1952 |
Source : numéro 57 (volume 10, n°1) de Quatrième Internationale, janvier 1952, sous la signature « S. Munir ». |
La lutte anti-impérialiste des masses égyptiennes
Les événements d'Égypte prouvent à nouveau qu'un essor énorme se produit depuis des mois dans le mouvement anti-impérialiste du Proche-Orient. La défaite de l'impérialisme britannique en Iran avait créé passagèrement une situation révolutionnaire, surtout au cours de la grève des ouvriers d'Abadan ; maintenant, la vague révolutionnaire a enveloppé toute l'Égypte et a donné au mouvement anti-impérialiste égyptien une ampleur que celui-ci n'avait plus connue depuis 1948.
Les facteurs fondamentaux qui ont produit cette situation aussi bien en Iran qu'en Égypte sont les suivants :
La hausse des prix de presque tous les produits de première nécessité au cours de l'année dernière, surtout depuis la guerre de Corée. Cette hausse a provoqué à nouveau une chute du niveau de vie des masses, surtout des ouvriers, à un rythme pareil à celui de certaines années de la dernière guerre. Mais à l'encontre de cette période, les gouvernements iranien et égyptien ne possèdent pas les moyens de tranquilliser temporairement les masses, moyens employés par les autorités militaires alliées aussi longtemps que la paix sociale leur était nécessaire à la conduite de la guerre. C'est pourquoi les soulèvements nationaux et sociaux de la vague précédente ne se produisirent pas pendant la guerre mais seulement dans l'année 1946 (grève d'Abadan, mouvement d'Azerbaïdjan, entrée du Parti Tudeh dans le gouvernement iranien, mouvement de février-mars 1946 au Caire, au cours duquel ouvriers et étudiants dominent la rue pendent plusieurs jours). La nouvelle aggravation des contradictions sociales des années 1950-51 a produit cette fois-ci des développements plus rapides.
L'affaiblissement de l'impérialisme britannique au cours de la deuxième guerre mondiale l'a obligé de passer dans plusieurs colonies de la domination directe à la domination indirecte (Indes, etc.), et a permis à l'impérialisme américain de l'éliminer de plusieurs positions (Arabie saoudite, Palestine). Les masses opprimées du Proche-Orient, poussées à l'action par leur niveau de vie déclinant, se dirigent en premier lieu contre les restes du système de domination britannique, utilisant chaque nouvel affaiblissement de cet impérialisme.
La position des classes dominantes féodales et semi-capitalistes d'Iran et d'Égypte est énormément affaiblie depuis qu'elles ne peuvent plus se vouer à la protection de l'armée impérialiste britannique. Elles tremblent à chaque instant devant le danger que la nouvelle vague de luttes de masses ne se retourne tôt ou tard contre elles-mêmes, comme cela a été déjà le cas lors des vagues précédentes du mouvement anti-impérialiste. Elles n'ont donc pas d'autre choix que de se placer à la tête de ce mouvement pour briser son élan. D'autre part, elles essayent de se procurer contre la Grande-Bretagne l'appui de l'impérialisme américain, dont elles espèrent une aide économique et un appui militaire plus vigoureux, et qu'elles considèrent comme un garant contre le communisme. Les classes dominantes d'Iran ont jusqu'à maintenant remporté des succès par cette tactique. Il s'agissait en effet du pétrole, qui incitait les Américains à étendre leur protection à l'Iran, surtout parce que l'U.R.S.S. a une frontière commune avec ce pays et que les U.S.A. ne sont pas encore prêts à déclencher la guerre mondiale. Lorsque le Dr Mossadegh a déclaré à l'ambassadeur américain Grady : « Si nous devenons communistes, ce sera à la suite des fautes des Anglais et des vôtres », les Américains se sont laissés convaincre. Mais les pachas égyptiens ont moins de chance. Ici aussi, il s'agit d'une ligne de communication importante pour les U.S.A., le canal de Suez, mais ceux-ci ne peuvent pas compter sans l'armée britannique dans leurs plans militaires pour le Proche-Orient. C'est pourquoi Acheson a, dans ce cas, accordé son appui entier à la Grande-Bretagne.
Les événements d'Iran n'ont pas peu contribué à accélérer l'éclatement du mouvement anti-impérialiste égyptien. Les masses laborieuses égyptiennes ont appris par l'exemple iranien que l'impérialisme britannique n'est plus en état de maintenir ses positions à l'aide de tanks et de baïonnettes. Il n'est donc pas étonnant que les manifestants célébrèrent les 9 et 12 octobre au Caire, au lendemain de l'abrogation du traité anglo-égyptien, la « libération de l'Iran » ensemble avec l'action de l'Égypte. La popularité du mouvement iranien n'a pourtant pas été la seule raison qui a poussé les dirigeants du Wafd à faire rapidement la déclaration dramatique du 8 octobre. Jusqu'en 1950, le Wafd était le seul parti égyptien qui possédait lui-même une popularité auprès des masses égyptiennes, par suite de sa démagogie sociale et de ses promesses de réformes sociales. Depuis son arrivée au pouvoir, il n'a pourtant tenu aucune de ses promesses1. La chute du niveau de vie des masses à la suite de la hausse des prix ; la chute énorme du prix du coton, qui a frappé durement de larges couches de fellahin et des classes moyennes ont affaibli la position du Wafd auprès des masses d'une telle manière, que celui-ci ne pouvait espérer obtenir un nouveau délai pour son régime qu'en prenant une décision dramatique dans le domaine de la politique étrangère, lui permettant de repousser au second plan pour un certain temps les questions économiques et sociales.
Voilà le sens de la déclaration du gouvernement égyptien du 8 octobre, abrogeant le traité anglo-égyptien de 1936 et l'accord de 1899 sur l'établissement du condominium anglo-égyptien sur le Soudan. Les dirigeants du Wafd, ce faisant, suivaient un calcul savant. Comme tous ceux qui connaissent la situation des troupes britanniques, ils savaient que le commandant britannique de la zone du Canal pouvait facilement couper l'approvisionnement de l'Égypte en pétrole, qui dépend essentiellement de deux raffineries situées à Suez, ou même interrompre l'exportation du coton, égyptien, ce qui provoquerait l'effondrement de l'économie égyptienne. Mais Nahas Pacha était sûr que l'impérialisme britannique n'utiliserait pas ces moyens, étant lui-même intéressé au maintien de l'ordre social actuel en Égypte, afin de ne pas y perdre sa propre influence politique et économique. Nahas Pacha comptait donc sur une « lutte » fictive entre son gouvernement et celui de la Grande-Bretagne, se limitant à la sphère des négociations diplomatiques et, dès que l'armée britannique dérangea la vie civile normale en Égypte, il déclara au gouvernement britannique :
Si les approvisionnements ne sont pas rétablis d'ici peu de temps, l'eau, l'électricité et les autres services publics cesseront de fonctionner. Cela provoquera des désordres et on manquera de pain, car les boulangeries ne pourront plus travailler... Si les Anglais pensent que ce moyen de pression nous fera changer de politique, ils se trompent ; mais sans aucun doute les éléments communistes ne manqueraient pas de saisir cette occasion pour faire de l'agitation...
Mais Nahas Pacha s'est lourdement trompé quand il a supposé que le conflit anglo-égyptien resterait limité à des escarmouches diplomatiques. Au lendemain de l'abrogation du Traité, près de 60.000 ouvriers et étudiants descendirent dans les rues du Caire, réclamant des armes de Nahas Pacha. Une manifestation analogue se produisit à Alexandrie, sous les mots d'ordre : « A partir d'aujourd'hui, plus d'impérialisme ! » et « les travailleurs sont l'armée de la révolution ». Le jour suivant, ces manifestations se répétèrent, et les ouvriers du Caire et d'Alexandrie se rassemblèrent sous les drapeaux de leurs syndicats. Dans la zone du canal de Suez, le mouvement eut un caractère prolétarien prononcé ; il était axé autour de la grève politique des ouvriers contre les troupes d'occupation britanniques. Au cours d'un mois, la majorité des 30 à 40.000 ouvriers, travaillant dans les camps militaires britanniques, entra en grève ; les conducteurs de locomotives des trains spéciaux dans les districts militaires cessèrent le travail ; les autres cheminots refusèrent de transporter des troupes britanniques ou le ravitaillement prévu pour ces troupes ; les ouvriers du bâtiment refusèrent de continuer la construction de champs d'aviation ; les dockers de Port-Saïd et les ouvriers des différentes compagnies maritimes du canal de Suez entrèrent également en grève. En raison du manque d'organisation centrale, on ne pouvait parler d'une grève générale, mais en fait tout le travail dans la zone du canal de Suez se trouva arrêté.
Des actions de solidarité d'autres couches ouvrières prirent aussi de l'ampleur ; elles souffrirent cependant également du manque de direction centrale, ce qui leur donna le caractère d'actions partielles et sporadiques. Les ouvriers des usines Shell, à Nefisha commencèrent une grève de solidarité, mais rentrèrent au travail après une semaine, « dans l'intérêt national », comme on déclara du côté officiel. A Suez même, les dockers ne firent qu'une grève de protestation de vingt-quatre heures et rassemblèrent des fonds pour les ouvriers qui avaient quitté les camps militaires britanniques. Des collectes semblables furent faites parmi les ouvriers des compagnies pétrolières à Port-Saïd et parmi les fonctionnaires d'Ismailia. Le fractionnement organisationnel des syndicats égyptiens, produit des mesures de répression du gouvernement égyptien, ainsi que l'absence d'une direction politique et syndicale autonome des travailleurs, empêchèrent cette vague de grèves de se transformer en une grève générale politique qui n'aurait pas seulement ébranlé la base de l'occupation militaire britannique, mais aussi les piliers du gouvernement égyptien et le régime social de la vallée du Nil. Néanmoins, le mouvement fut suffisamment puissant pour encourager à l'action les ouvriers des autres parties de l'Égypte. La compagnie des chemins de fer du Delta avait licencié comme d'ordinaire les porte-parole des ouvriers quand ceux-ci réclamèrent une amélioration des conditions de travail ; une journée de grève, le 9 novembre 1951, suffit cette fois-ci à obtenir satisfaction sur toute la ligne, y compris le réembauchage des ouvriers licenciés ! Encouragés par les événements de la zone du canal de Suez, dix mille ouvriers et employés de l'armée britannique et de la R.A.F. au Soudan commencèrent même le 26 novembre une grève pour l'amélioration de leurs conditions de travail.
Cette avalanche qui se précipita sur l'Égypte dès le lendemain de l'abrogation du traité anglo-égyptien, venait bien mal à propos pour le gouvernement égyptien. Celui-ci était si peu préparé à voir la lutte contre l'occupation de la zone du canal de Suez prendre la forme prolétarienne de la grève, que 1.400 ouvriers qui avaient quitté les camps militaires britanniques durent y retourner parce qu'ils ne reçurent pas l'emploi que le gouvernement leur avait promis. Dans plusieurs villes du delta du Nil, il y eut même des démonstrations d'ouvriers qui avaient perdu leur emploi à la suite de la grève anti-impérialiste. La faiblesse de l'organisation syndicale rendait impossible le soutien de la grève par des fonds ouvriers. A cela s'ajoutait le fait que le gouvernement réussit à donner à la grève la forme d'un exode des ouvriers de la zone du canal de Suez.
Mais le Wafd ne se limita pas à fractionner ainsi le mouvement des masses et à briser son élan révolutionnaire. Partout où il en a été capable, il s'efforça même de briser les grèves. Il convainquait par exemple les ouvriers du canal de Suez à Port-Saïd de laisser passer par le canal un navire transportant des troupes américaines, alors que les ouvriers avaient d'abord refusé de servir ces alliés impérialistes de la Grande-Bretagne. Les techniciens et employés qualifiés du dépôt d'armes britannique de Timsah reçurent, de l'Office du Travail égyptien, l'ordre de rester sur leurs lieux de travail et de ne pas faire grève.
Il en fut de même avec les manifestations. Le 12 octobre 1951, trois jours après qu'elles eurent commencé, toutes les manifestations furent interdites. Les masses ne donnèrent aucune suite à cet ordre, et le 16 octobre Nahas Pacha était obligé de déclarer devant une manifestation monstre, rassemblée sous les mots d'ordre : Nous voulons des armes et le combat ! et A bas le pacte méditerranéen ! : « Je vous supplie, cesses de manifester ! » Le lendemain, le ministère de l'Intérieur convoqua une conférence des rédacteurs de tous les journaux pour publier une longue déclaration invitant le peuple à cesser toute manifestation2. La presse du Wafd publia quotidiennement des mots d'ordre contre les manifestations, et le sheik de la mosquée Azhar appela les masses au calme. Le chef des jeunesses du Wafd, M. Belal, crut même nécessaire de condamner spécialement dans une déclaration faite le 10 octobre l'utilisation du mot d'ordre « Révolution » dans les manifestations de masse...
Tout ceci ne suffit pas encore. Le mouvement révolutionnaire des masses commençait à déborder les dirigeants du Wafd. Quand les suppliques et les prières n'obtinrent pas gain de cause auprès du peuple, on appela la police et l'armée à la rescousse pour réprimer le mouvement révolutionnaire des masses par la force des armes. Il y eut des victimes au Caire et à Alexandrie, mais ce fut surtout dans la zone du canal de Suez que la répression prit des formes draconiennes. Le 16 octobre, une foule égyptienne attaqua un camp militaire britannique. D'après le communiqué officiel, les troupes britanniques appuyées par la police égyptienne ouvrirent le feu sur les manifestants, tuant sept Égyptiens et en blessant fie nombreux autres. Le 30 octobre, l'armée britannique arrêta un dirigeant ouvrier à Suez. Les ouvriers organisèrent une grande manifestation pour obtenir sa libération. Le gouverneur égyptien de la ville envoya immédiatement un important détachement de police sur place qui engagea une bataille arec les ouvriers et réussit à les repousser. L'organe de la Cité de Londres, The Economist, put décrire ainsi la situation dans son numéro du 27 octobre :
Dans la zone du Canal, le tableau des relations entre Égyptiens et Britanniques est loin d'être uniforme. Les rapports entre les deux armées restent amicaux et l'on peut difficilement parler d'un état de siège. En fait, au moment où nous écrivons, des rapports arrivent à Londres qui parlent d'une bonne coopération entre la police égyptiennes et nos autorités militaires.
En même temps que le mouvement anti-impérialiste des masses égyptiennes, surtout les grèves et les manifestations ouvrières, était brutalement réprimé, des efforts furent entrepris pour détourner le mouvement sur une voie chauvine et terroriste. Différentes organisations et partis réactionnaires « les Frères musulmans » (Al-Ikhwan al-Muslimoun), le soi-disant « parti socialiste » (une organisation fasciste), le « parti constitutionnel-libéral » des grands propriétaires fonciers, et autres, constituèrent un « comité pour une convention nationale » et formèrent des « troupes de combat » (« Kataïb »), ayant pour tâche de déclencher la terreur individuelle contre les soldats britanniques dans la zone du canal de Suez et de surveiller le boycott contre les Anglais et tout ce qui est anglais. Un point important du programme des « Kataïb », c'est le maintien de l'ordre à l'intérieur, surtout quand il y a des manifestations ! Comme commandant de ces troupes de combat fut désigné le général Aziz el-Misri, connu comme collaborateur de l'Italie fasciste durant la guerre. Ces troupes terroristes, dont les « Frères musulmans » représentent le détachement principal, ont commencé des actions terroristes contre les Anglais ; quelques soldats furent attaqués, tués et jetés dans les canaux ; on s'efforça d'exciter la population au cours des démonstrations contre tous les étrangers et d'attaquer leurs demeures et leurs magasins au Caire et à Alexandrie ; on lança le mot d'ordre de boycott de tout ce qui est de provenance anglaise, y compris la culture anglaise. Les « Frères musulmans » s'efforcent donc de fractionner et de détruire le soulèvement révolutionnaire et anti-impérialiste des masses par des actions de terreur individuelle, par le chauvinisme et le fanatisme religieux. En même temps, la direction centrale de l'organisation appuie la répression gouvernementale contre les ouvriers. Rien d'étonnant donc que le Wafd, contrairement à sa politique traditionnelle, ait légalisé les « Frères musulmans » et qu'il appuye les « Kataïb », tout en les prenant par sécurité sous sa protection directe.
L'impérialisme britannique n'est pas hostile à voir le mouvement prendre une telle forme. La tendance au fanatisme religieux, combinée à la terreur individuelle, exclut toute possibilité de fraternisation avec les soldats britanniques, permet de déclencher une propagande anti-égyptienne à l'étranger, de passer complètement sous silence le mouvement prolétarien et ouvre même la possibilité de détacher des ouvriers coptes de leurs frères de classe islamiques et de les ameuter contre ceux-ci. Comme la mort de quelques soldats britanniques n'a point d'importance pour l'impérialisme, et qu'il voit de grands avantages à détourner les masses d'un mouvement de forme prolétarienne et à les pousser sur une voie qui doit aboutir à l'effondrement de la lutte égyptienne anti-impérialiste, les impérialistes ont favorisé l'éclosion du terrorisme individuel par des provocations constantes, des perquisitions arbitraires, des opérations de brigandage, des attaques sur les personnes et les biens. Il y a d'innombrables exemples de ces provocations britanniques3. L'expression la plus claire de cette politique des troupes d'occupation se trouve dans la déclaration suivante (d'après une dépêche de l'agence U.P. du 27 novembre 1951) faite par le brigadier-général R.-B. Goldsmith, chef d'état-major du commandement des troupes britanniques dans la zone du canal de Suez, à une conférence de presse à Ismaila :
Les incidents ont connu uns courbe montante au cours des dernières quarante-huit heures. Mais nous sommes contents que ce rythme s'accroisse. Chaque fois que nous pouvons exercer des représailles contre les terroristes, c'est une bonne chose, parce que cela donne aux troupes l'expérience des choses auxquelles elles doivent être préparées. C'est un bon entraînement (!) pour de jeunes recrues.
Il est évident pour tout communiste révolutionnaire en Égypte et à l'étranger qu'il doit appuyer sans réserves le mot d'ordre des masses égyptiennes : el-Gala (Retrait des troupes britanniques de l'Égypte et du Soudan) et qu'il doit se trouver à la pointe de leur combat pour la libération de l'occupation impérialiste. En même temps il est de son devoir de soumettre à une critique violente la politique soudanaise des dirigeants féodaux et capitalistes du Wafd et d'autres partis égyptiens. Le « Condominium anglo-égyptien » avait été créé au Soudan à la fin du siècle passé, après la conquête du pays par l'impérialisme britannique à l'aide de troupes égyptiennes, à la suite de l'insurrection du Mahdi, et dans le cadre de l'expansion impérialiste générale en Afrique. Le but de ce Condominium était de rendre l'Égypte co-responsable de la domination impérialiste britannique, sans que ce pays y exerce un pouvoir effectif (le gouverneur général du Soudan a toujours été un Anglais !). Depuis les années 1930, un mouvement national autonome s'est développé au Soudan, qui s'est séparé en deux camps : d'une part le Parti Ashigga, ensemble avec le Congrès des étudiants sortis de l'Université Gordon, dont le centre de gravité se trouve dans les villes du Soudan septentrional (aux élections municipales il y obtient toujours l'écrasante majorité des voix) ; d'autre part le Parti Oumma, sous la direction de Sir Abd el-Rahman al-Mahdi, un grand propriétaire foncier qui reçut de riches cadeaux des Britanniques, entre autres son domaine sur l'île du Nil près de Khartoum. Le Parti Ashigga et les troupes qui l'appuient se sont prononcés pour l'évacuation du Soudan par les troupes britanniques et l'unification du Soudan avec l'Égypte sous la couronne égyptienne. Le Parti Oumma lance le mot d'ordre de l'indépendance nationale du Soudan, mais il insiste toujours davantage sur l'indépendance par rapport à l'Égypte que sur l'indépendance par rapport à l'Angleterre. C'est, pourquoi il jouit du soutien de l'administration britannique du Soudan, et collabore avec celle-ci dans l'établissement d'une « Assemblée législative » et d'autres institutions pareilles à souveraineté fictive (elles n'ont pas le droit de voter le budget, et le gouvernement britannique peut casser leurs décisions par son simple veto). Le but de la politique britannique concernant le Soudan, c'est de passer lentement après de nombreuses années d' « éducation » de la domination directe à la domination indirecte, comme en Transjordanie par exemple, domination indirecte qui pourra s'appuyer sur de fidèles agents de la Grande-Bretagne, les dirigeants féodaux du Parti Oumma et les chefs des tribus nègres du Soudan méridional.
Indépendamment de ces deux camps se développe depuis 1947 au Soudan un mouvement syndical puissant, bien organisé et militant, dont le noyau central est constitué par le syndicat des cheminots. Cette « fédération des syndicats ouvriers » a mené, au cours des années passées, une série de grandes grèves, dont les deux points culminants furent les grèves générales en avril et en août 1951, qui ont pratiquement paralysé toute la vie des villes du Soudan septentrional. L'organisation ouvrière fait également preuve d'indépendance politique. Elle réclame l'indépendance du Soudan, la supression du Condominium et l'évacuation du pays de toutes les troupes étrangères. Elle a participé activement aux grandes manifestations contre le plan de l' « Assemblée législative » tenues en avril 1948. Aussi bien le Parti Oumma que le Parti Ashigga se montrent méfiants envers le développement de ce mouvement ouvrier, et il n'est pas rare qu'ils essayent de convaincre les dirigeants ouvriers de cesser des grèves (par exemple en juillet 1947, ce qui fut une des causes de l'effondrement de la grève à ce moment).
Par ses grèves et ses actions militantes, le mouvement ouvrier du Soudan a montré qu'il représente la seule force du pays, prête à lutter effectivement contre l'impérialisme britannique et capable de le faire. La coordination du mouvement anti-impérialiste des masses égyptiennes et de cette force (par exemple des actions prolétariennes de la zone du canal de Suez avec la grève des 10.000 ouvriers près de l'armée britannique au Soudan) pourrait ébranler la domination britannique et mettre la libération de la vallée du Nil à l'ordre du jour. Mais la direction du mouvement national égyptien a suivi depuis trente ans une politique tendant à opposer le mouvement, anti-impérialiste soudanais au mouvement égyptien. Les dirigeants du Wafd déclarent toujours que le Soudan devrait revenir à l'Égypte pour des raisons historiques, et lors de leurs négociations avec la Grande-Bretagne, ils n'exigeaient en général ni plus ni moins que l'application effective du Traité de 1899, c'est-à-dire les mêmes droits de domination pour l'Égypte que possède la Grande-Bretagne sur le Soudan. Beaucoup de chefs égyptiens déclarent, à l'exemple des nazis, que le Soudan représente « l'espace vital » égyptien. Le point culminant de ces aspirations pseudo-impérialistes de la part d'une bourgeoisie coloniale qui, sans avoir elle-même conquis son indépendance, essaie d'imiter l'étape suprême la plus réactionnaire de l'impérialisme, est constitué par la déclaration de Nahas Pacha du 8 octobre de cette année. Après qu'il eût abrogé le Traité de 1899 sur le Condominium et qu'il ait proclamé Farouk, Roi d'Égypte et du Soudan, il a décrété (§ 4 de l'Arrêté Royal ) que les Soudanais auront le droit d'élire leur propre gouvernement de façon « démocratique », mais que toutes les matières de politique étrangère, de défense nationale et de finances resteront réservées au Roi, selon la Constitution égyptienne.
Cette déclaration permit à nouveau à l'impérialisme britannique d'isoler le mouvement anti-impérialiste au Soudan de celui de l'Égypte. Alors qu'au lendemain du 8 octobre 1951, le Caire et Alexandrie étaient secoués par d'immenses manifestations, les habitants de la capitale soudanaise, Khartoum, selon une dépêche du journal égyptien Al-Ahram du 11 octobre, vaquaient paisiblement à leurs occupations. Ce n'est qu'à la fin d'octobre qu'eurent lieu des démonstrations au Soudan, déclenchées presque exclusivement par les étudiants des écoles secondaires, sans participation ouvrière. La grève aux installations militaires mentionnée ci-dessus n'éclata qu'à la fin novembre, alors que le mouvement prolétarien en Égypte même avait déjà nettement perdu de son élan et que la terreur individuelle du « Kataïb » était passée au premier plan. Les dirigeants du Parti Asshigga pro-égyptien, confus et divisés entre eux, se turent pendant plusieurs jours, puis se rendirent au Caire pour que les chefs du Wafd y arbitrent leurs querelles. Par contre, le Parti Oumma publia en long et en large des déclarations contre l'impérialisme égyptien (sans mentionner naturellement l'impérialisme britannique !) et critiqua justement et en détail l'absurdité de « l'auto-détermination » du Soudan telle qu'elle avait été proposée par l'Égypte (sans mentionner que l' « auto-détermination » proposée par le gouvernement britannique était tout aussi absurde !). Le principal profit politique que le gouverneur britannique du Soudan a su capitaliser grâce à la déclaration de Nahas Pacha du 8 octobre, ce fut le brusque tournant de Sir Ali al-Mirghani, principal rival politique et religieux de Abd el-Rahman al-Mahdi, qui avait jusqu'alors appuyé l'Égypte et le Parti Asshiga, et qui se prononça maintenant en faveur des plans britanniques. Dans cette atmosphère, il n'était guère difficile au gouverneur britannique de faire arrêter le 21 novembre des dirigeants du Parti Asshigga, sans qu'il y ait des manifestations de protestation de la part des masses, qui se sont toujours produites jadis à Khartoum et à Oundourman dans de telles conditions.
Les syndicats soudanais se sont limités dans ces circonstances à publier une déclaration, dans laquelle ils appuient l'abrogation du traité de 1899 sur le Condominium et réclament la fin immédiate de ce Condominium ainsi que le droit d'auto-disposition du peuple soudanais « comme il est inscrit dans la charte de l'O.N.U. ». Cette déclaration faible et vague est à la fols le produit de la politique égyptienne, isolant les masses soudanaises des masses égyptiennes, et le produit du manque de coordination et d'organisation commune des mouvements ouvriers et syndicaux égyptien et soudanais. Seule une telle organisation, combattant à la fois pour l'évacuation des troupes britanniques et pour la cessation de la domination anglaise sur l'Égypte et le Soudan, ainsi que pour le plein droit d'auto-détermination des masses soudanaises, tout en les invitant à lutter coude-à-coude avec leurs frères égyptiens contre l'impérialisme, seule une telle organisation peut effectivement infliger une défaite à l'impérialisme.
La politique de zig-zag bien connue des staliniens envers les mouvements nationaux dans les colonies s'.est exprimée et s'exprime encore sous une forme aiguë chez les staliniens égyptiens. Pour eux les dirigeants du Wafd sont ou bien « passés définitivement dans le camp de l'impérialisme », ou bien représentent « les combattants révolutionnaires contre l'impérialisme ». La politique léniniste envers les mouvements nationaux dans les colonies, qui consiste à « marcher séparément et frapper ensemble », qui appuie toute action anti-impérialiste effective tout en critiquant les véritables intentions des dirigeants du Wafd et en éduquant les masses à ce sujet ; une telle politique « de soutien du Wafd comme la corde soutient le pendu » tout en maintenant l'indépendance de l'organisation prolétarienne, leur reste totalement inconnue. Pour ne donner qu'un petit exemple de la politique d'après-guerre du stalinisme égyptien : le 13 mars 1946, l'organe stalinien Al-Fajr al-Jadid écrivait : « ...Les éléments droitiers se sont emparés de la politique du Wafd et y déterminent l'orientation. Le résultat en est que le Wafd est aujourd'hui plus enclin que par le passé à arriver à un compromis avec l'impérialisme. Cette position nous montre que le Wafd est devenu le représentant de la bourgeoisie (?), qui a perdu ses possibilités révolutionnaires ». Mais deux mois plus tard, le 22 mai 1946, la même revue écrit au sujet d'une déclaration du Wafd sur les pourparlers avec la Grande-Bretagne : « Cette déclaration exprime une tendance nationale ...et nous la considérons comme un tournant de la politique du Wafd à l'égard de l'impérialisme britannique. C'est le devoir de tous les progressistes et de toutes les organisations démocratiques de soutenir le Wafd. ».
Le même tournant d'une position ultragauche vers une position droitière s'est produit également au cours des derniers mois. Alors qu'il n'y a pas si longtemps, les organisations staliniennes se scindèrent souvent lors d'exclusions de membres ou de groupes accusés de « tendance pro-Wafd », la déclaration du 8 octobre a provoqué une tempête d'acclamations dans les rangs staliniens. Les déclarations et tracts staliniens contenaient des « félicitations au gouvernement du Wafd et à sa position grandiose » ; on y dit qu' « une époque nouvelle était ouverte », dans laquelle « toutes les aspirations se réunissent pour chasser l'impérialisme ». Le « comité pour la paix » stalinien d'Égypte a également célébré dans une déclaration « la grandiose action historique nationale entreprise par le gouvernement » et il y voit la « réalisation des aspirations anciennes et toujours renouvelées du peuple ». Plus encore : « Le comité voit dans la déclaration de Son Excellence le Président du Conseil et Son Excellence le Ministre des Affaires étrangères la juste compréhension (!) du rôle que l'Égypte doit jouer pour maintenir la paix mondiale » (Al Mistri, 13 octobre 1951). La seule revendication que les staliniens ont avancé contre le gouvernement fut celle de la libération des prisonniers politiques.
Ces adulations staliniennes n'ont naturellement pas empêché le gouvernement du Wafd de réprimer par la force les manifestations ouvrières et les grèves, et de coopérer au cours de cette « action nationale historique » avec l'armée impérialiste britannique ! Elles n'ont pas non plus empêché le ministre de l'Intérieur Serageddin de déclarer à un journaliste étranger que rien n'est changé dans l'attitude de l'Égypte envers le communisme depuis l'abrogation du Traité de 1946. Elles n'ont pas non plus empêché la police d'arrêter à nouveau des communistes ou de les faire condamner par des juges égyptiens. Ce que cette politique stalinienne a contribué à empêcher, par manque d'une critique sérieuse du décret transformant le Soudan en une province du royaume d'Égypte, ce fut l'unification des masses laborieuses soudanaises avec leurs frères égyptiens pour une lutte commune contre l'impérialisme britannique et contre les aspirations des féodaux arabes d'imiter l'impérialisme et le fascisme.
Les derniers événements d'Égypte ont à nouveau montré l'élan révolutionnaire énorme du prolétariat égyptien, qui s'était déjà manifesté lors de la vague gréviste du printemps de 1950. Ils ont à nouveau confirmé que, malgré l'état arriéré de l'industrie égyptienne, le prolétariat égyptien, grâce à son haut degré de concentration dans les ports, les chemins de fer, les installations pétrolières et les camps militaires, représente une force révolutionnaire qui pourrait devenir décisive dans la lutte pour la libération nationale et sociale du Proche-Orient. D'autre part, ces derniers événements ont confirmé la leçon des grèves de printemps 1950 : l'absence d'une direction centrale coordinatrice amène l'élan révolutionnaire dans une impasse et empêche que ne soient obtenues des victoires décisives. Sans une telle direction, les actions grandioses de solidarité des ouvriers éclatent successivement dans les différentes entreprises et différentes villes au lieu d'éclater toutes ensemble, ce qui affaiblit fortement leur effet. Par manque d'une direction révolutionnaire internationaliste, le mouvement anti-impérialiste des masses n'a pas entrepris des mouvements de fraternisation avec les soldats britanniques et ne s'est pas adressé au prolétariat international pour lui demander son aide. C'est ainsi qu'il a été possible aux dirigeants féodaux et capitalistes égyptiens de refouler le caractère prolétarien du mouvement et de détourner celui-ci dans la voie chauvine et stérilisante du terrorisme individuel. Ceci à son tour, permet à l'impérialisme britannique de cacher à l'opinion publique mondiale le véritable contenu du mouvement anti-impérialiste des masses égyptiennes et de le représenter comme une explosion fanatique d'instincts religieux primitifs.
Les derniers événements en Égypte ont à nouveau confirmé la justesse de la revendication des groupes de la IVe Internationale, de convoquer un Congrès pour la constitution d'une Fédération des Syndicats et de toutes les organisations ouvrières de tous les pays du Proche-Orient. A part quelques démonstrations d'étudiants à Beyrouth et à Damas, le mouvement égyptien n'a eu que peu d'échos dans les autres pays arabes. Des grèves de solidarité de la part d'organisations ouvrières ont fait complètement défaut. Or, c'est là la seule voie pour vaincre l'impérialisme. Une position juste sur la question du Soudan est d'importance primordiale pour l'organisation du prolétariat égyptien, car aussi longtemps que la lutte des masses égyptiennes et soudanaises n'est pas organisée en commun, l'impérialisme britannique gardera sa base dans le Soudan, d'où il peut étrangler le mouvement révolutionnaire en Égypte. Pour aboutir à cette unité d'action, il faut combattre le mot d'ordre de « l'union de la vallée du Nil sous la couronne égyptienne », il est nécessaire de combattre en même temps au Soudan la politique du Parti Oumma, qui ne fait que masquer un appui à la domination britannique.
Telles sont les tâches concrètes posées à l'organisation de la IVe Internationale en Égypte et dans le Proche-Orient, et qui sont à nouveau inscrites à l'ordre du jour par les derniers événements en Egypte.
Fin novembre 1951.
L'importance du mouvement ouvrier montant au Soudan est attestée par l'information suivante :
La Confédération des Syndicats du Soudan a décidé d'organiser une série de grèves générales, durant chacune trois jours et se succédant chaque quinzaine, pour imposer ses revendications (augmentation des salaires de 75 %et semaine de travail de trente-neuf heures). Les Anglais craignent que les quatre-vingt mille ouvriers industriels et fonctionnaires syndiqués suivront tous ce mot d'ordre.
(A.T. Steele, New York Herald Tribune, 7 janvier 1952).
Notes
1 « Pour des raisons de sécurité publique », comme le déclara le ministre de l'Intérieur Serageddin, le gouvernement se vit obligé au printemps 1950 de promulguer une loi accordant des primes de cherté de vie aux salariés. En même temps, il envoya sa police réprimer par la force des grèves qui voulaient imposer aux capitalistes l'application de cette loi.
2 Cette déclaration use comme prétexte d'un « complot britannique » pour « exploiter les manifestations » afin de discréditer l'Egypte.
3 Un exemple parmi tant d'autres : le 17 octobre, le commandement britannique envoya une colonne d'autos blindées patrouiller dans la ville d'Ismailia, au moment où s'y déroulait une manifestation de masse. Dans l'émeute qui suivit, sept Égyptiens furent tués et quarante blessés par les Britanniques.