1953 |
Bolivie : Une nouvelle recrue pour la Collaboration de Classe par S. Ryan, Los Angeles Source : « Bulletin Intérieur du SWP, août 1953 » |
[Bulletin Intérieur du SWP, août 1953]
Bolivie : Une nouvelle recrue
pour la collaboration de classe
par S. Ryan
4 août 1953
Le 4 août 1953
"Sans théorie révolutionnaire il n'y a aucune pratique révolutionnaire." – Lénine
1. Que savons-nous à propos de la Bolivie ?
Il y a maintenant seize mois que la révolution bolivienne a commencé. Il y a maintenant seize mois que cette petite nation, de trois millions et demi de personnes, a apporté à la Quatrième internationale l'opportunité de prouver que le Marxisme – Trotskysme – peut conquérir les masses et ainsi les mener à la victoire.
Au vu du fait qu'un parti trotskyste de masse, le POR, est impliqué dans une situation révolutionnaire, nous devrions nous attendre à avoir maintenant une masse de renseignements sur la Bolivie, des renseignements qui enrichiraient incommensurablement, approfondiraient et concrétiseraient notre théorie Marxiste.
Comment le POR a-t-il affronté la tâche de gagner les masses du MNR ? des bonimenteurs de la trempe de Lechin ?
Comment le POR s'est-il occupé des différentes questions concrètes qui surviennent dans les différents stades de la lutte ?
Qui contrôle la COB ? Quelle est la force de Lechin ? du POR ? des staliniens ? Comment leur force a-t-elle varié au cours des seize mois passés ?
Et la courbe des grèves ? Comment la force du POR varié en liaison avec elles ? Les grèves politiques ont-elles augmenté d'intensité ? Sinon, pourquoi ? Quel a été le rôle du POR ? de Lechin ?
Des polémiques sont-elles survenues dans le POR ? Ou alors le POR, dans une situation révolutionnaire, a-t-il été complètement monolithique ?
Telles sont quelques-unes des nombreuses questions à propos desquelles nous devrions maintenant avoir tout un trésor d'informations.
Mais il ne nous a été donné pratiquement aucun renseignement sur la situation en Bolivie – une révolution dans laquelle les Trotskystes jouent un rôle important.
Il n'est pas vrai, pourtant, que nous ne savons rien du tout de ce qui arrive en Bolivie. Car des compte-rendus détaillés sur les activités du POR ont circulé depuis le mois dernier. Selon ces compte-rendus reçus de sources non-Trotskystes, le POR accepte des postes dans l'appareil gouvernemental ; Guillermo Lora, l'ancien Secrétaire du parti, a été nommé au Bureau de Stabilisation ; le Camarade Moller, actuel Secrétaire du POR, est le directeur de la Caisse d'épargne Ouvrière, qui est contrôlée par Juan Lechin, un membre du Cabinet ; Allayo Mercado, un autre leader du POR, est un membre de la Commission Agraire. Face à ces compte-rendus le silence du Comité Politique du SWP et du Secrétariat international devrait profondément inquiéter tous les camarades.
Qui ne dit mot, consent. Et ceux qui restent silencieux au vu d'une politique qui désarme politiquement les ouvriers et les paysans devant leur ennemi de classe partageront les responsabilités de ses résultats inévitables.
Les échos sur le coalitionnisme et la collaboration de classe du POR ne surviennent pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. C'est la direction indiquée par la ligne politique prise par le POR, avec l'encouragement des principaux camarades de l'Internationale, depuis la révolution du 9 avril 1952.
En mai 1952, notre journal a publié une interview du camarade Lora. J'ai écrit une lettre au CP., qui est parue dans le Bulletin Intérieur de juin 1952, qui exprimait un désaccord profond avec la ligne politique de Lora. Je déclarai alors que je pensais que c'était une ligne conciliationniste et de collaboration de classe, et non pas la ligne du marxisme révolutionnaire. Je demandai s'il s'agissait de la ligne du POR. Le CP. a répondu qu'il y avait "évidemment une différence d'opinion entre vous et le Camarade Lora," et que lui, CP., n'était pas en position de participer à la discussion.
Maintenant nous avons la position officielle du POR, sous la forme d'un article non signé dans la revue ("Un An de Révolution Bolivienne" [Fourth International, janvier-février 1953]). Cet article, développant la ligne de Lora, est, sans l'ombre d'un doute, prépare, non pas à mener la révolution prolétarienne, mais à soutenir l'état bourgeois. A la lecture de l'article, j'ai immédiatement préparé une critique, destinée au Bulletin Intérieur. Informé que le POR se rapproche réellement de son entrée dans le gouvernement, je me suis retenu d'envoyer mon article, attendant une dénégation, une explication, ou une critique, du CP. ou du SI. Pourtant, jusqu'à maintenant, aucun commentaire n'a été émis, et ce fait est en lui-même une violente mise en accusation, non seulement de la politique du POR, mais aussi de la ligne du SI. et du CP.
2. Une révolution "classique" – Une politique non-classique
Depuis la Deuxième guerre Mondiale, l'Internationale a eu l'habitude de trouver des situations "exceptionnelles" dans lesquelles, "exceptionnellement", les lois "classiques" et les traditions du léninisme ne s'appliquent pas. En Europe de l'Est la dénégation du caractère de guerre révolutionnaire de la guerre soviéto-allemande a mené l'Internationale à découvrir l'établissement d'états ouvriers sans révolution prolétarienne. En Chine l'Internationale découvre un état de transition, ni bourgeois, ni ouvrier, baptisé "double-pouvoir" et "gouvernement ouvrier-paysan." En outre, l'Internationale voit le parti stalinien chinois se réformer en un parti duquel elle attend qu'il mène à "l'instauration du pouvoir ouvrier". Le rôle du Trotskysme s'est rétréci de la lutte pour le pouvoir à celle pour "pousser" le PC et les masses. Pour ces situations "exceptionnelles" l'Internationale a adopté les concepts et les méthodes du réformisme. Mais ce cours réformiste, une fois engagé, ne peut être contenu, il n'est pas du tout difficile de voir chaque situation comme "exceptionnelle".
Mais l'article ("Un An de Révolution bolivienne") note que nous n'avons ici aucune situation exceptionnelle. Il voit une ressemblance extrême entre le cours de la révolution bolivienne et celui de la révolution russe. On pourrait alors penser qu'il y aurait beaucoup à apprendre à étudier la stratégie et la tactique – et avant tout, les conceptions – des Bolcheviks pendant la période entre février et octobre.
La ligne politique du POR, pourtant, n'est pas celle de Lénine, mais celle de ses opposants conciliateurs, Kamenev et Zinoviev. ces derniers, en fait, ne sont pas allé aussi loin que le POR, ils n'ont pas accepté de postes dans le gouvernement bourgeois.
"Si cette politique (de Kamenev et Zinoviev) avait prédominé," dit Trotsky, "le développement de la révolution serait passé par dessus la tête de notre parti et, à la fin, l'insurrection des masses ouvrières paysannes serait survenue sans la direction du parti, autrement dit, nous aurions eu la répétition des journées de juillet sur une échelle colossale, c'est-à-dire, cette fois non comme un épisode circonstanciel, mais comme une vraie catastrophe. Il est tout à fait évident que la conséquence immédiate d'une telle catastrophe aurait été la destruction physique de notre parti. Cela nous fournit un étalon pour mesurer combien profondes étaient nos divergences d'opinion."
Le même étalon devrait nous indiquer les très sérieux dommages qui seront subis par notre mouvement comme résultats d'une politique fausse. Permettez-moi de citer les trois paragraphes centraux de l'article de la revue :
"le POR a commencé en en accordant à juste titre un soutien critique au gouvernement MNR. Ainsi, il a cessé d'avancer le slogan "A bas le gouvernement" ; il a apporté au gouvernement un soutien critique contre les attaques de l'impérialisme et de la réaction et il a soutenu toutes les mesures progressives. Mais, dans le même temps il a évité la moindre expression de confiance envers le gouvernement. Au contraire, il a impulsé autant qu'il pouvait l'activité révolutionnaire et l'organisation indépendante des masses.
"le POR limite son soutien et approfondit ses critiques dans la mesure où le gouvernement prouve son incapacité à réaliser le programme démocratique-national de la révolution, dans la mesure où il hésite, capitule, joue indirectement le jeu de l'impérialisme et de la réaction, se prépare à trahir et, pour cette raison, tente de harceler et ridiculiser les révolutionnaires.
"le POR a utilisé cette attitude politique souple qui exige à chaque moment de soigneusement réfléchir sur quel point insister, qui n'est ni confuse ni sectaire et dans l'application de cette politique le POR manifesta une maturité politique remarquable. Le POR a adopté une politique de critique constructive envers la base prolétarienne et plébéienne du MNR, dans le but d'y faciliter une différentiation progressive."
Chaque phrase de ces trois paragraphes contredit au moins une fois la théorie et de la pratique du marxisme révolutionnaire, la politique exposée est tout-à-fait à l'opposé de celle menée par Lénine. C'est devenu la mode ici à Los Angeles de faire remarquer que Lénine est mort, mais nous pouvons facilement savoir avec quels qualificatifs vigoureux et bien choisis il aurait répondu à quelqu'un qui aurait trouvé "justifiable" un quelconque soutien d'un gouvernement bourgeois .
"Pourquoi n'avez-vous pas fait arrêter Rodzianko et Cie." (le gouvernement provisoire) ? a-t-il amèrement lancé aux leaders bolcheviks à son arrivée à Petrograd. Le jour suivant il écrivait : "aucun soutien au gouvernement provisoire." Dans la manifestation de masse, fin avril, les bolcheviks ont avancé le slogan : "A bas le gouvernement."
Lénine a fait retirer ce slogan : "A bas le gouvernement." Mais cela n'avait rien de commun, comme Trotsky l'a montré dans les "Leçons d'octobre," avec la position de Kamenev comme quoi ce mot d'ordre était en lui-même une erreur aventuriste.
"Lénine, à l'issue de cette reconnaissance," dit Trotsky, "a retiré le slogan du renversement immédiat du gouvernement provisoire. Mais il ne l'a pas retiré pour n'importe quelle durée – pour des semaines ou des mois – mais strictement en relation avec la rapidité de la croissance de la révolte des masses contre les conciliateurs. Ses opposants, au contraire, ont considéré le mot d'ordre en lui-même comme une bévue. (Ils préféraient le soutien critique au gouvernement provisoire – SR.) Dans le recul provisoire de Lénine il n'y avait pas la moindre allusion à un changement de ligne politique. Il n'était pas dû au fait que la révolution démocratique n'était pas accomplie. Il était basé exclusivement sur l'idée que les masses n'étaient pas à ce moment-là capables de renverser le gouvernement provisoire et que, donc, il fallait faire tout ce qu'il était possible de faire pour permettre à la classe ouvrière de renverser le gouvernement provisoire au plus tôt."
"La souplesse" de Lénine dans la tactique n'a rien en commun avec l'"attitude flexible" du POR envers le gouvernement MNR. Lénine n'était pas du tout flexible, mais très rigide dans son attitude envers le gouvernement provisoire. Toutes les tactiques souples de Lénine étaient partie intégrante d'une ligne immuable : le renversement du gouvernement provisoire.
Lénine ne plaçait aucune confiance dans le gouvernement provisoire, ni dans les partis qui le composaient, sa confiance était placée uniquement dans le parti bolchevik. Cette formule est un truisme, presque une tautologie. La revue, pourtant, se sent obligée de répliquer que le POR "a évitée (!!) toute expression de confiance dans ce gouvernement." Qu'est-ce que cela, si ce n'est le langage purement formel de la diplomatie ? Et comme tout langage diplomatique, ce passage sert plus à cacher qu'à clarifier la pensée qu'il y a derrière.
Que signifie cette phrase ? Que le POR n'a jamais dit : "nous avons confiance dans le gouvernement" ? Mais il y a beaucoup de façons d'exprimer le fond de la confiance, d'abord dans l'action, tout en en "censurant" la forme. Avant tout, dans la révolution du 9 avril 1952 le POR, plutôt que de s'efforcer de parvenir lui-même au pouvoir, au nom de la classe ouvrière, a proposé que le MNR prenne le pouvoir, c'est-à-dire que le POR a proposé de maintenir la bourgeoisie au pouvoir.
Si l'on a pas confiance dans la classe ouvrière et son parti, dans le fait qu'ils peuvent prendre et exercer le pouvoir, on place ainsi sa confiance, qu'on le veuille ou non, dans le gouvernement bourgeois. Lénine l'avait compris. Quand, en réponse à son souhait que le gouvernement bourgeois soit renversé, le mencheviks posèrent la question rhétorique, pour eux : "et qui parmi nous formera un gouvernement et gouvernera la nation ?" ; Lénine a lancé à haute voix – "Nous le ferons !" Et on lui répondit par un rire de dérision, car les bolcheviks n'étaient rien qu'une petite minorité dans le Soviet et dans le pays.
L'article de la revue lui-même révèle le contraste aveuglant entre l'attitude du POR et celle de Lénine.
"Jusqu'à présent la progression de la révolution bolivienne suit pas à pas la ligne générale classique de développement de la révolution prolétarienne à notre époque. Elle présente plus de ressemblance, bien qu'en miniature, avec le cours de la révolution russe, qu'avec la révolution chinoise, par exemple. Elle a commencé en portant au pouvoir le parti de la petite bourgeoisie radicale (comme ce fut le cas avec la révolution russe dans une période particulière avant octobre) avec le soutien des masses révolutionnaires... et du parti, toujours révolutionnaire, du prolétariat, le POR."
Cela n'est pas, "éviter toute expression de confiance dans le gouvernement MNR" ! En outre, il est évidemment faux de prétendre que les bolcheviks ont apporté quelque appui que ce soit à un quelconque "parti radical de la petite bourgeoisie" qui gouvernait la Russie "dans une période particulière avant octobre."
3. Coup d'éponge sur le passif des dirigeants syndicaux [*]
La classe ouvrière pouvait-elle prendre le pouvoir en avril 1952 ? Le paragraphe précité présume qu'une révolution prolétarienne n'était pas possible. Mais c'est une vue désespérément formaliste de la question. La classe ouvrière était armée et avait vaincu l'armée et la police. Rien ne l'empêchait de prendre le pouvoir sauf ses propres illusions et sa propre direction capitularde. Exactement comme en Russie ! La force de la classe ouvrière est démontrée par le fait qu'elle a été capable d'obliger le MNR à admettre deux de ses leaders dans le gouvernement.
On ne dit rien de tout cela dans l'article de la revue. L'auteur parle d'une différentiation future avec le MNR, d'une aile révolutionnaire future émergeant du MNR, mais il ne dit rien du tout du fait que cette différentiation a déjà plus d'un an, que ce que les masses soutenaient en avril 1952, ce n'était pas le MNR mais son aile gauche prolétarienne (pratiquant la collaboration de classe). Qu'étaient et que sont, les relations entre le POR et cette aile gauche déjà existante ? Cette question n'est pas même discutée. L'article "évite" de mentionner "l'expression de la confiance" dont le POR a temoigné envers les dirigeants syndicaux partisans de la collaboration de classe (et envers le gouvernement) quand il a soutenu leur entrée dans le gouvernement. Et à ce jour le POR n'a pas avancé la demande que les leaders ouvriers rompent avec le gouvernement bourgeois et prennent le pouvoir.
La question décisive de la révolution n'est pas même mentionnée ! La lutte du POR pour le pouvoir se représente concrètement dans sa lutte contre l'aile gauche du MNR pour conquérir la direction des ouvriers et des paysans. Avant que les marxistes puissent prendre le pouvoir ils doivent vaincre les conciliateurs idéologiquement et politiquement. C'est inéluctablement une partie intégrante et de la lutte de classe, les conciliateurs personnifient l'influence de la classe ennemie dans la classe ouvrière.
Comment les bolcheviks ont-ils vaincu les conciliateurs russes ? Le mencheviks et les socialiste-révolutionnaires avaient aussi le soutien d'une majorité des ouvriers et des paysans. Ils sont aussi entrés dans le gouvernement bourgeois. Les bolcheviks ont de manière impitoyable attaqué les conciliateurs pour leur trahison de classe. Ils se sont opposés avec intransigence à la collaboration des mencheviks et de SR au sein du gouvernement bourgeois. Quand les bolcheviks étaient une petite minorité ils ont avec insistance demandé que les mencheviks et les SR rompent toute relation avec les politiciens bourgeois et prennent le pouvoir, pas dans un avenir incertain, mais sur le champ, immédiatement. Même si les mencheviks et les SR avaient pris le pouvoir au printemps 1917, ils n'auraient pas gagné la confiance des bolcheviks, ni obtenu une coalition gouvernementale avec eux, les bolcheviks avaient seulement promis de les renverser pacifiquement, si tant est que cela fut possible.
Comment le POR va-t-il démasquer et vaincre les conciliateurs boliviens ? Loin d'attaquer leur trahison de classe, le POR a demandé qu'ils soient inclus dans le gouvernement MNR. Loin de les appeler à rompre avec le MNR et à prendre le pouvoir (établir un gouvernement "ouvrier-paysan") le POR relègue le gouvernement des ouvriers et paysans "au but final de la lutte." le POR parle de la "collaboration avec une aile révolutionnaire émergeant du MNR dans un futur gouvernement d'ouvrier-paysan." Il a ainsi résolu le problème – verbalement. Si la future aile gauche est révolutionnaire, tout ce que nous devons faire est de fusionner avec elle et former un parti révolutionnaire plus grand encore. Mais se colleter avec l'aile gauche réformiste du présent ? Cela le POR ne le fait pas.
L'hypothèse selon laquelle un gouvernement du POR était normalement inévitable, est une tentative pour blanchir les leaders ouvriers fourbes et perfides en attribuant la responsabilité de leur trahison de classe au "retard" des masses.
4. Soutien critique et collaboration de classe
La question du soutien critique est devenue une chose difficile à discuter dans notre parti ; son sens a été obscurci depuis que l'Internationale a décidé d'apporter un soutien critique au gouvernement Mao en Chine et au gouvernement MNR en Bolivie. Le soutien critique est-il le soutien politique ? Est-ce la défense matérielle contre la contre-révolution armée ? Le soutien critique d'un gouvernement est-il simplement le soutien de ses mesures progressives ? Toutes ces définitions sont incluses dans un bref passage très trouble de l'article de la revue.
Dans la guerre civile espagnole les trotskystes étaient tout à fait clairs dans la distinction entre l'aide matérielle et le soutien critique. Nous avons accordée une aide matérielle au gouvernement loyaliste bourgeois ; mais nous ne lui avons pas donné le moindre soupçon de soutien critique. Shachtman a été durement réprimandé par Trotsky pour l'avoir proposé. Notre attitude envers les partis ouvriers, y compris le POUM, le plus à gauche d'entre eux, était la même ; nous avons refusé de leur apporter un soutien critique.
Lénine a également défini une limite précise entre la défense et le soutien. Au moment où Kornilov essayait de renverser Kerensky il écrivait :
"Nous ne devons pas, même maintenant, soutenir le gouvernement Kerensky. Ce serait sans principe. Vous pourriez demander 'Ne devons-nous pas lutter contre Kornilov ?' Oui, évidemment. Mais ce sont deux choses entièrement différentes. Une frontière les sépare, que certains bolcheviks ne respectent pas, tombant ainsi dans le conciliationisme, et se laissant d'être emporter par le flot des événements."
La défense de Kerensky par Lénine était une partie intégrante de sa lutte pour renverser Kerensky.
Dans la conception du POR, comme l'article de la revue que nous discutons en donne l'exemple, le mot "défense" s'appliquant à un gouvernement bourgeois ne peut être trouvé nulle part . Le mot "soutien" est utilisé sans distinction pour désigner aussi bien "soutien politique" que "défense matérielle". En plus d'être un appauvrissement de notre héritage théorique, cette confusion donne aide et conforte tous les conciliateurs.
"le POR limite son soutien et aiguise sa critique dans la mesure où le gouvernement se montre incapable de réaliser le programme national-démocratique de la révolution, dans la mesure où il hésite, capitule, joue indirectement le jeu de l'impérialisme et de la réaction, se prépare à trahir et essaie pour cette raison de harceler et ridiculiser les révolutionnaires."
Qu'est-ce d'autre qu'un soutien politique – c'est-à-dire le soutien de la politique du gouvernement MNR, dans la mesure où il réalise vraiment le programme national-démocratique de la révolution ? Comme ce "dans la mesure où" nous rappelle celui de Staline et de Kamenev, qui, avant le retour de Lénine à Petrograd, proclamaient qu'ils étaient prêts à soutenir le Gouvernement Provisoire "dans la mesure où" il consolide les conquêtes de la révolution."
Qu'est-ce qui ne va pas dans ces deux exemples de "dans la mesure où" ? Juste le fait que corréler "le soutien" et la "critique" signifie que ce soutien est politique; comment pouvez-vous corréler une défense physique avec une critique politique ?
Si le POR voulait dire que nous "limitons" notre défense matérielle de l'allié perfide en fonction de leur politique ou de leur attitude envers nous, il ne pourrait en résulter que l'isolement sectaire et la passivité au moment même où la défense matérielle est nécessaire. C'est encore un exemple du fait bien connu que l'opportunisme et le sectarisme revêtent le même vêtement théorique. Rappelons-nous que la tentative de Kornilov contre Kerensky advint en août, précisément pendant la répression de Kerensky contre les bolcheviks. Trotsky était en prison, Lénine en fuite. Kerensky s'était certainement "prouvé incapable de réaliser le programme national-démocratique de la révolution", il est certain qu'il "harcelait et ridiculisait les révolutionnaires". Plus encore, Kerensky conspirait vraiment avec Kornilov pour détruire les Soviets. N'était-ce pas le meilleur moment pour que Lénine "limite son soutien" ? Pourtant s'il avait pris une telle "revanche" sur Kerensky, la révolution aurait subi un échec cuisant.
Avant le récent Plénum de notre Comité National, il y a eu une discussion dans le groupe de Los Angeles dans laquelle la question du soutien critique au gouvernement de Mao Tse-tung venait en première ligne. Le "soutien critique," a dit Myra Tanner, n'est pas le "soutien politique". Le "soutien critique", a dit Murry Weiss, lui aussi soutenant la position du CEI, est le "soutien politique". Et il a stigmatisé la tendance Vern comme sectaires désespérés parce qu'ils sont opposés à donner un soutien critique à un parti ouvrier ayant dirigé une révolution. Avec le camarade Vern j'ai écrit une réponse à cette position, qui a été remise mais à ce jour non publiée dans le Bulletin Intérieur ("Lettre Ouverte au Comité national"). [Cette Lettre Ouverte a été publiée dans la même édition du Bulletin Intérieur du SWP que le présent document.]
Mais l'argument de Murry Weiss ne s'applique pas à la Bolivie; et ça a été montré plusieurs fois dans le cours de la discussion. Quand nous avons demandé "Et la Bolivie ?" la seule réponse était un silence gêné. Et ce silence n'a pas été rompu par Murry Weiss et tous les camarades soutenant la position du CEI tout au long de la discussion jusqu'à ce jour !
La question de savoir si le soutien critique est un soutien politique n'a pu être posée que parce que la position trotskyste traditionnelle sur le soutien critique a été reniée. La question ne pouvait pas être posée dans le passé parce que les trotskystes n'avaient jamais auparavant apporté un soutien critique à aucun parti ou aucun gouvernement. Nous n'avons jamais hésité, pourtant, à apporter un soutien critique à toutes les actions progressives de n'importe quel parti, n'importe quel gouvernement. Apporter un soutien critique à la suggestion du président Truman d'une augmentation du salaire minimum, par exemple, n'a pas impliqué un soutien critique au parti Démocrate et n'a pas soulevé la question de savoir si en effet nous apportions un soutien politique au gouvernement.
5. Le troisième camp gouverne-t-il la Bolivie ?
Est-ce que le gouvernement bolivien est un gouvernement bourgeois ? Sert-il une des deux classes principale de la société moderne ? Sur cette question aussi le POR a abandonnée la position traditionnelle et de principielle du marxisme. Et en faisant cette "exception" il se sent conforté par les autres "exceptions" trouvées par l'Internationale dans le "statut intermédiaire" de l'Europe de l'Est en 1945-48 et dans le gouvernement "ouvrier-paysan" que le CEI voit en Chine.
"Le MNR," dit le POR, "est un parti de masse, la majorité de sa direction étant petite-bourgeoise, mais avec aux franges quelques représentants authentiques de la bourgeoisie industrielle naissante, parmi lesquels, par exemple, très probablement, Paz Estenssoro lui-même." Et le gouvernement est, naturellement, caractérisé comme un gouvernement "petit-bourgeois" "avec, aux franges, des agents authentiques des féodaux-capitalistes naissants et de l'impérialisme." Les agents de l'impérialisme et de la classe capitaliste sont sur les franges du parti et du gouvernement ! Une telle assertion ridicule n'est possible que dans une atmosphère empoisonnée par le néo-réformisme. Les politiciens bourgeois sont sur les franges du MNR exactement la même mesure que Henry Ford est sur la frange de la Ford Motor Cie.
Comment les leaders du POR prennent-ils en compte le fait que ces agents de la bourgeoisie et de l'impérialisme contrôlent le gouvernement, et incluent dans leurs rangs cet éminent occupant "de la frange", qu'est le président de la Bolivie ? Chaque révolution réussie ou non depuis 1917 nous enseigne que la petite bourgeoisie (et cela s'applique doublement à la petite bourgeoisie urbaine) ne peut pas avoir un parti en propre; ne peut pas établir son propre gouvernement. C'est la pierre angulaire de la "Révolution Permanente".
Comparez l'approche superficielle du POR avec celle de Trotsky :
"La révolution," dit-il dans les "Leçons d'octobre," "a causés des glissements politiques survenant dans deux directions, les réactionnaires devinrent des Cadets et les Cadets devinrent des Républicains contre leur propre volonté – un glissement vers la gauche mais purement formel – , les Socialistes-Révolutionnaires et les Mencheviks sont devenus les partis bourgeois dirigeants – un glissement vers la droite. C'est par ces moyens que la société bourgeoise cherche à se créer une nouvelle armature : le pouvoir d'état la stabilité et l'ordre."
Nous ne devrions pas oublier que l'équivalent des mencheviks et des SR n'est pas le MNR, mais son aile gauche ouvrière. Trotsky ne manque pas de caractériser ces bolcheviks qui ont choisi le soutien critique au gouvernement :
"Mais, dans le même temps où, les mencheviks passaient d'une position socialiste mais formelle à une autre, vulgairement démocratique, la droite des bolcheviks se glissait vers une position socialiste formelle, c'est-à-dire, la position menchevique de la veille."
6. Le MNR est notre ennemi par excellence !
Pourquoi est-il si important de comprendre que le gouvernement MNR est un gouvernement bourgeois (et pas petit-bourgeois) ? Parce que les trotskystes doivent être absolument clair sur le point que le gouvernement est leur ennemi par excellence. Et les trotskystes doivent être les ennemis par excellence du MNR et de son gouvernement. Ce n'est pas la conception du POR.
"A un stade plus avancé de la révolution," dit l'article de la revue," il (le gouvernement Paz Estenssoro ) tombera à l'occasion d'une poussée de la droite cherchant à imposer une dictature militaire, ou de la gauche pour établir un vrai gouvernement ouvrier-paysan, la dictature du prolétariat allié aux paysans pauvres et à la petite bourgeoisie urbaine."
Que fera le MNR ? Attendra-t-il d'être renversé ?
Non, le MNR liera les mains de la classe ouvrière, l'embrouillera dans le légalisme bourgeois et la paperasserie, utilisant ses lieutenants-ouvriers de ce but. Il persécutera les militants révolutionnaires, désarmera d'abord politiquement les ouvriers (de nouveau, en utilisant ses lieutenants-ouvriers), puis physiquement.
Et les forces "de droite cherchant à imposer une dictature militaire," qui sont elles ? Avec quoi imposeront-elles cette dictature militaire ? Ne sont-ce pas précisément les officiers, l'état-major, de ce gouvernement "petit-bourgeois" ? Les démocrates petits-bourgeois, comme Kerensky, comme Azana, comme Paz Estenssoro, ne conspirent-ils pas toujours et échafaudent des combinaisons avec leurs propres généraux ? Kornilov était le chef d'état-major de Kerensky. Franco était le gouverneut militaire d'Azana pour l'Afrique du Nord. Et n'oublions pas le plus à gauche de tous les démocrates, chéri par le Comintern stalinisé, Tchang Kai-chek, qui était son propre Kornilov. Le fait que le futur prétendant au rôle de dictateur militaire de la Bolivie est en ce moment en train de se préparer et d'accumuler des forces sous la protection de Paz Estenssoro est attesté par la récente tentative de coup d'état par l'armée et la police.
Le gouvernement MNR est l'ennemi par excellence de la classe ouvrière. Son renversement est une nécessité urgente.
7. Planification consciente ou optimisme fataliste ?
Une des caractéristiques les plus frappantes de la ligne du POR est son optimisme fataliste. Un exemple :
"La petite bourgeoisie urbaine," dit l'article de la revue, "est divisée entre une majorité très pauvre , hautement radicalisée à cause de ses conditions instables et toujours disponible (souligné par moi-S.R.) comme alliée du prolétariat révolutionnaire..."
Mais la petite bourgeoisie ruinée n'est pas toujours disponible comme alliée du prolétariat révolutionnaire. Une des leçons importantes de l'octobre russe, de la révolution allemande avortée de 1923 et de la montée vers le pouvoir d'Hitler, c'est exactement cela : les petits-bourgeois radicalisés, ainsi que la classe ouvrière d'ailleurs, ne peuvent pas être considérés comme autant de lingots d'or déposés dans un coffre, toujours disponibles pour le Parti dès qu'ils ont été convaincus de la nécessité d'un changement révolutionnaire. Déçus par les marxistes, critiques, soupçonneux, ils se sont tournés d'abord vers les réformistes socialistes. Si les marxistes s'avèrent timides, hésitants dans la réalisation de leur tâche : renverser le gouvernement bourgeois, le soutien des masses s'assèche vite complètement. La petite bourgeoisie radicalisée devient alors une proie facile pour un démagogue fasciste, et la petite-bourgeoisie est alors "disponible" non pour la révolution, mais pour la contre-révolution.
C'est pourquoi l'insurrection est un élément fondamental de la révolution. C'est pourquoi le moment de l'insurrection est le moment décisif dans la vie du parti révolutionnaire. C'est pourquoi Lénine était si pressant pour que le Comité Central Bolchevik traite l'insurrection comme un art.
"La pression persistante, infatigable et incessante que Lénine exerça au Comité Central pendant les mois de septembre et d'octobre venait de sa peur constante que nous laissions passer le moment propice." C'est Trotsky qui parle, dans les "Leçons d'octobre." "Que veut-il dire par laisser passer le moment propice ?... la relation des forces subit des changements selon l'humeur des masses prolétariennes, dans la mesure où leurs illusions sont détruites et où leur expérience politique a grandi, dans la mesure où la confiance des classes et des groupes intermédiaires dans le gouvernement est détruite, et finalement, dans la mesure où ce dernier perd sa confiance en lui. Pendant la révolution tous ces processus surviennent avec la vitesse de la foudre. Tout l'art de la tactique consiste à saisir le moment où la combinaison de ces circonstances est la plus favorable pour nous... Ni la désintégration du pouvoir de l'état, ni la concentration de la confiance et des attentes impatientes et exigeantes des masses envers les bolcheviks ne pouvaient durer sur une longue période. La crise devait être dénouée d'une manière ou d'une autre. C'est maintenant ou jamais ! dit Lénine."
Il n'y a rien de ce sentiment d'urgence dans la ligne du POR, telle qu'exprimée dans l'article de la revue. "Le but final de la lutte" est exprimé comme suit :
"la formation d'un vrai gouvernement ouvrier-paysan". Ce gouvernement ne surviendra pas mécaniquement, mais dialectiquement, en se basant sur les organismes de double pouvoir créés par le mouvement de masse lui-même... " "Le gouvernement ouvrier-paysan apparaîtra demain comme l'émanation naturelle de tous ces organismes sur lesquels il s'appuira."
Toutes les expressions utilisées – "la formation", "survenir dialectiquement," "apparaîtra" – peuvent décrire un processus évolutif. La question décisive, pourtant, n'est pas comment l'état ouvrier apparaîtra, surviendra, ou sera formé, mais comment il prendra le pouvoir, deviendra le dirigeant de la nation. Ce qui manque est l'accomplissement de la révolution, l'insurrection consciemment organisée.
Une réponse possible à ma critique (si réponse il y a) peut être que je suis trop critique envers le POR; que les leaders du POR savent ce qui doit être fait dans une révolution; qu'ils ne veulent simplement pas dévoiler tous leurs plans.
Malheureusement, un tel raisonnement, si attirant qu'il puisse paraître, demande un acte de foi rivalisant avec celui du croyant en l'Immaculée Conception. Car ce n'est pas les intentions subjectives des leaders du POR qui sont en cause (je reconnais qu'elles sont les meilleures), mais les résultats objectifs de leurs conceptions néo-réformistes.
C'est une chose très difficile pour un parti de tracer un lien entre la paix et la guerre, entre le soutien critique et l'insurrection révolutionnaire. Même si le POR avait une ligne d'opposition irréconciliable vis-à-vis du gouvernement dès le tout début, le passage de la préparation à l'insurrection réelle provoquerait une crise dans la direction, comme les Bolcheviks l'ont connue en octobre, quand une partie du Comité Central, menée par Kamenev et Zinoviev, s'est placée en opposition publique à l'insurrection.
"Chaque parti," dit Trotsky, "même le parti le plus révolutionnaire, produit inévitablement son propre conservatisme d'organisation, autrement il manquerait de la stabilité nécessaire... Nous avons déjà cité les mots de Lénine comme quoi même les partis les plus révolutionnaires, au moment où un changement soudain se produit dans la situation et quand conséquemment de nouvelles tâches surgissent, , continuent à suivre la ligne politique d'hier et deviennent ainsi, ou risquent de devenir, un frein au développement de la révolution. Tant le conservatisme que l'initiative révolutionnaire trouvent leur expression la plus concentrée dans les organes dirigeants du parti."
Dans sa victoire sur l'opposition de Zinoviev et de Kamenev, Lénine a eu un avantage : la ligne, publiquement assumée, du parti était de son côté. Six mois auparavant, en avril, Lénine avait réarmé le parti, il avait claireement défait ceux qui voulaient apporter un soutien critique au Gouvernement provisoire. Depuis le parti avait ouvertement mené une agitation pour le préparant le renversement de ce gouvernement.
8. La graine et le fruit
Qui aura un avantage dans le POR – les partisans du conservatisme, ou les partisans de l'initiative révolutionnaire ? Nous avons déjà la réponse à la question. Le POR est à droite des bolcheviks de droite qui, comme Trotsky l'a dit, ont adopté une position socialiste formelle.
Le POR occupe, sur toutes les questions importantes, les positions occupées par le menchevisme dans la révolution russe et par le stalinisme dans la deuxième révolution chinoise de 1925-27.
Le POR, par ses conceptions réformistes, son attitude conciliationniste et ses méthodes de collaboration de classe, se base et s'appuie sur la position néo-réformiste adoptée par l'Internationale depuis la deuxième guerre Mondiale. Car telle est la théorie adoptée par l'Internationale dans ses d'explications des transformations en Europe de l'Est. Cette théorie, qui depuis son adoption n'a aucunement été défendue dans notre presse, publique ou interne, tient pour fait acquis que le réformisme "marchait" en Europe de l'Est, que la nature de classe de l'état a été changée sans révolution prolétarienne, par des manipulations au sommet, que l'état est depuis trois ans dans un "statut intermédiaire." Cette révision du marxisme a ses racines, comme tout le révisionnisme depuis 1917, dans la question russe, et dans l'incapacité ou la réticence à voir la guerre soviéto-allemande comme une guerre de classe – c'est-à-dire comme la révolution et la contre-révolution.
La ligne politique de l'Internationale vis-à-vis de la Chine fait descendre son néo-reformisme au pied du royaume de la théorie (ou de "la terminologie"), vers celui de l'activité politique. L'idée d'un état de transition, un état qui n'est ni bourgeois, ni ouvrier, est explicitée; par le "soutien critique" au gouvernement Mao. Le rôle dirigeant du stalinisme est affirmé, pendant que la nécessité cruciale de la conscience marxiste, personnifiée dans le parti trotskyste, est passée par-dessus bord. La conscience révolutionnaire est remplacée par la "pression des masses."
Le POR n'a rien présenté de nouveau. Il applique en Bolivie la ligne révisioniste de l'Internationale – et de plus, avec le soutien et les encouragements de l'Internationale.
J'ai pas de doute qu'une majorité des camarades est troublée par le cours poursuivi en Bolivie, qu'ils n'approuvent pas la ligne du POR. Mais un silence gêné n'est pas suffisant. Ceux qui ne restent silencieux que pour une fausse harmonie ne peuvent pas échapper à la responsabilité des conséquences d'une ligne politique fausse.
Note
[*] Dans le texte anglais : "labor lieutenants". (n.d.t.)