1935

"Le prolétariat est la seule classe qui non seulement peut inscrire sur son drapeau : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais qui peut également agir en conséquence."


Marxisme et question nationale

Pietro Tresso (Blasco)


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1.

Un examen approfondi de la question nationale devrait tenir compte, avant tout, du processus à travers lequel on est arrivés à la formation des « nations » contemporaines. Ce processus n’est qu’un aspect du processus général de développement du capitalisme. C’est le capitalisme qui crée les « nations ». Avant le capitalisme, il y a des groupes ethniques plus ou moins homogènes, plus ou moins différents, mais la nation n’existe pas. En Italie par exemple, il y avait les Piémontais, les Lombards, les Vénitiens, etc.., etc.. Ces groupes ethniques avaient, entre eux, des similitudes de langues, de traditions et une position géographique qui les avaient plus ou moins rapprochés, au travers les siècles, par des événements historiques communs. Cependant, ils n’avaient pas encore de « nation ». La nation n’existait pas encore en 1870, au moment de la disparition du pouvoir temporel des papes. L’année 1870 représente une étape importante dans la formation de la nation italienne, puisqu’elle marque l’unification de tout le territoire de la péninsule en une seule entité administrative et politique. Pourtant il manque encore cette unité effective créé par l’implantation et la domination du capitalisme, lequel soumet la « nation » tout entière à une même loi de développement, qui, comme il est dit plus haut, est la loi du développement du capitalisme.

Ce qui est dit pour l’Italie pourrait être répété, au-delà des données particulières, pour la France, l’Allemagne, etc..

2.

Toutefois le capitalisme n’est pas seulement la force qui crée les nations, c’est aussi celle qui, à un certain stade de son développement, les soumet et les opprime. Le traité de Versailles en est la preuve la plus monstrueuse. La guerre de 1914-1918 a « libéré » certains peuples du centralisme bureaucratique et militaire semi-­féodal auquel ils étaient soumis. Le démantèlement de l’empire austro-hongrois, la création d’une Pologne « indépendante », etc.., en sont un exemple. Mais en même temps, elle a soumis d’autres peuples ou des fractions de ceux-ci aux États vainqueurs et, parfois, à ces mêmes États qui avaient surgi au nom de l’indépendance nationale. La Pologne, par exemple, qui était une « nation opprimée » sous l’empire des tsars, est devenue à son tour une nation (à savoir l’État polonais) qui opprime les minorités nationales. On peut en dire autant de la Tchécoslovaquie, etc.., etc.. Dans le même temps, les « nations » libérées de l’ancien centralisme bureaucratique-militaire ont été soumises, en réalité, à un esclavage mille fois plus dur et dangereux, à l’esclavage de l’impérialisme moderne. Par exemple, les différents peuples qui constituaient l’ancien empire austro-hongrois ont été « libérés », mais leur « libération » a signifié dans le même temps le démembrement de l’ancienne confédération danubienne, la fin de cette unité économique qui était née et s’était développée sur la base de cette confédération, et la soumission effective de chacun de ces États, aujourd’hui « libres » aux banquiers de Paris, de Londres et de New-York. D’autres peuples, au contraire, ne firent rien d’autre que passer d’un maître à un autre. Par exemple, les Croates et les Slovènes qui, hier, « gémissaient » sous le joug de la monarchie austro-­hongroise, maudissent aujourd’hui la domination de la monarchie serbe ou celle, aussi cruelle, du fascisme italien.

Ces faits révèlent au grand, jour que, justement, le capitalisme, de force créatrice de nations, est devenu une force qui les bafoue, les opprime et les détruit. Aujourd’hui il est clair que le destin des nations, dans ce qu’elles représentent de progressif pour l’humanité, est étroitement lié au sort du prolétariat.

3.

Si de l’Europe nous passons à l’Asie ou à l’Afrique, cette vérité nous apparaît encore plus évidente. Toute la lutte du capitalisme des métropoles consiste, au fond, à maintenir les pays coloniaux dans la situation de fournisseurs de matières premières et d’acheteurs de produits manufacturés. On veut ainsi empêcher que ces pays bâtissent une industrie nationale moderne car, dans ce cas, non seulement ils cesseraient d’être des « colonies », mais deviendraient - comme le démontre le Japon - pour ces métropoles, des concurrents très dangereux sur le marché mondial. Mais empêcher ces pays de créer leur propre industrie moderne, signifie précisément leur rendre impossible l’accession à une vie nationale, c’est-à-dire à devenir des nations.

4.

Le traité de Versailles, le triomphe de la révolution russe, le développement des mouvements révolutionnaires dans les autres pays et les difficultés particulières du mouvement révolutionnaire du prolétariat dans les régions où existent des minorités nationales, ont rendu le problème de ces minorités infiniment plus important qu’il ne l’était avant la guerre. La classe ouvrière, soit en se fondant sur l’analyse générale de l’impérialisme, soit sous la contrainte des nécessités de son action politique quotidienne, a compris que le problème des minorités nationales non seulement ne lui est pas étranger, mais qu’au contraire il ne peut être résolu que par la destruction de la société actuelle et l’instauration du pouvoir prolétarien. Ainsi le prolétariat est non seulement le porte-drapeau de ses propres intérêts de classe, mais aussi celui du développement des « nations ». Le prolétariat, précisément parce qu’il tend à résoudre chaque problème en partant du fait de l’existence des classes, rejette toute oppression nationale et est la seule classe qui, concrètement, agit pour la libération des nations et des minorités nationales de l’esclavage dans lequel elles se trouvent actuellement, à savoir l’asservissement à l’impérialisme et aux États qui en sont l’instrument.

5.

Le prolétariat est la seule classe qui non seulement peut inscrire sur son drapeau : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais qui peut également agir en conséquence. Mais affirmer que les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes signifie, dans les pays où existent des minorités nationales, que ces minorités ont elles aussi le droit de disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elles ont le droit de décider si elles veulent faire partie de l’État auquel elles sont actuellement liées, ou bien faire partie d’un autre État, ou bien être autonomes. Le prolétariat s’oppose à quelque forme d’oppression nationale que ce soit et par conséquent est pour la liberté nationale la pins illimitée. Et ceci justement parce que le prolétariat est une classe dont les intérêts s’expriment non pas sur le plan national mais sur le plan international. Le prolétariat ne combat pas ses ennemis en tant qu’allemands, français, japonais ou autres, mais il les combat en tant que bourgeois, grands propriétaires fonciers ou autre type d’exploiteurs. Pour le prolétariat italien, par exemple, le bourgeois, qu’il soit italien, français ou autre, est un ennemi. Et plus exactement, l’ennemi dont il doit se débarrasser en premier lieu est précisément [le bourgeois] italien. Par contre, le prolétariat, qu’il soit français ou allemand, etc.., est frère du prolétariat italien, précisément parce que ses intérêts de classe sont ceux des prolétaires des autres pays.

6.

L’État italien (antérieurement celui de forme démocratique, aujourd’hui celui de forme fasciste) opprime trois minorités nationales. La minorité croate, la minorité slovène et la minorité allemande. Il « protège » en outre l’Albanie et « civilise », avec les méthodes du général Badoglio, la Lydie, la Cyrénaïque, l’Érythrée, la Somalie italienne, et est sur le point de se lancer sur l’Abyssinie.

Laissons de côté un moment les colonies et abordons le problème des minorités croate, slovène et allemande. Ces minorités ont été soumises à l’État italien par la force des armées impérialistes, juridiquement exprimée par les traités de Saint-Germain et de Versailles. Nous sommes contre ces traités de brigands, donc nous sommes contre l’incorporation forcée des minorités croato-slovène et allemande à l’État italien. Donc nous reconnaissons à ces minorités le droit de décider elles-mêmes où et avec qui elles veulent faire route. En outre, il est clair que le fascisme mène contre ces minorités une lutte nationaliste bien réelle. Il a italianisé les routes de leurs pays. Il impose des noms italiens à leurs enfants. Il a imposé des maîtres d’école italiens. Dans les églises, les sermons doivent être faits en italien (et pensez que ces populations n’en comprennent pas un mot). Dans les tribunaux, les mairies, etc.. tous les actes publics doivent être rédigés en italien, et même les avocats sont contraints à plaider en italien. Ce qui veut dire qu’un paysan slave ou allemand qui veut défendre ses intérêts devant un tribunal doit se servir d’avocats qui au tribunal parlent une langue qui leur est inconnue. Mais il y a pire sa propre déposition devra être faite en italien, c’est-à-dire dans une langue qu’il ne connaît pas. L’oppression nationale ne pourrait être plus manifeste. Il est aussi évident que la lutte des Croato-Slovènes et des Allemands contre l’oppression nationale italienne est progressiste dans la mesure où elle fait obstacle aux visées de l’impérialisme italien. Il n’y a donc aucun doute que le prolétariat et son parti, dans cette lutte, doivent être du côté des minorités nationales contre l’État impérialiste italien, qu’il soit démocratique ou fasciste. Ne pas agir ainsi, signifie se rendre complices de l’impérialisme italien, signifie renforcer son pouvoir, signifie trahir non seulement les droits des minorités nationales mais, avant et par-dessus tout, les intérêts du prolétariat et les intérêts de la révolution. Le prolétariat doit appuyer toutes les revendications de libération nationale des minorités nationales opprimées par l’État italien, y compris la reconnaissance de leur droit à se séparer de l’État italien et à faire route avec qui ils veulent.

7.

Reconnaître ce droit n’implique toutefois pas que le prolétariat doive conseiller à ces minorités nationales, toujours et partout, de se séparer de l’État italien. Tout au contraire, l’opposé peut s’avérer juste. Par exemple, nous reconnaissons aux croyants le droit de prier leur dieu et même celui d’aller à l’église (pourvu qu’ils payent leurs prêtres), mais ceci ne signifie pas que nous leur conseillons de prier, ni d’aller à l’église. Au contraire, nous faisons tout pour les persuader de ne faire ni l’un ni l’autre. Il peut en aller de même en ce qui concerne la séparation des minorités nationales de l’État italien. Le seul guide qui doive nous servir dans ce cas est l’intérêt de la révolution. Si cet intérêt est favorisé par la séparation des minorités nationales de l’État italien, alors nous le leur conseillerons et nous les aiderons dans leur lutte pour la réalisation de leur droit reconnu ; si, au contraire, les intérêts de la révolution étaient entravés par cette séparation, nous conseillerions aux minorités nationales de ne pas se détacher de l’État italien. C’est toutefois à eux de décider.

8.

Les minorités nationales ne se définissent pas simplement comme telles, elles constituent aussi un certain ensemble de classes.

Cela revient à dire que dans ces minorités existent aussi des différences de classe. Parfois, la différenciation de classes coïncide, ou presque, avec la différenciation nationale. Parmi les Slovènes de l’Istrie, par exemple, la masse des paysans pauvres est slovène, alors que les propriétaires terriens sont Italiens. Nous devons nous appuyer sur les masses laborieuses (ouvriers et paysans pauvres) pour développer leur action de classe contre leurs exploiteurs (qu’ils soient italiens, slovènes, croates ou allemands) et contre l’État bourgeois auquel ils sont assujettis, c’est-à-dire l’État italien. Nous ne sacrifions pas leurs revendications nationales à leurs intérêts de classe mais, en défendant leurs intérêts de classe, nous sommes les seuls à réellement défendre également leurs revendications nationales. Il y a deux possibilités pour que les minorités nationales faisant actuellement partie de l’État italien, obtiennent leur libération nationale. La première serait une nouvelle guerre impérialiste dans laquelle l’État italien serait vaincu par l’État yougoslave ou allemand. Toutefois cette possibilité constituerait une terrible défaite pour tout le prolétariat et pour les masses laborieuses et créerait, sans aucun doute, une situation contraire, c’est-à-dire qu’au lieu de minorités nationales à l’intérieur de l’État italien, nous aurions des minorités nationales italiennes à l’intérieur des États vainqueurs. Cette solution est celle que visent les impérialistes étrangers et les mouvements nationalistes petits-bourgeois existants, au moins potentiellement, au sein des minorités nationales slovène, croate et allemande. En outre, cette « solution » laisserait intacte l’oppression de classe contre ces mêmes minorités nationales « libérées ». L’autre solution, la seule, la vraie solution, est la victoire du prolétariat italien sur sa propre bourgeoisie. Cette solution apporterait du même coup et la libération de classe aux masses populaires des minorités nationales et aussi la satisfaction de toutes leurs revendications nationales. C’est la seule solution que nous devons indiquer aux minorités nationales assujetties à l’État italien. C’est aussi la seule solution à laquelle nous devons travailler. Mais de quelle façon ? « En démasquant implacablement l’oppression bourgeoise de la nation dominante et en conquérant la confiance du prolétariat (et de la masse laborieuse pauvre - Blasco) de la nationalité opprimée ». (Trotsky). « Toute autre voie équivaudrait à soutenir le nationalisme réactionnaire de la bourgeoisie impérialiste de la nation dominante, contre le nationalisme révolutionnaire démocratique de la nation opprimée ». (Trotsky).

9.

Outre la question des minorités nationales, nous avons eu en Italie, de 1919 à 1921, d’autres mouvements autonomistes et séparatistes. Les deux mouvements les plus caractéristiques furent les mouvements sicilien et sarde. Quels étaient leurs caractères ?

Le mouvement séparatiste sicilien était dirigé par des grands propriétaires fonciers et par la grande bourgeoisie sicilienne. Ce mouvement voulait se séparer de l’Italie non parce qu’il entendait briser les liens bureaucratiques et de dépendance avec l’État bourgeois italien, mais parce qu’il craignait qu’une révolution n’éclate en Italie. La grande bourgeoisie sicilienne tenta d’exploiter le mécontentement des masses ouvrières et paysannes face à l’oppression de la bourgeoisie continentale et de l’État italien pour le détourner en une lutte contre la révolution prolétarienne italienne.

Le mouvement autonomiste et séparatiste sarde, au contraire, se proposait de briser les liens avec l’État italien parce qu’il voyait en celui-ci l’obstacle majeur à la réalisation des revendications sociales et culturelles des masses populaires de la Sardaigne.

Le premier fut donc un mouvement purement réactionnaire. Le second, par contre, fut un mouvement révolutionnaire­démocratique. Quelle devait être notre attitude face aux deux mouvements ? Dans le premier cas, il fallait démasquer le séparatisme de la grande bourgeoisie sicilienne en tant que nouveau moyen d’exploiter les masses ouvrières et paysannes de la Sicile. Dans le second cas, il fallait démontrer aux masses de la Sardaigne que leur séparatisme ne pouvait les conduire qu’à la défaite et que leur sort était étroitement lié à celui du prolétariat italien. Pour atteindre ce résultat il fallait pourtant, dans les deux cas, démontrer par des faits, tant aux masses ouvrières et paysannes de la Sicile qu’à celles de la Sardaigne, que le prolétariat défendait réellement leurs intérêts et leurs aspirations contre l’oppression bureaucratique militaire et culturelle soit de l’État et de la bourgeoisie italienne, soit des cliques semi-féodales siciliennes et sardes.

10.

En ce qui concerne les erreurs et les crimes des staliniens dans ce domaine, une étude à part s’imposerait. Trois choses toutefois peuvent être soulignées :

  1. les staliniens ont traduit la formule de Lénine : droit des minorités nationales à disposer d’elles-mêmes, jusque et y compris la séparation d’avec l’État, par : séparez-vous de l’État. Comme s’il était possible, pour ces minorités, de se séparer de l’État oppresseur sans passer sous l’oppression d’un autre Impérialisme.
  2. Ils ont brisé le lien qui existe entre le problème de la libération nationale et celui de la libération sociale du prolétariat, c’est-à-dire celui de la révolution prolétarienne.
  3. Ils ont mis dans le même sac les mouvements autonomistes et séparatistes réactionnaires et les mouvements révolutionnaires-démocratiques. Ce faisant, ils sont tombés dans une accumulation d’aberrations en trahissant les intérêts et les revendications des minorités nationales et en favorisant le jeu des brigands impérialistes de l’un ou de l’autre camp.

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