Dès le lendemain du premier tour des élections municipales, les états-majors des grands partis étaient plus préoccupés par les petites et grandes manœuvres pour préparer le deuxième tour que par les résultats du premier.
Ce sont en effet ces manœuvres qui détermineront, dans une large mesure, lesquels des partis de droite ou de gauche constitueront les majorités municipales et occuperont les mairies, et c'est de cela que se soucient les grands partis.
Le deuxième tour ne donne pourtant qu'une image caricaturale de l'opinion de l'électorat tant en raison des fusions diverses que parce qu'un des nombreux aspects antidémocratiques de la loi électorale écarte du deuxième tour les listes qui n'ont pas atteint le seuil fatidique de 10% des suffrages exprimés. Ce qui fait que les listes dites petites sont interdites d'élections. Tout au plus, celles qui ont obtenu plus de 5% des votes peuvent-elles se panacher avec les listes dites grandes. A condition, bien sûr, que ces «grandes» listes veuillent bien de ce panachage et, de toute façon, au prix d'une abdication politique, partielle ou totale, des petites listes.
Dans la réalité, seul le premier tour reflète, dans une certaine mesure, l'opinion de l'électorat. Dans une certaine mesure seulement car, pour l'appréciation globale des résultats électoraux, il ne faut pas oublier cet autre aspect antidémocratique de la loi électorale qui oblige à présenter des listes complètes, c'est-à-dire comptant entre 23 et 69 candidats dans les villes de plus de 3500 habitants. Ce qui signifie qu'un courant politique peut être présent dans une commune sans pouvoir se présenter aux élections et donc sans que la fraction de l'électorat qui se retrouve dans ses idées puisse s'exprimer.
Une partie importante de la classe ouvrière écartée des élections
Tout cela, ce sont des limitations à l'expression de l'électorat. Mais l'électorat lui-même n'est pas l'ensemble de la population en âge de s'exprimer. Innovation, certes, cette année: dans ces élections municipales ont pu se présenter et voter les ressortissants des pays de l'Union européenne résidant en France. Mais, en revanche, les travailleurs immigrés, originaires du Maghreb, d'Afrique, de Turquie, etc. n'ont pas le droit de vote alors même que certains d'entre eux vivent, travaillent et paient leurs impôts ici depuis des années, voire des décennies.
Ce n'est pas seulement un des aspects antidémocratiques de la loi électorale en France, mais aussi un de ses aspects antiouvriers. Refuser le droit de vote aux travailleurs immigrés, c'est en effet priver du droit de vote une fraction importante de la classe ouvrière de ce pays, précisément sa fraction la plus exploitée, celle aussi qui subit le plus violemment l'offensive patronale.
A ceux qui sont ainsi écartés de l'électorat par la loi, il faut ajouter ceux des couches les plus déshéritées pour qui l'idée même de participer à des consultations électorales est hors de leurs préoccupations et qui ne se sont jamais inscrits sur les listes électorales ou qui, dégoûtés de la politique, ont fini par ne plus participer à rien et par être rayés de ces listes.
De fait ou de droit, des millions de prolétaires ne font pas partie du corps électoral qui, du coup, vote traditionnellement plutôt à droite. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, malgré le battage avant les municipales des «prévisionnistes» professionnels, dont le propre est en général de se tromper, la droite soit restée globalement majoritaire dans l'électorat (50,5% d'après les premiers chiffres, extrême droite comprise, contre 46,9% à l'ensemble gauche/extrême gauche, pour vague que puisse être la classification).
Quant à l'extrême droite, sa division entre FN et MNR l'a empêchée de se présenter dans d'aussi nombreux endroits qu'en 1995. Cela dit, le résultat des votes dans les villes où l'extrême droite s'est présentée montre que l'électorat d'extrême droite reste important. Lors des élections européennes, consécutives à la scission du Front national, cet électorat s'est en partie reporté sur les listes Pasqua-De Villiers, mais il n'a pas disparu.
Le désaveu du gouvernement
L'échec ou les mauvais résultats de quelques-uns des ministres les plus en vue du gouvernement constituent un des aspects spectaculaires du désaveu du gouvernement. Une partie de l'électorat sur lequel comptait le Parti Socialiste ne s'est pas mobilisée pour permettre l'élection de ces messieurs-dames les ministres. Il y a eu aussi un déplacement des votes de l'électorat socialiste vers les Verts, façon de voter pour le gouvernement mais pour une de ses composantes qui apparaît moins responsable des décisions prises.
Malgré tout, après trois ans au gouvernement, le Parti Socialiste peut estimer qu'il se tire d'affaire. Il est probable que la reprise, toute relative, a permis au Parti Socialiste de trouver dans la petite bourgeoisie de quoi compenser en partie ce qu'il a perdu dans les couches les plus exploitées et les plus défavorisées de la classe ouvrière.
En faisant le choix de se présenter dans la majorité des villes et, contrairement aux Verts, sur des listes de «gauche plurielle», le Parti Communiste a fait par là-même le choix de ne pas même tenter de peser sur la politique du Parti Socialiste au gouvernement. La direction du Parti Communiste a justifié cet alignement derrière le Parti Socialiste, qui complète son alignement politique général dans le cadre du gouvernement, par le fait que cela lui permettrait de conserver ses maires et ses conseillers municipaux, voire accroître leur nombre. C'était de toute façon une attitude de démission politique. Mais tout laisse penser qu'en plus, même pour ce qui est du nombre de ses élus, le Parti Communiste risque d'être le grand perdant de l'affaire. Le refus de se présenter en tant que tel a interdit au Parti Communiste de capitaliser sur ses propres listes, ne fût-ce que partiellement, le mécontentement montant du monde du travail contre la politique du gouvernement Jospin.
Un des faits marquants de ces élections est l'importance de l'abstention (Paris mis à part). Alors que les municipales passent pour être des élections parmi les plus populaires, entre le premier tour de 1995 et celui de 2001, le taux d'abstention est passé de 30,6% à 38,7%. Et, à première vue, c'est dans les villes ouvrières, et plus particulièrement dans les quartiers populaires et dans les cités HLM, que le taux d'abstention a été le plus fort. C'est une des expressions manifestes de la défiance de l'électorat populaire à l'égard des partis qui participent au gouvernement Jospin.
Les résultats de l'extrême gauche
L'autre fait marquant de ces élections, et politiquement plus clair encore, est la poussée électorale de l'extrême gauche. Les trois organisations d'extrême gauche, Lutte Ouvrière, la Ligue Communiste révolutionnaire et le Parti des Travailleurs, sont certes intervenues autour d'axes politiques différents. Les listes présentées par le PT se sont défendues même, parfois avec passion, d'être d'extrême gauche. Cela a aussi été le cas de nombre de listes présentées ou soutenues par la LCR. Néanmoins, aux yeux de l'électorat, elles sont apparues comme critiques de la gauche gouvernementale. Et ce simple fait leur a permis de capitaliser les défiances à l'égard des grands partis politiques en général, et de ceux de la gauche gouvernementale en particulier. Certes, l'obligation antidémocratique de présenter des listes complètes a fait que l'extrême gauche, tous courants confondus, n'a pas pu être présente dans l'intégralité des villes, pas même dans celles, disons, de plus de 20000 habitants. Néanmoins, que ces organisations se soient présentées seules, à deux ou à trois, la progression de l'électorat qui a voté pour elles est notable et, par endroits, avoisine ou dépasse les 15%. Ce qui signifie que le courant qui s'est manifesté lors de l'élection présidentielle de 1995 et qui s'est confirmé par la suite aussi bien aux régionales de 1998 qu'aux européennes de 1999, non seulement se maintient aux municipales mais s'accroît.
Pour ce qui concerne les résultats des listes de Lutte Ouvrière, nous en parlons par ailleurs (cf. notre éditorial et le tableau de nos résultats en pages centrales). Disons seulement que les listes de Lutte Ouvrière, dont l'axe électoral a été une critique claire et sans concession de la politique gouvernementale du point de vue des intérêts des travailleurs, réalisent dans nombre de villes, en particulier dans les villes ouvrières, un doublement, voire un triplement de leurs scores. Et le fait que nous ayons annoncé par avance qu'il n'était pas question pour nos listes de céder au chantage de la gauche gouvernementale et qu'il n'était pas question pour nous d'accepter la fusion de nos listes là où nous aurions dépassé les 5%, ni de les retirer là où nous pouvions rester en lice au deuxième tour, a été parfaitement compris par cette fraction de l'électorat populaire qui a voté pour nos listes. Comme a été compris le fait que nous ne voulions pas trafiquer les votes de nos électeurs en leur disant «vous avez voté pour nous au premier tour, votez donc PS ou PC au deuxième tour».
Que cela nous ait permis de multiplier par plus de quatre le nombre de nos élus au premier tour peut apparaître anodin tant le nombre reste dérisoire du fait d'un système électoral où la représentation n'a qu'un rapport très lointain avec la proportionnalité (la trentaine d'élus que nous avons d'ores et déjà représente à peine le dixième de ce à quoi la fraction de l'électorat qui a voté pour nous aurait droit si le scrutin était rigoureusement proportionnel). Mais la progression des votes est significative.
Et si le courant qui s'est exprimé sur nos listes se manifeste dans la période à venir ailleurs que sur le plan électoral, dans les entreprises, dans les quartiers populaires ou dans la rue, pour s'opposer aux agissements du grand patronat et pour contester l'action politique du gouvernement et de ses représentants locaux, cela pèsera sur la vie politique.
Georges KALDY