1938 |
Un article de Quatrième Internationale, numéro 11, août 1938. |
Stalinisme et fascisme
Le stalinisme se présente lui-même, dans le monde entier, comme la seule force qui lutte d'une façon décidée et conséquente contre le fascisme. Quiconque n'est pas disposé à lui reconnaître ce titre, quiconque ne se soumet pas à ses déclarations, quiconque a l'audace de lui arracher le masque et de le présenter aux masses tel qu'il est, avec sa dépravation et sa duplicité répugnantes, quiconque ose cela, tombe inexorablement sous le coup de sa haine sans bornes, de ses calomnies effrontées ; sous la menace d'être mitraillé au coin de la rue ou enlevé et fait disparaître par une des innombrables bandes de la Guépéou. Cependant les faits sont têtus ; et de plus en plus il s'avère que le stalinisme, avec son « idéologie », sa politique, son gangstérisme sur tous les plans et dans tous les domaines, avec ses mœurs, ses provocations et ses assassinats, loin de constituer un barrage au fascisme, facilite l'emprise de celui-ci sur les masses et devient un auxiliaire de sa victoire.
Il serait oiseux de rappeler l'apport que le stalinisme a fourni au fascisme avec sa politique qui aboutit à l'écrasement de la Révolution chinoise en 1927. Il est inutile aussi de rappeler le rôle joué par la criminelle politique stalinienne dans la montée et dans le triomphe du fascisme en Allemagne. Aujourd'hui il est clair pour tout le monde que la capitulation honteuse et sans combat du stalinisme allemand devant l'hitlérisme, faisait partie du « plan» politique de Staline qui, avec le génie qui le distingue, pensait par ce moyen avoir comme allié une Allemagne plus forte contre l'impérialisme anglo-français. Comme il avait offert en 1927 à Chang-Kai-Chek la tête de la révolution chinoise pour avoir son alliance, Staline en 1932 sacrifia la révolution allemande pour acheter l'alliance avec Hitler.
C'est essentiellement par suite de la politique suivie par les staliniens en Chine et en Allemagne que le Fascisme représente à l'heure actuelle un danger mortel pour tous les pays du monde. Non moins claire est désormais la signification réelle du Front Populaire, suivie par les staliniens en France, en Espagne et dans les autres pays. La lutte contre le fascisme n'a été et n'est encore qu'un prétexte. Le but réel de cette politique est autre et consiste dans la tentative de trouver de nouveaux alliés pour la bureaucratie soviétique ; peu importe si ces alliés sont des « démocrates » ou des réactionnaires fieffés ou des fascistes. En effet, la ligne de démarcation effective établie par les staliniens entre « amis » et « ennemis », n'est nullement celle des fascistes et des antifascistes. Cette démarcation est basée encore moins sur des critères de classe. Non, les «amis » sont ceux qui acceptent - dans le sens le plus large du mot - la politique du gouvernement de Moscou ; les « ennemis » sont ceux qui ne l'acceptent pas. Les premiers sont ménagés comme des « amis de la paix », des hommes « probes », « honnêtes », et tout le tralala, même s'ils sont des réactionnaires ou des fascistes ; les seconds sont qualifiés de « bandits », d' « espions » et de « fascistes », même si, par tous les actes de leur vie - et parfois par leur propre mort - ils se sont montrés les ennemis les plus acharnés du fascisme.
Lord Cecil, par exemple, qui a déclaré péremptoirement à une éminente personnalité française qu'il était favorable à la victoire de Franco en Espagne, mais qu'il était d'accord contre l'Allemagne et contre le Japon, reste pour les staliniens un «grand ami», une « grande illustration» du «peuple et de la politique anglaise ». Les réactionnaires français qui sont d'accord pour le maintien du pacte franco-soviétique sont soit épargnés, soit loués sous toutes les formes. Le maréchal Rydz-Smigly, à l'occasion de sa venue à Paris, fut salué par Thorez en des termes d'une platitude inouïe, bien que sur ses mains le sang des grévistes et des paysans polonais tombés sous les balles était encore frais. Mais par contre, les ouvriers révolutionnaires qui, par exemple lors des événements d'Espagne se sont précipités les premiers aux barricades et dans les tranchées contre Franco et pour le triomphe du socialisme (ne pas lutter pour le socialisme, ainsi que le font les staliniens, c'est en réalité servir Franco) ; ceux qui veulent en fait, lutter contre l'exploitation bourgeoise, ceux qui n'entendent pas offrir spontanément leur peau pour la prochaine boucherie impérialiste dans le camp des « démocraties», ceux-là ne sont que pègre, espions, « agents de la Gestapo » qu'il faut exterminer comme des chiens enragés.
Cette politique qui n'a « d'antifasciste » que le nom (et parfois, comme on le démontrera par la suite, même le nom est abandonné), mais dont le contenu rend les plus grands services au fascisme, se manifeste avec un éclat particulier, dans le secteur réservé aux staliniens italiens. Pour le démontrer, nous nous limiterons à présenter quelques faits et quelques attitudes qui sont typiques, et dans lesquels se concentre_ en quelque sorte, et se résume, la politique du stalinisme italien.
Cette guerre, par son caractère nettement impérialiste, par les moyens particulièrement odieux avec lesquels elle a été préparée et conduite, par les louches marchandages auxquels elle a donné lieu avant, pendant et après les «sanctions », par les conséquences, enfin, qu'elle devait avoir pour toutes les masses travailleuses d'Italie, offrit - après la « crise Matteotti » de 1924 - une occasion unique au prolétariat italien pour terrasser le régime fasciste et ouvrir la voie au triomphe de la révolution prolétarienne dans la Péninsule. Un parti, dont les dirigeants n'auraient pas été des bureaucrates pourris jusqu'à la moelle, des lâches et des traîtres, et qui n'aurait pas piétiné avec un entrain vraiment sadique les enseignements élémentaires du bolchévisme, un tel Parti aurait pu sans grandes difficultés, devenir le facteur déterminant de la situation italienne ; il aurait pu gagner les millions de prolétaires et les grandes masses des campagnes et des villes pour les lancer en vagues puissantes contre le régime bourgeois fasciste d'Italie, jusqu'à le démanteler, le détruire.
Deux conditions étaient nécessaires pour cela : démontrer au peuple italien par une attitude farouchement internationale, que la lutte contre la guerre d'Abyssinie n'avait rien de commun avec la tentative de couvrir les rapines coloniales de l'impérialisme anglo-français. Que, au contraire, la lutte contre le féroce impérialisme fasciste était en même temps le moyen le plus sûr pour faire sauter aussi les bases de l'impérialisme anglo-français. Et, en même temps, développer par tous les moyens la lutte de classes à l'intérieur du pays. La réalisation de cette deuxième condition était, de toute évidence, en fonction de la réalisation de la première.
Or, non seulement les staliniens italiens n'ont rien fait dans ce sens, mais ils ont tout mis en oeuvre pour empêcher que ces conditions se réalisent.
Dans le domaine extérieur, toute leur activité s'est développée derrière et sous le patronage de la S.D.N., c'est-à-dire derrière et sous le patronage des intérêts de l'impérialisme anglo-français. Les sinistres mascarades des « Congrès antifascistes », les délégations à Genève - le tout monté avec l'argent stalinien - les campagnes de presse, tout était fait pour donner à l'impérialisme anglo-français l'assurance que seule la victoire de « l'antifascisme » lui aurait garanti l'exploitation pacifique de ses dominions et de ses colonies.
L'Italie fasciste - plus précisément, l'Italie dirigée par Mussolini - constitue un danger pour les conquêtes impérialistes anglo-françaises, tandis qu'une Italie libérée de Mussolini serait une garantie pour les digestions laborieuses des magnats de Londres et de Paris. Voilà la thèse, parfois masquée, parfois ouverte, mais toujours réelle, des staliniens et de « l'antifascisme » officiel italien.
C'était justement la thèse dont avait besoin Mussolini pour disqualifier d'un trait de plume, tout « l'antifascisme » d'au-delà des frontières, et pour resserrer autour de lui les masses italiennes. Voyez, disait la presse fasciste, ces messieurs antifascistes qui vivent à l'étranger et se targuent d'être des « italiens », voyez-les : ils sont contre notre conquête de l'Empire, mais ils ne soufflent mot contre l'Empire de ceux qui font cinq repas par jour et qui dominent sur des centaines de millions de coloniaux. Et non seulement cela : mais encore ils se mettent au service des impérialismes riches et les poussent à agir contre nous qui sommes pauvres, qui n'avons que des colonies de sable et qui cherchons à avoir nous aussi, notre part au soleil.
L'influence de « l'antifascisme » était liquidée.
Mussolini avait obtenu une énorme victoire. La politique stalinienne avait abouti à resserrer autour de lui les masses qu'il s'agissait de mobiliser pour l'abattre.
Dans le domaine intérieur, la politique « habile » des staliniens et de tout « l'antifascisme » officiel, fut, si c'est possible, encore plus idiote. Elle n'a été, du reste, que le prolongement inévitable (le la politique qu'on menait sur le plan extérieur. Cette politique trouva son expression achevée dans le « Congrès antifasciste », convoqué en 1936 à Bruxelles, en pleines « sanctions » genevoises et se résuma par les deux formules : « Via Mussolini dal Governo » et : « Ne rien faire qui puisse épouvanter la bourgeoisie italienne (et anglo-française). Avec la première formule les staliniens et « l'antifascisme » officiel déclaraient ouvertement que leur but immédiat n'était pas le renversement du régime fasciste, mais seulement l'éloignement de Mussolini. Et avec la seconde ils disaient aux masses : Attention, exigez l'éloignement de Mussolini du Gouvernement ; mais... ne bougez pas, car autrement vous obligeriez la bourgeoisie à se faire protéger encore par lui.
En termes clairs, ces deux formules signifiaient ceci Vous, Monarchie, vous, Vatican, vous, bourgeoisie, vous, propriétaires fonciers, si vous restez accrochés à cet aventurier de Mussolini, vous êtes perdus. Eloignez-le donc, et en échange, nous vous promettons, et nous vous donnons déjà en gage, la «tranquillité» des masses. Ainsi, la formule « habile» des staliniens, qui devait « mobiliser toutes les couches » du peuple italien « contre l'aventurier » Mussolini, n'était qu'une camisole de force passée au cou du prolétariat et des masses travailleuses d'Italie pour les empêcher de bouger.
C'était, en somme, la répétition, mot pour mot, de la politique suivie par l'Aventin en 1924, pendant la crise Matteotti. Mais sans scission parlementaire, sans ébranlement des masses, et menée non à Rome, mais à Bruxelles. La politique de l'Aventin a servi à consolider le fascisme. Celle des staliniens, suivie pendant la guerre d'Abyssinie, l'a servi et consolidé deux fois. Il n'est pas hasardeux d'imaginer que Mussolini, en lisant les discours et les « résolutions » de Bruxelles devait se tordre dans de gros éclats de rire. « Les masses exigeront... en restant tranquilles ». Donc, pas de grèves, pas de défaitisme, pas de sabotage, pas d'occupation de terres, pas de refus de payer les impôts. En un mot, pas de guerre civile en Italie. Tout cela n'est que littérature réservée aux périodes creuses, pour justifier les appointements des bureaucrates. Mais si les masses restent tranquilles, si elles ne prêtent pas l'oreille à la « démagogie des provocateurs trotskystes » (c'est encore au « Congrès antifasciste » de Bruxelles que l'on s'exprime ainsi) la bourgeoisie, les gros propriétaires, et tutti quanti, même s'ils en avaient envie (ce qui, d'ailleurs, est loin d'être vrai), seront bien incapables de mener la bagarre.
Mussolini se frotte les mains. Il a gagné une deuxième bataille.
Les assurances données par les staliniens à toutes les couches et à tous les clans de la bourgeoisie italienne sur le maintien de la « tranquillité » sociale en Italie, étaient toutefois considérées comme insuffisantes par les staliniens eux-mêmes. D'autant plus qu'aucune de ces couches ou de ces clans ne s'empressait de répondre à leur appel. D'autant plus aussi que les assurances données à l'impérialisme anglo-français sur l'intégrité de ses dominations coloniales, enlevait à la bourgeoisie italienne toute perspective impérialiste. Ce qui était, évidemment, désagréable pour elle, outre mesure. Mais les staliniens italiens sont des hommes aux grandes ressources. C'est pourquoi ils découvrirent en un tournemain, les « Intérêts honnêtes » de l'Italie (impérialiste et fasciste) dans l'Europe centrale et dans les Balkans. « Notre gouvernement » - c'est-à-dire, le gouvernement dont le chef est Mussolini - écrivaient dans leur presse les bureaucrates staliniens, au lieu de faire la guerre aux abyssins, au lieu de chercher des aventures dans la Méditerranée, doit organiser et « défendre les intérêts justes et honnêtes de l'Italie (sic) en Europe Centrale et dans les Balkans. Ce faisant, il travaillera pour la paix, pour la Civilisation, pour l'Honneur de notre pays bien-aimé : l'Italie.
Comme on le voit, le plan que les staliniens italiens offraient - et offrent - à l'impérialisme fasciste italien, est complet. En fait, il est vrai, le barrage vers l'Afrique et vers la Méditerranée, mais uniquement pour offrir tout de suite - mais seulement sur le papier - une compensation infiniment plus «avantageuse» au-delà de l'Adriatique. Car il faut bien que l'impérialisme italien trouve à casser sa croûte quelque part.
Seulement, « Notre Gouvernement » - le gouvernement fasciste dont le chef est Mussolini - n'est pas entièrement du même avis que les staliniens. Il pense, lui, qu'à l'heure actuelle, l'expansion vers l'Afrique et vers la Méditerranée comporte, somme toute, moins de risques que la « défense» des intérêts « honnêtes » indiqués par ses entreprenants collaborateurs. Il se peut qu'il se trompe et - nous le souhaitons de toutes nos forces - qu'il finisse par se casser le cou. Mais ce qui importe c'est que les staliniens, avec leur plan, ont effacé toute divergence de principe entre eux et le fascisme quant à l'expansion impérialiste du capitalisme italien. Le plan stalinien ne vise plus à abattre l'impérialisme italien, mais s'efforce de lui offrir les meilleurs moyens pour sortir de l'impasse. La «lutte » entre staliniens et Mussolini s'engage désormais pour savoir lequel des deux sera le valet le plus perspicace de l'impérialisme italien. A cause des staliniens, le prolétariat et les masses travailleuses d'Italie, ne sont plus appelées à choisir entre leur esclavage sous la coupe impérialiste et leur. libération, comme de celle des autres peuples, mais entre deux directions différentes de la politique impérialiste expansion vers le sud-est, ou expansion vers le nord-est.
Or, encore une fois, si l'on confine la lutte entre ces termes, la victoire du fascisme est certaine. D'abord parce que le fascisme combine à la fois les deux directions de l'expansion italienne. Pour lui, les marches vers le sud-est et vers l'est-ouest, ne s'annulent pas, mais sont complémentaires l'une de l'autre. Il arrache à droite et à gauche en s'appuyant, ou en faisant tour à tour le chantage aux « démocraties » et à « l'hitlérisme ». Et il faut avouer que jusqu'à présent le jeu lui a assez bien réussi. Ensuite parce que le « plan » stalinien lie, socialement, politiquement et moralement, le prolétariat et les masses travailleuses d'Italie au sort de l'impérialisme italien. En effet, si «notre Gouvernement» (le gouvernement fasciste dont le chef est Mussolini), est appelé à défendre les intérêts « justes et honnêtes » dans un endroit quelconque, il faut le soutenir, et non l'abattre.
D'autre part, si l'expansion au-delà de l'Adriatique est «juste» et « honnête» parce qu'elle s'oppose à l'Allemagne (qui n'a pas de colonies), pourquoi l'expansion vers la Méditerranée et vers l'Afrique serait-elle malhonnête et injuste ? Peut-être parce qu'elle s oppose à l'Angleterre et à la France ? Mais quel cafone italien serait assez naïf pour admettre cela ? Enfin, réduite à ces limites, la « lutte » se terminera toujours par la victoire du fascisme, car toute véritable mobilisation des masses sera impossible contre lui. En effet, les masses ne comprendront jamais la nécessité d'une insurrection ayant pour but, non d'écraser leurs exploiteurs, mais de les obliger à manger au râtelier de gauche plutôt qu'à celui de droite. Elles comprendront encore moins cette nécessité si la « prime» de l'insurrection doit être un renforcement du joug impérialiste qui pèse sur eux.
Celui qui gagne dans tout cela, c'est Mussolini, encore une fois.
Sur la fin de la guerre d'Abyssinie, lorsqu'arriva de Moscou, comme d'un pays «démocratique» quelconque, la philosophie selon laquelle il valait mieux laisser brûler la bâtisse dans le désert (la bâtisse était l'Abyssinie) que de risquer de mettre le feu à l'Europe, les staliniens italiens, toujours alertes sur la direction du vent, comprirent que vraiment le temps des demi-formules était passé. Finalement on pouvait parler haut et clair. Les ex-souris du service de censure (c'est-à-dire du service d'espionnage contre les soldats révolutionnaires et mécontents) pendant la grande guerre ; les ex-trafiquants de sacristie, les ex-porte-queue de Mussolini dans sa trahison et dans son interventionnisme, toute la bande de lâches et d'esclaves qui « dirige » actuellement le Parti soi-disant communiste italien, pouvait enfin respirer à pleins poumons. La contradiction insurmontable entre les restes des formules bolchéviques qui avaient encore cours dans le Parti, et leur nature à eux, les beefsteackards de toutes les tables, était désormais écartée. C'étaient eux qui triomphaient.
Il s'agissait, bien entendu, toujours de la Paix, de la Démocratie et de la Liberté. Devant ces trois déesses, toute nouvelle hésitation aurait été un crime. Il est vrai, auparavant la Monarchie, le Vatican, la grosse bourgeoisie des villes et des champs, avaient fait la sourde oreille. Mais Mussolini, lui, comprendrait certainement. Eh, Mussolini, disaient ses ex-compagnons de trahison, lui n'est pas un fossile. Oui, peut-être, c'est peut-être un aventurier, mais c'est un homme politique. C'est un esprit réaliste. Rien n'exclut donc qu'on puisse faire un bout de chemin ensemble et, qui sait, avec ce Mussolini, rien n'exclut non plus qu'on puisse cheminer ensemble jusqu'au bout. Voilà le «plan ».
Il faut arracher l'Italie (fasciste) à ses amours avec Hitler, et la porter à combattre pour la « démocratie ». Pour cela, « nos frères en chemise noire » pourront nous apporter le plus grand appui. L'ennemi n'est plus le fascisme, c'est l'hitlérisme. Assez, donc, d'antifascisme. Il n'y a plus, en Italie, ni fascistes, ni antifascistes, comme il n'y avait plus depuis longtemps, sur les « papiers » staliniens, ni prolétaires, ni bourgeois, ni paysans pauvres, ni paysans riches, ni exploités, ni exploiteurs. En Italie, il n'y a plus que des italiens et des annihilables. Mais ces derniers se cachent bien ailleurs que parmi les fascistes. Messieurs, on liquide. On liquide les «Comités prolétariens antifascistes » ; on liquide la «démagogie antifasciste » ; on liquide le mot « antifasciste ». Les malheureux militants de base, qui ne savent pas ce qui se passe et qui continuent à se déclarer antifascistes, se font tirer l'oreille ; et s'ils ne comprennent pas, ils sont vite dénoncés comme anti-italiens, agents de Hitler, espions de la Gestapo, etc.., etc.. « Tous les italiens sont des frères », proclament les staliniens, sauf les « trotskystes » qui veulent la lutte contre les « frères en chemise noire», qui font le jeu d'Hitler, dont ils sont les agents.
La presse stalinienne découvre tous les jours de nouvelles merveilles en Italie. L'Italie redevient à nouveau «le plus beau jardin du monde». Les syndicats fascistes ne sont plus les géhennes à l'intérieur desquelles le prolétariat est muselé et ligoté. Cela, c'est de la « calomnie trotskiste ». Les syndicats fascistes sont les « syndicats des travailleurs italiens ». Les institutions fascistes se transforment comme par enchantement en institutions du peuple italien. Entre les fils de la même patrie il y a eu, malheureusement, des malentendus, des équivoques. Les uns se sont appelés fascistes, les autres « antifascistes ». L'incompréhension a été commune à tous, certainement, mais surtout aux antifascistes, qui n'ont pas apprécié comme il le fallait le grand amour des « frères en chemise noire» pour l'Italie. Si les «frères en chemise noire» ont péché, eux aussi, c'était par trop d'amour. Donc, il faut les excuser. En tout cas, tout cela n'est qu'un triste cauchemar du passé. Désormais, fête générale, embrassade générale. Plus d'insignes antifascistes qui seraient des provocations contre « nos frères ». « Nos frères », du reste, comprendront vite que leurs insignes aussi n'auront plus de sens. Tous fils de la même Patrie, nous n'aurons tous qu'un seul drapeau tricolore. Et en avant, contre Hitler...
En se grattant la tête, le militant de base demandait Quoi ? Quoi ? Les membres des escouades fascistes qui ont tué, violé, mutilé au sein de ma famille? «Frère en chemise noire », ripostaient les bureaucrates. Les petits argousins qui, dans les villes et les villages exercent encore la bastonnade et la terreur? «Frère en chemise noire». Les bureaucrates fascistes qui, dans les usines, dans les syndicats et partout surveillent les ouvriers et les livrent à la vengeance des patrons et de la police? «Frères en chemise noire ». Les gros manitous des grandes Corporations Fascistes. les Rossoni, les Ciardi et compagnie? «Frères en chemise noire ». Mais enfin, demande le pauvre militant de base, entièrement abruti par la surprise d'avoir tant de frères insoupçonnés : et Mussolini ? « Frère, frère en chemise noire », ripostent imperturbablement les bureaucrates staliniens. Nous ne sommes pas des antifascistes, donc Mussolini aussi est un frère.
Et pour que cela soit bien net et clair, la presse stalinienne publiait une déclaration officielle du Parti dans laquelle les staliniens se déclaraient prêts à marcher « la main dans la main avec tous les fascistes quel que soit le grade qu'ils occupent dans la hiérarchie du Parti et de l'Etat. » L'invitation au « frère en chemise noire», Mussolini, ne pouvait être plus nette. Et toute cette orgie, toute cette débauche de fraternisation stalinienne envers les fascistes, y compris Mussolini, eut lieu à la fin et après la guerre d'Abyssinie, lorsque les conséquences désastreuses de celle-ci se faisaient le plus sentir et lorsqu'il était encore possible de dresser les masses contre le régime. Encore une fois, les staliniens serviront « honorablement » leurs frères fascistes.
Aux avances réitérées qui lui étaient faites, Mussolini répondit par l'intervention en Espagne et par la consolidation de l'axe Rome-Berlin. Ces deux faits ont considérablement refroidi les ardeurs philo-fascistes des bureaucrates staliniens. Refroidi, mais non éteint. Un exemple suffit à le prouver. Au moment de l'occupation de l'Autriche par les nazis, la presse stalinienne menait une campagne effrénée contre Mussolini, responsable d'avoir mis «notre chère Italie à genoux devant Hitler ». Mussolini, donc, est de nouveau sur la sellette. De « frère » il s'est transformé en « mauvais esprit ». Mais la main n'en reste pas moins tendue aux fascistes. On peut même dire que la reprise d'une certaine phraséologie « antifasciste» ne sert qu'à couvrir le contenu d'une politique plus « fraternelle » que jamais envers les fascistes.
En effet, si jusqu'à hier l'axe Rome-Berlin n'était qu'une perspective qu'il fallait éviter à tout prix, aujourd'hui elle est devenue une réalité. La conclusion qu'en tirent les staliniens, c'est qu'à l'ordre du jour se trouve de nouveau, en Italie, le problème de la « lutte» pour l'indépendance nationale. Et cette indépendance nationale peut être assurée, non à travers le déchaînement de la guerre civile contre les exploiteurs directs du peuple italien, mais grâce à l'union de toutes les classes contre les «tedeschi ». C'est pourquoi le leitmotiv de toute la presse stalinienne est le suivant : Le Peuple italien est sous le talon d'Hitler et des «tedeschi ». Nos journalistes (il s'agit des journalistes fascistes), sont obligés d'écrire sous la dictée des agents «tedeschi ». L'Italie est envahie par les « tedeschi » qui, dans les usines, dans les bureaux, dans les salles de rédaction, partout, exercent la terreur contre le peuple italien. Ce ne sont pas les fascistes et les capitalistes italiens qui oppriment les travailleurs d'Italie, ce sont les « tedeschi ». Mussolini, et quelques autres chefs fascistes, ainsi qu'une demi-douzaine de gros trusteurs sont évidemment de sales valets de l'Allemagne. Il faut les chasser. Mais le fascisme italien, en tant que tel, est toujours hors de cause. C'est contre les allemands, contre les « tedeschi » (dans la presse stalinienne, le terme « tedeschi » a la même signification de mépris que le «boche » pour les français) qu'il faut concentrer le feu. Donc, guerre aux «tedeschi ». Bastone tedesco l'Italia non doma (le bâton boche ne domine pas l'Italie), c'est le refrain le plus cher des staliniens. Et leur chauvinisme fasciste va bien plus loin encore. Il surpasse probablement tout ce que la presse hitlérienne a déballé contre les « juifs ».
Pour preuve, nous n'en voulons qu'une correspondance, « venant d'Italie », publiée dans l'organe en langue italienne que les staliniens italiens publient à Paris. Dans cette correspondance, provenant « d'une grande personnalité de la littérature et de l'antifascisme italien », disait le journal, le peuple allemand (non les hitlériens, mais tout le peuple allemand) était outragé d'une manière atroce. Tout son contenu avait pour but ceci : démontrer que les «tedeschi » (les boches) ne sont qu'un tas de porcs, et que pour le bien de l'humanité il faut, comme à des porcs, leur planter le couteau dans la gorge. Cette publication vraiment ignoble souleva des protestations générales au sein de l'émigration italienne ; ce qui obligea la rédaction du journal à exprimer, après coup et après lui avoir fait une publicité tapageuse, des réserves hypocrites en trois lignes.
C'est pourtant contre les « trotskystes » que la haine stalinienne se manifeste sans trêve. Ici, pas d'interruption, pas de «pause». Les fascistes peuvent devenir des «frères », les hitlériens peuvent se transformer en «compagnons », mais les « trotskystes » restent toujours les ennemis numéro un pour les bureaucrates staliniens. Dans aucune presse du monde, celle de l'U.R.S.S. exceptée, le « folklore anti-trotskyste » n'est aussi abondant et aussi varié que dans celle des bureaucrates italiens. Ce n'est pas que les Italiens se fatiguent les méninges plus que leurs confrères des autres pays pour trouver quelque chose d'original. Loin de là. Mais ils copient plus abondamment que les autres la presse russe. Il faut bien, les malheureux, justifier le beefsteak.
Depuis quelque temps, pourtant, il s'agit aussi d'autre chose que de folklore. Toute une série de faits et de symptômes démontrent que les staliniens italiens se proposent d'aller plus loin. Déjà la suppression du leader anarchiste Berneri (lui aussi un « trotskyste ») et de son camarade Barbieri, à Barcelone, porte la marque d'origine. C'est parmi les staliniens italiens que se trouvent les mandants et les exécuteurs de ces lâches assassinats. La réaction de la presse stalinienne à une note faite en son temps par le journal socialiste, le Nuovo Avanti sur la fin de Berneri, est un aveu. Et voici ce qu'il y a encore. Les «trotskystes » qui se trouvent dans les prisons et dans les îles de Mussolini, en Italie, sont de plus en plus victimes d'agressions, pendant le jour et pendant la nuit, de la « mafia » stalinienne qu'on a constitué dans ces lieux. Ceux qui sont en liberté, sont ouvertement indiqués par la presse stalinienne à l'Ovra fasciste, à laquelle on communique les noms et les lieux de leurs rencontres. Le «trotskiste» Damen (il s'agit en réalité d'un bordiguiste), vétéran des prisons italiennes pour son action antifasciste, a été depuis quelques mois, arrêté de nouveau à Milan à la suite de dénonciations circonstanciées des mouchards italiens. Dans l'émigration, chaque fois que l'occasion s'en présente, les « trotskystes » sont dénoncés par leurs noms, prénoms et pseudonymes dans le but de les faire expulser par la police. Tout récemment, à la suite d'un incident de nature politique survenu dans la section italienne de la Ligue des Droits de l'Homme, à Paris, la presse stalinienne s'est distinguée dans cette sale besogne de mouchardage. Des listes entières de noms et de prénoms de militants, de retour des tranchées espagnoles, sont publiées dans la presse stalinienne. Ces militants se trouvent, en général, sans papiers et la police les traque pour les jeter hors de France. Or, la publication de leurs noms et prénoms a pour but de les obliger « à se tenir tranquilles» et de ne pas dénoncer les saloperies accomplies par les bureaucrates staliniens en Espagne contre les révolutionnaires. Ensuite : des « trotskystes »reçoivent des lettres anonymes pleines de menaces, avec une tête de mort dessinée au milieu. C'est le même procédé que les « frères en chemise noire » utilisaient jadis en Italie pour terroriser les militants prolétariens et surtout leurs familles. D'autres sont « charitablement» prévenus de ne pas rentrer tard le soir s'ils veulent éviter des surprises. D'autres encore se voient espionnés par des individus suspects. Tout cela démontre que l'OVRA stalinienne existe aussi sur le sol italien, travaille et se prépare à des coups redoublés.
Et pourquoi cela ? En dehors des basses, mais très réelles considérations du beefsteak et des tâches générales qui leur sont dévolues par la Guépéou, en dehors aussi des motifs d'ordre personnel, c'est-à-dire de la biographie chargée de trahisons et de lâchetés des quelques manitous qui tiennent (ou se donnent l'air de tenir) les rênes du parti stalinien italien, les causes profondes de la haine particulière des bureaucrates italiens contre les « trotskystes » sont exposées dans cet article. La lutte à mort contre les « trotskystes » est le complément nécessaire de la politique de fraternisation envers les fascistes et envers les couches et les clans de la bourgeoisie italienne, menée par les staliniens.
Nos camarades italiens, dans la mesure extrêmement limitée de leurs possibilités, dénoncent cette politique abracadabrante et traîtresse. Les ouvriers italiens, surtout ceux qui reviennent des tranchées espagnoles et de l'U.R.S.S., tournent le dos aux misérables charlatans qui jonglent avec les « frères fascistes » et qui, dans tous les problèmes importants ont fait et font le jeu de Mussolini. En Italie, dans les prisons et dans les îles de déportation, si l'on excepte quelques fonctionnaires préoccupés du soutien de leur famille et de leur assiette pour demain, la révolte est générale contre les profiteurs éhontés de leurs sacrifices. C'est assez pour que les bureaucrates véreux, à l'âme d'esclaves, vouent aux «trotskystes » une haine éternelle. Ce qui n'empêche pas nos camarades italiens d'accomplir leur travail révolutionnaire avec fermeté et succès.