’un simple examen des situations successives (par une méthode bien entendu déterminée), et sans exiger d’autres éléments, est à repousser. Quand nous aurons étudié les facteurs de caractère économique et le développement des contrastes de classe qui se présentent dans l’appréciation de tels problèmes, nous aurons fait quelque chose d’indispensable, mais nous n’aurons pas encore tenu compte de tous les éléments. Il y aura certainement d’autres critères dont il faut tenir compte, qui peuvent s’appeler « principes » révolutionnaires, à la condition que ces principes ne consistent pas dans des idées immanentes et données a priori, fixées une fois pour toutes dans des tables « trouvées » quelque part et à jamais incrustées. Si l’on veut, on peut renoncer au mot principe pour parler de postulats programmatiques : on peut toujours mieux préciser, on doit le faire, en tenant présentes les nécessités linguistiques d’un mouvement international : notre terminologie.
A tous ces critères, l’on arrive par une considération où réside toute la force révolutionnaire du marxisme. Nous ne pouvons ni ne devons résoudre les problèmes, par exemple, des dockers anglais ou des travailleurs de la Finlande, par les seuls éléments tirés de l’étude, par une méthode de déterminisme, par des considérations d’espace et de temps qui se posent d’une façon immédiate à la solution du problème. Il y a un intérêt supérieur qui guide notre mouvement révolutionnaire où les intérêts partiels ne peuvent pas contraster si l’on considère tout le développement historique. Mais l’indication de cet intérêt général ne surgit pas immédiatement des problèmes particuliers concernant certains groupes du prolétariat et certains moments des situations. Cet intérêt général est, en un mot, l’intérêt de la révolution prolétarienne. C’est-à-dire l’intérêt du prolétariat considéré comme classe mondiale douée d’une unité et de tâches historiques, tendant à un objectif révolutionnaire : au renversement de l’ordre bourgeois. Nous pouvons et devons résoudre les problèmes particuliers en fonction de cette finalité suprême.
La manière de coordonner les solutions particulières avec cette finalité générale se concrétise par des fondements acquis par le parti et qui se présentent comme les pivots de son programme et de ses moyens tactiques. Ces fondements ne sont pas des dogmes immuables et révélés mais sont, à leur tour, la conclusion d’un examen général et systématique de la situation de toute la société humaine, dans la période historique actuelle, où il faudra tenir compte de toutes les données qui tombent sous notre expérience. Nous ne nions pas que cet examen soit en progression continuelle et que les conclusions acquises se réélaborent à nouveau, mais il est certain que nous ne pourrions exister en tant que parti mondial au cas où l’expérience historique que le prolétariat possède déjà ne permettrait à notre critique de construire un programme et un ensemble de règles de conduite politique. Nous n’existerions pas sans cela, ni comme parti, ni le prolétariat comme classe historique possédant une conscience doctrinale et une organisation de lutte.
Là où se présentent des lacunes dans nos positions de tactique et où l’on prévoit des révisions partielles pour l’avenir, il serait erroné de les combler par une renonciation à la mise en avant de fondements ou de principes qui apparaissent certainement comme une « limitation » d’actions pouvant être suggérées par les situations successives dans les différents pays. Une erreur infiniment moindre résiderait dans l’élaboration, même imparfaite, de formulations positives parce que la clarté et la précision en même temps que le maximum possible de continuité de telles formulations d’agitation et d’action, sont une condition indispensable au renforcement du mouvement révolutionnaire. A cette affirmation, qui pourrait paraître risquée, nous ajouterons, sans vouloir insister sur cette importante question qui paraîtra excessivement abstraite pour d’aucuns, que les données que l’histoire de la lutte de classes nous fournit jusqu’à la guerre et la révolution russe, permettent au parti communiste mondial de remplir toutes les lacunes par des solutions satisfaisantes : ce qui ne veut évidemment pas dire que nous n’aurons rien à apprendre de l’avenir et de la continuelle contre-épreuve de nos positions dans leur application politique. Se refuser à « codifier » sans hésitation le programme et les règles de tactique et d’organisation de l’Internationale ne pourrait avoir, aujourd’hui, d’autre sens que celui d’un danger opportuniste parce que notre action courrait le risque d’aller demain se réfugier dans des principes et des règles bourgeois, complètement erronés et ruineux pour la « liberté » de notre action.
Nous conclurons ainsi : les éléments d’une solution marxiste des problèmes de notre mouvement sont l’ensemble des positions comprises dans notre vision générale du processus historique, positions orientées vers la réalisation du succès révolutionnaire final et général : étude marxiste des faits qui tombent sous notre examen. Cet ensemble de positions dérive dialectiquement d’un examen des faits, mais de l’examen de tous les faits historiques et sociaux qui nous sont accessibles. Pour le parti révolutionnaire, cet ensemble revêt non pas un caractère dogmatique, mais un degré élevé de permanence historique, degré qui nous sépare de tous les opportunistes et qui, autrement dit, est également représenté par notre cohérence doctrinale et de tactique, que l’on peut même qualifier de monotone, mais qui sert à nous distinguer des traîtres et des renégats à la cause révolutionnaire.
Nous parlerons maintenant de la question nationale, surtout à titre d’exemple de la méthode que nous avons indiquée. L’examen de cette question et la description des faits où elle se condense sont contenus dans les thèses du 2ème Congrès qui se rapportent justement à l’appréciation de la situation du capitalisme mondial et de la phase impérialiste qu’il traverse.
Cet ensemble de faits doit être examiné en tenant compte du bilan général de la lutte révolutionnaire. Un fait fondamental est celui que le prolétariat mondial possède désormais, en plus de son armée, les partis communistes de tous les pays, une citadelle dans l’État ouvrier : la Russie. Le capitalisme a, lui, ses fortifications dans les grands États et surtout dans ceux vainqueurs de la guerre mondiale dont un petit groupe contrôle la politique internationale. Ces États luttent contre les conséquences du déséquilibre général déterminé dans l’économie bourgeoise par la grande guerre impérialiste et contre les forces révolutionnaires qui s’assignent comme but d’abattre leur pouvoir.
Une des ressources contre-révolutionnaires des plus importantes et dont disposent les grands États bourgeois dans leur lutte contre le déséquilibre général de la production capitaliste, est leur influence sur deux groupes de pays : d’un côté leurs colonies d’outre-mer, d’un autre côté les petits pays à race blanche d’économie arriérée. La grande guerre, présentée comme le mouvement historique aboutissant à l’émancipation des petits peuples et à la libération des minorités nationales a bruyamment démenti cette idéologie à laquelle les socialistes de la 2ème Internationale crurent ou feignirent de croire. Les nouveaux États surgis en Europe centrale ne sont que des vassaux de la France et de l’Angleterre alors que les États-Unis et le Japon consolident toujours plus leur hégémonie sur les pays moins puissants de leur continent respectif.
Il ne peut y avoir de doute à ce sujet : la résistance à la révolution prolétarienne est concentrée dans le pouvoir de quelques grands États capitalistes ; une fois ces derniers abattus, tout le reste s’écroulerait devant le prolétariat vainqueur. Si, dans les colonies et les pays arriérés, il y a des mouvements sociaux et politiques dirigés contre les grands États et dans lesquels sont englobés des couches bourgeoises, des partis bourgeois et semi-bourgeois, il est certain que le succès de ces mouvements, au point de vue du développement de la situation mondiale, est un facteur révolutionnaire, et cela parce qu’il contribue à la chute des principales forteresses du capitalisme. Si donc survivait quand même à l’écrasement des grands États un pouvoir bourgeois dans les petits pays, ce dernier serait emporté par la puissance du prolétariat des pays plus avancés, même si localement le mouvement prolétarien et communiste paraît faible et seulement à ses débuts.
Un développement parallèle et simultané de la force prolétarienne et des rapports de classes et de partis dans chaque pays n’est pas du tout un critère révolutionnaire. Il se rapporte plutôt à la conception opportuniste sur la prétendue simultanéité de la révolution au nom de laquelle on niait, à l’époque de la révolution russe, jusqu’à son caractère prolétarien. Les communistes ne croient pas du tout que le développement de la lutte dans tous les pays doive suivre le même chemin. Ils se rendent compte des différences qui se présentent dans la considération des problèmes nationaux et coloniaux, mais ils coordonnent leur solution à l’unique intérêt du mouvement de destruction du capitalisme mondial.
La thèse politique de l’Internationale Communiste, pour permettre au prolétariat communiste mondial et à son premier État de guider le mouvement de rébellion des colonies et des petits peuples contre les métropoles du capitalisme, apparaît donc comme le résultat d’un vaste examen de la situation et d’une mise en valeur du processus révolutionnaire, bien conforme à notre programme marxiste. Elle se situe bien au dehors de la thèse opportuniste et bourgeoise suivant laquelle les problèmes nationaux doivent être résolus préjudiciellement, avant que l’on puisse parler de lutte de classes et, où, par conséquent, le principe national sert à justifier la collaboration de classes, cela dans les pays arriérés aussi bien que dans ces pays avancés du capitalisme, une fois admis le concept du maintien ou du recouvrement de l’intégrité de la liberté nationale. La méthode communiste ne dit pas banalement : les communistes doivent agir en sens opposé, partout et toujours, au courant national : ce qui ne signifierait rien et serait la négation métaphysique du critère bourgeois. La méthode communiste s’oppose à ce dernier « dialectiquement », c’est-à-dire qu’elle part d’un facteur de classe pour juger et résoudre le problème national. L’appui aux mouvements coloniaux, par exemple, a tellement peu la saveur de la collaboration de classes que, lorsque nous recommandons le développement autonome et indépendant des partis communistes dans les colonies, afin qu’ils soient prêts à dépasser les alliés momentanés - par une uvre indépendante de formation idéologique et organisatoire - nous demandons surtout « au parti communiste de la métropole » d’appuyer les mouvements de rébellion. Et cette tactique a tellement peu une saveur collaborationniste qu’elle est qualifiée, par la bourgeoisie, d’antinationale, défaitiste et jugée comme haute trahison.
La thèse 9 (2ème Congrès) dit que, sans de telles conditions, la lutte contre l’oppression coloniale et nationale reste un drapeau trompeur comme pour la 2ème Internationale, et la thèse 11, paragraphe E, insiste et dit « qu’il est nécessaire de mener une lutte décidée contre la tentative de couvrir d’un habit communiste le mouvement révolutionnaire séparatiste, non réellement communiste, des pays arriérés ». Ceci suffit pour sanctionner la fidélité de notre interprétation.
La nécessité de détruire l’équilibre des colonies résulte d’un examen strictement marxiste de la situation du capitalisme, parce que l’exploitation et l’oppression des travailleurs de couleur deviennent des moyens d’aigrir l’exploitation du prolétariat de la métropole. Ici ressort encore la différence radicale entre notre critère et celui des réformistes. Ces derniers essayent de démontrer que les colonies sont aussi une source de richesses pour les travailleurs de la métropole parce qu’elles offrent un débouché pour les produits. Ils retirent de cela d’autres motifs pour la collaboration de classes, en soutenant, en bien des cas, que le principe des nationalités peut être violé dans l’intérêt de la « diffusion de la civilisation » bourgeoise et pour accélérer l’évolution du capitalisme. Il y a ici un autre essai de travestissement du marxisme révolutionnaire qui se réduit à accorder au capitalisme des prorogations toujours plus longues, au moment de sa fin et de l’attaque révolutionnaire, en lui attribuant encore une longue tâche historique que nous lui contestons.
Les communistes utilisent les forces qui envisagent la rupture du patronage des grands États sur les pays arriérés et coloniaux parce qu’ils considèrent possible de renverser ces forteresses de la bourgeoisie et de confier au prolétariat socialiste des pays plus avancés la tâche historique de conduire à un rythme accéléré le processus de modernisation des pays arriérés, non pas en les exploitant, mais en obtenant l’émancipation des travailleurs locaux contre l’exploitation extérieure et intérieure.
Voilà, dans ses grandes lignes, la juste position de l’IC devant le problème dont nous nous occupons. Mais il importe de voir clairement le chemin par lequel on arrive à de telles conclusions afin d’éviter que l’on puisse les relier à cette phraséologie surannée de la bourgeoisie sur la liberté nationale et l’égalité nationale, bien dénoncée dans la première des thèses citées, comme un succédané du concept capitaliste sur l’égalité des citoyens de toutes les classes. Cela parce que dans les nouvelles conclusions (nouvelles en un certain sens) du marxisme révolutionnaire se présente parfois le danger d’exagérations et de déviations.
Pour rester sur le terrain des exemples, nous nions l’admissibilité, sur les bases indiquées, du critère de rapprochement, en Allemagne, entre le mouvement communiste et le mouvement nationaliste et patriotique.
La pression exercée sur l’Allemagne par les États de l’Entente, même sous les formes aiguës et vexatoires qu’elle a prises dernièrement, n’est pas un élément capable de nous faire considérer l’Allemagne comme un petit pays de capitalisme arriéré. L’Allemagne reste un très grand pays formidablement outillé au point de vue capitaliste et où le prolétariat, socialement et politiquement, est plus qu’avancé. Il est donc impossible de confondre sa situation avec les conditions effectives considérées plus haut. Qu’il nous suffise de cette affirmation pour nous épargner un ample examen de cette grave question, examen qui pourra être fait une autre fois et non sommairement.
Il ne suffit pas non plus, pour modifier notre appréciation, d’affirmer qu’en Allemagne l’alignement des forces politiques se présente de telle sorte que la grande bourgeoisie n’a pas une attitude nationaliste accentuée mais tend à se coaliser aux forces de l’Entente, aux dépens du prolétariat allemand et pour une action contre-révolutionnaire ; alors que le mouvement nationaliste est alimenté par les couches petites-bourgeoises mécontentes et tracassées, elles aussi, économiquement, par la préparation de cette solution capitaliste. Le problème de la révolution déclanchée à Berlin ne peut se voir qu’en s’en rapportant - et cela est réconfortant - à Moscou, mais, d’autre part, à Paris et à Londres également. Les forces fondamentales sur lesquelles nous devons compter pour combattre l’entente capitaliste entre l’Allemagne et les Alliés, sont non seulement l’État Soviétique, mais aussi en première ligne, l’alliance du prolétariat allemand avec celui des pays d’Occident. Ce dernier est un facteur d’autant plus important pour le développement révolutionnaire mondial qu’il serait faux et très grave de le compromettre, dans des moments difficiles, pour l’action révolutionnaire en France et en Angleterre. Et cela arriverait en faisant, fut-ce en partie, de la question de la révolution allemande une question de libération nationale, soit même sur un plan qui exclut la collaboration avec la grande bourgeoisie, car la disproportion de maturité entre la base d’action du parti communiste allemand et celui de France et d’Angleterre déconseille une position erronée consistant à opposer à l’antipatriotisme de la bourgeoisie allemande un programme nationaliste de la révolution prolétarienne. L’aide de la petite-bourgeoisie allemande (qu’il faut certainement utiliser par une autre tactique que celle du « bolchevisme national » et en tenant compte de la situation économique ruineuse des couches moyennes), serait annulée complètement dans une situation où le capitalisme français et britannique se sentiraient intérieurement les mains libres pour agir au-delà des frontières allemandes, ce qui ne peut être seulement évité que par une position internationaliste du problème révolutionnaire allemand. Le cas échéant, c’est en France que nous devons nous préoccuper le plus de l’attitude des couches petites-bourgeoises que l’aggravation du nationalisme allemand remettrait, encore une fois, à la merci des forces bourgeoises locales. Et une chose analogue peut se dire pour l’Angleterre où le labourisme se proclame effrontément nationaliste, maintenant que, pour compte et dans l’intérêt de la bourgeoisie britannique, il est au gouvernement.
Voilà comment, en oubliant les origines de principe des solutions politiques communistes, on peut arriver à les appliquer là où manquent les conditions qui les ont suggérées.
On doit considérer comme un phénomène qui présente certaines analogies avec les entreprises du social-nationalisme le fait que le camarade Radek, soutenant dans une réunion internationale la tactique qu’il préconise, « découvrit » que le sacrifice du nationalisme dans la lutte contre les Français de la Rhür doit être exalté par les communistes, et cela au nom du principe, nouveau pour nous et vraiment inouï, qu’au-dessus des partis il faut soutenir quiconque se sacrifie pour son idée !
Un déplorable rabaissement est celui qui réduit la tâche du grand prolétariat d’Allemagne à une émancipation nationale. Nous attendons de ce prolétariat et de son parti révolutionnaire qu’il parvienne à vaincre non en son nom, mais pour sauver l’existence et l’évolution économique de la Russie des Soviets, et pour déverser contre les forteresses capitalistes d’Occident le torrent de la révolution mondiale, en éveillant les travailleurs de tous les pays qui, pour un moment, ont été immobilisés par les derniers sursauts de la réaction bourgeoise.
Les déséquilibres nationaux entre les grands États avancés sont des facteurs que nous devons étudier et examiner très attentivement. Mais, à l’opposé des social-nationaux, nous excluons nettement qu’ils puissent se résoudre par un chemin autre que la guerre des classes contre tous les États bourgeois. Les survivances patriotiques et nationalistes dans ce domaine sont considérées par nous comme des manifestations réactionnaires qui ne peuvent avoir aucune prise sur les partis révolutionnaires du prolétariat appelés dans ces pays à un héritage riche de possibilités véritablement et nettement communistes à la tâche très avancée d’avant-garde de la révolution mondiale.
Amadeo BORDIGA (1924)