Svétlana Abramova
Afrique: Quatre siècles
de traite des Noirs
Chapitre I : Le début
1978
Quelle aurait été la destinée du Nouveau Monde s'il
n'y avait pas eu l'Afrique ?
Jose Antonio Saco
Le XVe siècle. L'aube des grandes découvertes géographiques. Les pays d'Europe avaient fait un immense bond en avant. La production marchande allait croissant, la pénurie de matières premières, de métaux précieux grandissait. Les négociants rêvaient d'établir des contacts directs avec les marchés d'épices, sans passer par la Méditerranée et les pays "l'Orient. Des îles fantastiques, bourrées d'or et d'argent, vers lesquelles il semblait très facile de frayer une route, apparaissaient sur les cartes. La navigation connaissant un rapide essor, on fit des projets en vue d'atteindre les Indes par mer, en contournant l'Afrique par le sud et en traversant l'océan Indien.
Le temps passait à une cadence vertigineuse. Quelques dizaines
d'années seulement s'étant écoulées, les Européens
virent surgir devant eux le rivage mystérieux de l'Afrique tropicale,
les îles de la mer des Antilles et du Pacifique, pareilles aux jardins
de l'Eden, les pays fabuleusement riches "le l'Amérique centrale
et de l'Amérique du Sud, l'Hindoustan et l'Indonésie, ces
merveilleuses contrées. Les limites de l'univers venaient de s'écarter.
La diversité bruyante des langues, des peuples, des Etats avait
fait irruption dans le mon-<le clos de l'Europe médiévale.
Karl Marx a remarqué que "les différentes méthodes
" l'accumulation primitive que Père capitaliste fait éclore
se partagent d'abord, par ordre plus ou moins chronologique, entre le
Portugal, l'Espagne, la Hollande, la France et l'Angleterre..." [7,
p. 718]. En raison de tout un ensemble de causes de caractère intérieur
et extérieur (achèvement de la reconquête, situation
géographique avantageuse, etc.), l'Espagne et le Portugal étaient
à cette époque les Etats d'Europe les plus puissants. Tous
les deux, et plus particulièrement le Portugal, ils devenaient
rapidement de grandes puissances maritimes.
Les premiers à prendre la route de l'océan furent les Portugais.
Des rumeurs persistantes sur l'or recelé par l'Afrique faisaient
rêver les Européens. "La découverte de l'Amérique,
écrivait Engels, était due à la soif d'or qui avait
déjà poussé auparavant les Portugais vers l'Afrique...
parce que l'industrie européenne, si puissamment développée
aux XIVe et XVe siècles, et le commerce correspondant, exigeaient
de nouveaux moyens d'échange que l'Allemagne-le grand pays producteur
d'argent [métal] de 1450 à 1550-ne pouvait livrer"
[10, p. 444]. "Les Portugais partaient chercher l'or sur les côtes
africaines, aux Indes, dans tout l'Extrême-Orient; l'or était
le mot magique qui lançait les Espagnols par-delà l'Atlantique
en Amérique; de /'or, voilà ce que réclamait tout
d'abord un Blanc dès qu'il mettait le pied sur un rivage nouvellement
découvert" [11, S. 394].
En 1441-1442, une expédition dirigée par Antan Gonçalvez
et Nuno Tristam ayant débarqué non loin du cap Blanco captura
dix Africains et les emmena au Portugal. Deux de ces Africains déclarèrent
qu'on paierait pour eux une grosse rançon dans leur pays. On les
ramena alors en Afrique, et Gonçalvez reçut en échange
"dix esclaves noirs, hommes et femmes, natifs de contrées
différentes, et diverses marchandises parmi lesquelles un peu de
poudre d'or" [63, p. 55-56]. Les autres esclaves furent vendus à
Lisbonne pour un prix très élevé. Il devint évident
que la capture d'esclaves en Afrique et leur vente en Europe pouvaient
devenir une affaire des plus lucratives. Après cette première
vente réussie d'Africains, les navigateurs portugais se mirent
à ramener des esclaves à chacune de leurs expéditions
en Afrique.
Quelques années plus tard, encourageant l'expansion du Portugal
et espérant obtenir de gros bénéfices, le pape Nicolas
V publiait une bulle spéciale qui accordait au roi du Portugal
le droit non seulement de conquérir des terres mais de réduire
aussi en esclavage les païens, tant dans les régions d'Afrique
découvertes à cette période que dans celles qui seraient
découvertes plus tard.
En ce temps-là capturer des esclaves n'était pas le but
principal des premières expéditions portugaises. La traite
des Noirs, thème de notre ouvrage, a commencé plus tard
avec la découverte du continent américain. Néanmoins,
dans certains pays d'Europe, la population était peu nombreuse
et, dans la péninsule Ibérique, notamment, on avait assez
largement recours au travail des esclaves. Une fois la Reconquête
terminée, l'afflux d'esclaves tarit. La vente des Noirs fut sans
doute le premier "rendement" avantageux des expéditions
africaines qui coûtaient si cher.
On écrit assez souvent que les gouverneurs portugais et Henri le
Navigateur, entre autres, qui organisa l'expansion portugaise en Afrique,
auraient sanctionné l'importation d'Africains en vue de leur faire
adopter la religion chrétienne. En effet, tous les esclaves étaient
baptisés mais, une fois baptisés, on les vendait. La vente
se déroulait en présence des hauts dignitaires de la cour.
Les arrogants féodaux achetaient très volontiers des esclaves
noirs pour leur faire faire les travaux ménagers, remplacer les
bras qui manquaient dans l'agriculture.
Deux ans après, Nuno Tristam partit pour un nouveau voyage en Afrique,
le vaisseau de Gonçalo de Cintra prit la nier à sa suite.
Ce furent les premiers Européens à atteindre la baie et
l'île d'Arguin. Sur l'île, les Portugais se heurtèrent
pour la première fois à la résistance des indigènes.
Malgré leur écrasante supériorité militaire,-les
Africains ne connaissaient pas les armes à feu-, les Portugais
subirent de "rosses pertes.
Très rapidement les Portugais constatèrent qu'Arguin était
un important point de transbordement dans le système de commerce
du sel, existant depuis des siècles et ayant une très grande
importance pour les pays du Soudan occidental et du Sahara. On commença
à bâtir un fort sur l'île d'Arguin, le premier fort
européen en Afrique. Les Portugais n'avaient pas l'intention d'abandonner
les terres qu'ils venaient de découvrir, ils bâtissaient
pour des siècles et, en effet, il s'est écoulé 540
ans depuis qu'en 1448 surgirent, sous le ciel d'Afrique, les murailles
et les tours du fort d'Arguin. Durant cette période, on a vu s'y
déployer d'abord le drapeau portugais, ensuite le drapeau hollandais,
puis les couleurs brandebourgeoises et françaises. Les derniers
colonisateurs en sont partis en 1969, mais le fort subsiste, lugubre monument
du passé colonial qui rappelle que la liberté conquise doit
être bien gardée.
Les activités et les préoccupations des marins des premières
expéditions portugaises ont été consignées
dans la Chronique de la découverte et de la conquête de la
Guinée de Gomes Azurara, source historique précieuse relatant
les premières navigations des Portugais vers l'Afrique. Elle fait
état des raids lancés par les Portugais contre les Africains,
donne le détail du nombre des esclaves emmenés, où
et à quelle date, etc. Par exemple, le chapitre XVII de la Chronique
d'Azurara s'intitule: "De la façon dont Nuno Tristam est allé
à l'île Gete (Arguin) et des Maures qu'il y a capturés",
le chapitre X: "Comment ces caravelles sont arrivées jusqu'au
Nil (le fleuve Sénégal était alors appelé
le Nil de la côte occidentale.-S.A ) et quels Guinéens on
y a pris".
Tout en capturant des Africains par la manière forte, les portugais
se mirent à acheter et à échanger des esclaves chez
les indigènes. Toutes sortes d'articles qui n'avaient presque aucune
valeur pour les Européens servaient aux échanges: bracelets
de cuivre, vaisselle de cuivre et d'étain, colliers, étoffes
bon marché, etc.
Selon les calculs d'Azurara, de 1442 à 1448, les Portugais ramenèrent
en Europe 927 esclaves. Quelques années après, on ramenait
déjà annuellement au Portugal de 700 à 800 esclaves
[131, t. 1, p. 3]. Pacheco Pereira a écrit (ses renseignements
se rapportent à l'an 1500 environ) que rien qu'aux abords du fleuve
Sénégal on pouvait échanger chaque année,
contre des chevaux et certaines marchandises, jusqu'à 400 esclaves.
A la fin du XVe siècle, les Portugais achetaient des esclaves sur
la côte occidentale de l'Afrique, au Bénin, sur la Cô-te-de-1'Or,
dans certaines régions du Libéria actuel et du fleuve Sherbro,
ainsi que du littoral de la Sierra Leone et sur la côte du Sénégal.
Comme auparavant, une grande quantité d'esclaves étaient
capturés au cours de combats. Tous les ans, le nombre d'Africains
vendus en Europe par les marchands d'esclaves portugais augmentait. Pacheco
Pereira précise qu'en son temps (fin du XVe siècle), 3 500
esclaves et parfois plus étaient exportés des seules régions
côtières situées entre le Sénégal et
la Sierra Leone [237, p. 78, 101].
Des marchés d'esclaves ont fait leur apparition à Lisbonne
et Lagos, au Portugal, puis à Cadix, à Séville et
dans d'autres villes d'Espagne, où l'on vendait des Noirs d'Afrique.
Cependant, la principale marchandise alors ramenée d'Afrique par
les Portugais était l'or. Dans la période allant de 1493
à 1580, l'or exporté de Guinée représentait
un total d'environ 2 400 kilos par an, soit 35% de l'extraction mondiale
à cette époque.
On en exportait surtout des quantités importantes par le fort de
St. George del Mina, construit de 1481 à 1482 sur la côte
de l'actuel Ghana, où affluaient, attirés par les marchandises
européennes, les marchands d'or africains. Les Portu-fais embarquaient
ici chaque année 300, 400, 600 et même 800 kilos d'or. Ils
savaient s'adapter habilement aux conditions locales: bientôt, ils
se mirent à vendre sur la Côte-de-l'Or non seulement des
marchandises européennes mais encore des esclaves achetés
en d'autres points du littoral. La majeure partie de ces esclaves était
acquise par des marchands africains qui, ayant échangé leur
or contre des marchandises européennes, avaient besoin de porteurs.
Ces marchands emportaient aussi du sel de la côte, et il leur fallait
pur conséquent des esclaves pour le transporter.
Les esclaves étaient vendus contre de l'or.
Les Portugais amenaient donc sur la Côte-de-l'Or des esclaves achetés
près d'Arguin, au Bénin et sur les rives du fleuve Escravos
en échange de bracelets de cuivre et d'étoffes [148, p.
127].
Progressivement, on s'était mis au Portugal à accorder une
importance toujours plus grande aux possessions d'Afrique. L'Afrique occidentale
devenait un fournisseur d'or, d'épices, d'esclaves. A partir de
1481, le commerce avec ce continent devint monopole royal au Portugal.
C'est justement à cette période que s'intensifia la concurrence
entre le Portugal et certains autres pays européens. L'Espagne,
grande puissance maritime qui avait constaté que le Portugal briguait
la domination sans partage de la presque totalité du monde situé
en dehors de l'Europe, sur les bords de l'Atlantique, était devenue
sa rivale la plus dangereuse.
N'ayant pas obtenu du Portugal l'autorisation de naviguer comme lui aux
abords de l'Afrique, l'Espagne opta pour une autre voie. Les rois espagnols
acceptèrent l'offre de Christophe Colomb d'organiser une expédition
aux Indes, dans la direction de l'ouest. En août 1492, trois vaisseaux
commandés par Colomb prenaient la mer. Le 12 octobre, Colomb mettait
le pied sur l'île de San Salvador qu'il venait de découvrir,
c'est là pour l'Europe la date officielle de la découverte
de l'Amérique.
C'étaient les Espagnols, maintenant, qui s'opposaient catégoriquement
à ce que les Portugais traversent l'Atlantique. Les conflits diplomatiques
s'étendaient. Cherchant à éviter une guerre déclarée,
mais sans s'être entendus, le Portugal et l'Espagne eurent recours
à la médiation du pape. Par des bulles spéciales,
le pape Alexandre IV délimita les zones d'influence espagnole et
portugaise. Ce premier partage du monde de l'histoire fut définitivement
ratifié en 1494 par le traité de Tordecillas. Il fixait
la "ligne de démarcation" à 370 lieues à
l'ouest des îles du Cap-Vert. Toutes les terres découvertes
à cette période et toutes celles qui seraient découvertes
plus tard, à l'est de cette ligne, devaient appartenir au Portugal,
à l'ouest, à l'Espagne.
Au début du XVIe siècle, les Espagnols fondèrent
un immense empire colonial dans les Indes occidentales et en Amérique.
Au cours de la conquête et de la pacification de ces territoires,
presque toute la population indigène a été exterminée.
Très vite, le développement de l'économie coloniale,
la découverte de mines d'or et d'argent à Cuba et à
Hispaniola (Haïti) motivèrent un besoin urgent de main-d'uvre
bon marché. Les Espagnols constatèrent que l'emploi des
Indiens rescapés et réduits en esclavage n'apportait pas
les résultats désirés. Les Indiens n'étaient
pas accoutumés à des travaux agricoles intenses, ils n'avaient
pas connu l'esclavage et, enfin, il en était resté trop
peu, tout simplement. C'est alors que les Espagnols, à la recherche
d'une main-d'uvre peu coûteuse, essayèrent d'importer
des esclaves africains. Ces derniers s'étaient montres des travailleurs
endurants en Europe.
Les premiers esclaves déçurent les colons espagnols. En
1502-1503, le gouverneur Nicolas de Ovando demanda même à
la reine Isabelle d'interdire l'importation d'Africains dans les colonies
des Indes occidentales. Il fit savoir qu'ils incitaient les Indiens à
se rebeller.
Cependant, dès 1510, un groupe de 250 esclaves africains était
acheminé aux mines d'or d'Hispaniola, et c'est de cette façon
que débuta l'importation de Noirs dans les colonies européennes
du Nouveau Monde.
Le traité de Tordecillas partageait le monde de telle manière
que l'Amérique et les îles des Indes occidentales, où
l'on exploita plus tard le travail des esclaves africains, se trouvèrent
dans la zone espagnole, tandis que l'Afrique, qui fournissait ces esclaves,
fit partie de la zone portugaise. Moins d'un siècle plus tard,
le monopole des deux pays fut enfreint. Des colonies et postes fortifiés
appartenant à d'autres puissances faisaient leur apparition aux
Indes occidentales, en Amérique et en Afrique. A cette période,
1' Espagne n'était déjà plus en mesure de concourir
avec des pays comme l'Angleterre et la Hollande et de prétendre
conquérir des colonies en Afrique occidentale. C'est pourquoi,
dès le début de la traite des Noirs, et si l'on excepte
les années où le Portugal fit partie de l'empire espagnol
(1578-1640), elle fut obligée d'acheter des esclaves à des
marchands étrangers.
Quelques siècles après que l'on eut commencé à
acheminer des Africains au Nouveau Monde, alors que la lutte pour l'interdiction
du trafic d'esclaves battait son plein, les colonisateurs qui souhaitaient
justifier la traite des Noirs, prétextèrent la question
indienne. Ils affirmèrent que l'on s'était mis à
amener des esclaves d'Afrique afin de sauver de l'extinction les Indiens
échappés au massacre. Ils se souvinrent de l'évêque
Las Casas, surnommé l'apôtre des Indiens, qui au début
du XVIe siècle, évoquant les souffrances endurées
par les Indiens, avait proposé à des fins humanistes et
pour sauver ce qui en subsistait d'intensifier l'importation d'Africains
aux Indes occidentales. En mettant à la disposition de chaque colon
espagnol 12 esclaves noirs, il serait possible de remplacer les Indiens.
Les partisans de la traite des Noirs cherchèrent à présenter
les choses de telle manière que, s'il n'y avait pas eu l'intervention
active de Las Casas, le trafic des esclaves n'aurait pas pris une pareille
extension.
Las Casas était incapable d'influencer le cours objectif de l'histoire
et il a d'ailleurs déploré, par la suite, d'avoir suggéré
au roi d'intensifier l'acheminement d'esclaves venant d'Afrique, ayant
compris que réduire en esclavage des Noirs ('otait aussi injuste
que de le faire avec des Indiens, et que le développement de la
traite des Noirs n'avait pas donné la liberté aux Indiens
ni amélioré leur triste sort. Les colonisateurs ne cherchaient
pas du tout à sauver les Indiens, ils voulaient "sauver"
leurs colonies. Et les exhortations de Las Casas seraient restées
vaines si le travail accompli par les Indiens avait donné satisfaction
aux Espagnols.
Au début du XVIe siècle, à de rares exceptions près,
ce n'est pas d'Afrique directement que l'on emmenait des Africains aux
Indes occidentales. Les Noirs capturés et achetés en Afrique
étaient envoyés en Europe, où on les baptisait et
les vendait alors aux Espagnols sur les marchés d'esclaves des
villes portugaises et espagnoles. Chaque année, plusieurs milliers
d'Africains étaient envoyés rien que de Lisbonne.
En 1517-1518, Charles Quint accorda à l'un de ses courtisans le
monopole du droit de vente, pendant huit ans, dans les possessions espagnoles
d'Amérique (Hispaniola, Cuba, Jamaique, Porto-Rico, etc.) de 4
000 esclaves chaque année. Les esclaves étaient achetés
aux Portugais et revendus aux Espagnols. A partir de ce moment-là,
le gouvernement espagnol conclut régulièrement des accords
de ce genre. On appelait Asiento les accords qui consacraient le monopole
de la vente des esclaves noirs dans les colonies espagnoles des Indes
occidentales et d'Amérique.
Le nombre d'Africains vendus à l'Espagne était déterminé
par la pièce d'Inde. Si l'Asiento était conclu pour le droit
de livraison de 4 000 esclaves par an, cela ne signifie nullement que
ce nombre précis d'esclaves serait livré dans les colonies.
L'Africain désigné par l'appellation espagnole de la pièce
d'Inde devait répondre à une série de critères.
Il devait mesurer au moins 1 m 80, avoir de 30 à 35 ans, et ne
pas posséder de défauts physiques, etc. Lorsqu'un Noir semblait
avoir dépassé 35 ans, trois hommes de 35 à 50 ans,
par exemple, correspondaient à deux pièces d'Inde, plusieurs
enfants d'un âge déterminé étaient assimilés
à une unité, les enfants en bas âge ne comptaient
pas, etc. Dans les autres pays, la définition de cette pièce
était différente de celle de l'étalon espagnol. A
leur arrivée dans le Nouveau Monde, les Africains se trouvaient
dans un tel état d'amaigrissement qu'il était parfois impossible
de déterminer leur âge. Cela créait des conditions
propices aux abus de la part des fonctionnaires espagnols pour fixer la
quantité d'esclaves correspondant à la pièce d'Inde.
Parfois, une seule unité correspondait à 11 Africains. C'est
pourquoi il est impossible d'établir, même approximativement,
combien d'esclaves furent exportés dans les colonies espagnoles
aux conditions fixées par l'Asiento. On sait seulement que, dès
le début de la traite des Noirs, la quantité d'esclaves
emmenés vers les colonies espagnoles par les voies officielles
était de beaucoup inférieure à celle transportée
en contrebande [131, t. 1, p. 106].
A partir de la seconde moitié du XVIe siècle, le monopole
du Portugal en Afrique et celui de l'Espagne dans le Nouveau Monde commencèrent
à s'effriter.
A la période de l'épanouissement de l'absolutisme en Angleterre,
la politique étrangère pratiquée par le pays était
devenue très dynamique, l'essor industriel favorisait une extension
du commerce extérieur anglais. L'Angleterre était prête
à passer de l'exportation des matières premières
à celle des articles manufacturés. Il lui fallait trouver
des débouchés et des matières premières, et
c'est là une des causes majeures du début de l'expansion
coloniale britannique.
Dès le milieu du XVIe siècle, des vaisseaux battant pavillon
anglais sillonnèrent les eaux littorales de l'Afrique occidentale.
Les expéditions commerciales se distinguaient peu alors des expéditions
militaires, et les Anglais eurent maintes fois l'occasion d'engager le
combat contre les Portugais qui cherchaient à les empêcher
de débarquer sur la côte. Dans le même temps, les Portugais
comme les Anglais se servaient des Africains dans leurs propres intérêts,
leur fournissant des armes et les incitant à attaquer leurs ennemis
[148, t. 2|.
Tant que les Anglais n'eurent pas de colonies en Amérique, leur
commerce en Afrique occidentale se limita à l'or, au poivre de
Guinée et à l'ivoire. Seuls quelques négociants plus
entreprenants que les autres, ayant eu vent des bénéfices
apportés par la traite des Noirs, faisaient commerce d'esclaves
en contrebande.
Les Anglais considèrent que le trafic d'esclaves britannique a
débuté en 1562, lorsque le marin et pirate anglais John
Hawkins, ayant appris que "les nègres étaient une marchandise
courante à Hispaniola et qu'il y en avait beaucoup sur la côte
guinéenne", s'embarqua pour l'Afrique. De 1562 à 1567,
il fit trois voyages pour aller chercher des esclaves sur la côte
de Sierra Leone et "partiellement par la force des armes, partiellement
par d'autres moyens" (en mettant le l'eu aux villages, en soutenant
militairement un chef africain et en réduisant les prisonniers
en esclavage, etc.), il acquit linéiques centaines d'esclaves qu'il
vendit à Hispaniola. Le premier voyage de John Hawkins avait été
en partie financé par des hommes d'Etat anglais en vue, et la reine
Elisabeth Ire soutint financièrement la deuxième et la troisième
expédition du pirate.
Pour les "services rendus à l'Angleterre" (expéditions
à lu recherche d'esclaves, arraisonnements pirates de navires portugais
et espagnols, etc.), Hawkins fut anobli et reçut le droit de s'appeler
Sir John Hawkins.
Après ces expéditions, l'Angleterre ne se livra pas officiellement
à la traite des Noirs pendant encore près d'un siècle,
mais les contrebandiers continuèrent à emmener des esclaves
en recourant aux méthodes utilisées par Hawkins.
Au début du XVIIe siècle, l'Angleterre intensifia ses conquêtes
coloniales dans le Nouveau Monde. Les premiers colons arrivèrent
en Virginie, une partie de l'île St-Christophe fut occupée
et, en 1625, les Anglais débarquèrent dans l'Ile Barbados
qui devint, plus tard, le centre des possessions britanniques aux Indes
occidentales.
Un premier fort anglais était construit sur la Côte-de-l'Or
en 1631 et, à l'époque, la construction d'un fort sur le
littoral ouest africain marquait le début d'un trafic d'esclaves.
Les Anglais ne purent se fixer en Afrique, car ils avaient assez à
faire chez eux: le pays marchait vers la révolution. Une situation
économique et politique grave en métropole stoppait provisoirement
l'expansion coloniale.
Les Hollandais prirent la succession des Portugais en Afrique, tant sur
le plan du commerce des esclaves que des conquêtes coloniales. A
la fin du XVIe siècle, la révolution bourgeoise ayant pris
fin, les Pays-Bas devinrent très vite une grande puissance commerciale
et coloniale.
Malgré l'opposition des Portugais, les Hollandais élevèrent
deux forts sur la Côte-de-1'Or, non loin de St. George del Mina,
et ayant conclu un accord avec le chef local, ils bâtirent un troisième
fort dans la même région, celui de Nassau, en 1611-1612.
En 1617, ils "achetèrent" aux Africains I'Ile de Gorée
et y installèrent plusieurs établissements, petites agglomérations
de quelques maisons seulement où habitèrent des marchands
européens.
A peine installés en Afrique, les Hollandais se mirent à
faire du commerce d'esclaves. Les marchands et marins hollandais n'ont
pas attendu que des possessions néerlandaises assez importantes
se constituent dans le Nouveau Monde. Durant toute la période de
la traite des Noirs, les Hollandais ont surtout été des
intermédiaires qui revendaient des Africains dans "leurs"
îles des Indes occidentales-Curaçao, Aruba, etc.,-aux colons
d'autres pays.
Ce furent précisément des Hollandais qui, en 1619, amenèrent
19 esclaves dans la ville qu'ils avaient fondée sur le continent
américain, la Nouvelle Amsterdam, futur New York. C'étaient
là les premiers esclaves africains importés sur le territoire
des actuels Etats-Unis. En Amérique du Sud, les Hollandais se fixèrent
au Brésil et en Guyane (Surinam). Mettant sur pied dans ces pays
une économie de plantations, les colons réclamèrent
des esclaves. Entre 1621 et 1624, les Hollandais acheminèrent au
Brésil, par exemple, plus de 15 000 Africains [125, p. 267].
En 1637, les Hollandais s'emparèrent de St. George del Mina, en
1641, le fort portugais de San Antonio à Axim passa entre leurs
mains. La domination des Portugais sur la Côte-de-1'Or avait pris
fin.
Dès lors, presque tout le commerce d'esclaves des Portugais, si
l'on ne tient pas compte de la factorerie de Ouidah, sur la Côte
des Esclaves, fondée plus tard, se concentra dans la zone de l'Angola
et du Congo.
Au début du XVIIe siècle, outre l'Espagne, le Portugal,
la Hollande et l'Angleterre, on voit encore se ranger la France au nombre
des puissances coloniales d'Europe.
Avec la fin des guerres de religion et la consolidation de l'absolutisme
en France, un empire colonial commence à se bâtir. Une série
de compagnies se constituent, qui doivent contribuer à faire progresser
la colonisation. Dans le Nouveau Monde, les Français s'emparent
de Cayenne, de la Martinique, de la Guadeloupe, d'une partie de l'île
St.-Christophe et se mettent à y transférer des esclaves
au début des années 40. Le Nord-Ouest de l'Afrique était
la principale région où les Français capturaient
et achetaient des esclaves.
C'est ainsi qu'au milieu du XVIIe siècle, les principales conquêtes
coloniales, dans les zones d'exploitation future du travail des Africains,
étaient achevées. Les pays européens, qui avaient
amorcé la création d'un système colonial, possédaient
déjà des territoires dans le Nouveau Monde, sur le continent
américain et aux Indes occidentales. Après la période
d'organisation indispensable, une économie de plantations devait
se développer dans les colonies, et ce n'était possible
qu'avec le recours massif à une main-d'uvre bon marché.
L'expérience des Espagnols, qui utilisaient déjà
des esclaves africains dans leurs colonies, indiquait aux colons des autres
pays comment on pouvait se procurer des travailleurs capables et bon marché.
La fondation de nombreuses compagnies commerciales pour les échanges
avec l'Afrique témoignait de l'intérêt que les pays
européens commençaient à manifester pour le commerce
africain, en général, et pour celui des esclaves, en particulier.
En deux siècles, le commerce des esclaves avait fait du chemin,
sa première période de développement se divise en
deux phases bien distinctes: la première étant l'acheminement
d'esclaves africains d'Afrique en Europe: au Portugal et, partiellement,
en Espagne. Il y avait déjà des esclaves en Europe auparavant,
néanmoins l'apparition de Noirs africains sur les marchés
d'esclaves européens n'a pas été un simple prolongement
du commerce des esclaves en Méditerranée.
Jamais encore les marchands d'esclaves européens ne s'étaient
occupés eux-mêmes d'une "chasse" aussi systématique
à l'esclave, jamais encore les Européens n'avaient vu une
telle quantité d'esclaves, hommes d'une autre race, se distinguant
d'eux non seulement par leur aspect extérieur, mais aussi par leur
monde intérieur, par leur perception de l'univers, tant était
grande la différence entre la réalité européenne
et africaine.
La deuxième phase s'est caractérisée par l'octroi
des premiers Asiento, l'exportation d'esclaves vers le Nouveau Monde,
d'abord à partir de l'Europe, ensuite directement d'Afrique. C'est
là le début, encore assez peu conséquent, de la traite
des Noirs atlantique.