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La question palestinienne dans la revue "IVe Internationale" en 1938. Source: « Quatrième Internationale » n°6-7, mars-avril 1938. Numérisation : site RADAR. |
IV° Internationale
L'État juif
Mars-avril 1938
Haïfa (Janvier). Après les troubles de 1937 qui prirent parfois les formes d'un soulèvement national arabe, le gouvernement britannique ennoya en Palestine une commission royale (Peel) qui devait s'enquérir des causes des troubles et faire toutes les propositions nécessaires pour empêcher leur retour. L'envoi de "commissions royales" composées de canailles expérimentées est un vieux moyen de la politique britannique aux colonies. Ces commissaires jouent les impartiaux. En séance publique ou secrète, ils écoutent les dépositions des représentants des diverses nationalités et religions, des dirigeants des partis et groupements politiques légaux, des diverses classes et du gouvernement. Parfois, ces enquêtes révèlent l'état de misère complète de la population (par exemple, la commission Peel a constaté la pauvreté effrayante et l'état de dépossession des fellahs, 35 % de toutes les propriétés mesurent moins de 5 dounam - 10 dounam égalent un hectare). Cependant, leur véritable tâche consiste à proposer les moyens nécessaires pour prolonger l'oppression coloniale. C'est, évidemment, pour cela qu'elles sont mandatées par le Parlement et le ministère des colonies.
La commission Peel n'a pas failli à ce mandat. Elle a proposé de partager la Palestine en trois : 1° un État arabe 2° un État juif et 3° un territoire sous mandat anglais pour l'éternité. En principe, le gouvernement britannique s'est déclaré prêt à réaliser les propositions de la commission Peel. La Chambre des Communes avait décidé de soumettre la question à la Société des Nations qui, comme instrument de l'impérialisme anglo-français, n'est pas hostile aux "propositions", mais veut les faire examiner par une autre commission. En même temps, la discussion bat son plein parmi les juifs, les Arabes et les mahométans, après avoir été lancée dans la presse. Le partage de la Palestine et la constitution d'un État juif indépendant peuvent donc devenir une réalité.
Contre le partage du pays, les arabes palestiniens luttent actuellement par le sabotage et le terrorisme. lls ont endommagé des pipe-lines et incendié le pétrole qui s'en échappait ; fait sauter des trains selon la meilleure technique que le colonel Lawrence leur enseignait jadis contre les Turcs; détruit des lignes téléphoniques et télégraphiques, tiré sur des automobiles et autobus juifs, sur des camions militaires et des postes de police, etc...
Quelle doit être la position de l'ouvrier socialiste juif, et du travailleur conscient en général, en face de cette situation ?
Tous les groupements sionistes, de la droite à la gauche, des révisionnistes (sionistes organisés selon le mode fasciste) jusqu'au Shemer Itizair et aux deux nuances du Poale-Sion de gauche (Abramovich, Jizchaki et Erem, Scrubavel), sont en principe, partisans d'un État juif en Palestine, dont ils préconisent tous et effectuent réellement la préparation soue la protection de l'aigle britannique. A l'intérieur des groupes sionistes, la discussion tourne autour de l’État juif concret tel qu'il est prévu dans la proposition de la commission Peel.
Les révisionnistes revendiquent l’État juif, toute la Palestine et la Transjordanie.
Un autre groupe sioniste revendique pour le moins toute la Palestine.
Un troisième exige que la ville de Jérusalem (ou au moins les nouveaux quartiers de cette ville) soient incorporés à l’État juif.
le Shomer Hazaïr est contre le partage et pour le maintien du mandat de la S,D,N. car il sert mieux les intérêts sionistes que le partage proposé.
Les deux groupes Poale-Sion de gauche sont contre le partage, sans avoir toutefois pour l'instant de proposition propre. En paroles, ils s'affirment toujours adversaires de l'impérialisme anglais qui veut imposer le partage. Ils sont mal placés pour revendiquer l’État juif, les Arabes étant en majorité et les juifs en minorité. C'est pourquoi ils préféreraient qu'en Palestine tout reste comme actuellement. Pourvu que le gouvernement anglais tolère l'immigration juive et la spéculation illimitée des terres, bref le développement sans entrave du sionisme. Pour tout le reste, ils se fient à l'avenir et à "leur" socialisme.
Un autre petit groupe sioniste, le Brith-Shalom, avec le professeur Magnes de l'Université hébraïque de Jérusalem est contre le partage, mais pour un État binational, avec droits égaux pour les peuples juifs et arabes.
Mais il est évident que cet État binational n'est possible qu'avec l'aide de l'Angleterre et il faut que les forces nationales juives grandissent, sans quoi la bi-nationalité restera une simple farce. C'est pourquoi l’État binational du Brith-Shalom signifie également : État juif avec l'aide de l'impérialisme britannique.
Au dernier congrès sioniste, où siégeaient les délégués sionistes du monde entier, et qui eut lieu en 1937 à Zurich, une décision fut adoptée à une grande majorité, autorisant les dirigeants sionistes à mener des pourparlers avec le gouvernement anglais au sujet de l’État juif. Or, l'idée de la création d'un État juif en Palestine n'est nullement une invention de la Commission Peel. Elle est aussi vieille que le sionisme lui-même. Seulement, elle n'avait pas trouvé jusqu'ici son application, faute d'une masse étatique quelconque qui doit exister aussi dans la réalité d'un État juif. C'est pourquoi la déclaration et le mandat Balfour ne contiennent que les mots « domicile national » [1].
L'étape préparatoire qui permettrait de dresser l'inventaire réel de l’État juif n'est pas terminée. Cependant, grâce à la spéculation sur les terres, à la tolérance des High commissioneers et à la protection de la police, des terrains ont été, acquis, débarrassés des fellahs et des bédouins, et occupés par des colons juifs. Et cela justement dans les plaines qui doivent former l’État juif (jusqu'à présent, environ 1.500.000 dounam). En outre, le nombre des juifs vivant en Palestine a été porté par une immigration agréée officiellement et senti-officiellement, d'environ 60.000 en 1918 à 430.000 en 1937; et on a développé une industrie, légère dépendant avant tout de la construction. Depuis quelques années, et sans que l’État juif existe, on a lancé le mot d'ordre de l'autarcie juive : juifs, n'achetez que des produits juifs ; patrons juifs, n'embauchez que des ouvriers juifs; ils usent pour cela de méthodes de boycottage et de contrainte qui n'ont rien à envier aux méthodes nazies employées en Allemagne contre les magasins et ouvriers juifs.
Cette politique sioniste et l'attitude de l'impérialisme britannique qui refuse de satisfaire les moindres revendications d'auto-administration des arabes palestiniens (telles qu'elles ont été accordées en Irak, Transjordanie, Arabie Saoudite, Yémen) ont amené une série de troubles et de soulèvements des ouvriers arabes sous la direction du mouvement national arabe. (En 1920 à Jaffa, en 1921 à Jérusalem en 1929 dans tout le pays, en 1933 manifestations antigouvernementales, en beaucoup d'endroits, morts et blessés par la police, enfin soulèvement de 1936, terrorisme et sabotage en 1937).
La réalisation des propositions de la Commission Peel signifie la réalisation du sionisme à une allure accélérée. Le Plan Peel accorde à l’État juif 5.000.000 de dounam du terrain le plus fertile dans les plaines. Mais jusqu'à présent 1.300.000 donnant seulement sont la propriété privée des juifs et 50.000 juifs seulement s'occupent d'agriculture, alors que sur le territoire de l’État juif de Peel, 250.000 arabes vivent uniquement de l'agriculture. Le Plan Peel étant ainsi impossible, il prévoit un échange des habitants et une indemnité pour le terrain cédé. Mais dans l’État arabe de Peel, il n'y a ni colons juifs ni juifs. C'est pourquoi il ne peut être question d'échange, mais seulement de l'évacuation de ce territoire par la majorité des arabes avec une indemnisation et sous la pression étatique.
Admettons, pour le moment, que le plan Peel soit réalisé, que les biens animés et inanimés soient vraiment juifs et que le petit État juif existe réellement. Quelle serait alors la situation ?
L’État juif, création de l'impérialisme anglais, arraché du corps arabe aura comme ennemis naturels tous les arabes évacués et non évacués.
L'existence de l’État juif n'est possible que sous la protection de la Grande Bretagne, c'est pourquoi l’État juif devra être un fidèle serviteur de l'impérialisme britannique.
Comme État colonial, l’État juif sera économiquement opprimé par la métropole, tout en devant supporter les barrières douanières des autres pays arabes.
L’État juif ne comporte pas un seul élément de progrès ou de libération. Il ne peut remplir que le rôle de gardien de l'impérialisme britannique contre l'assaut des masses arabes luttant pour leur libération nationale et sociale. L'Angleterre, sous prétexte d'aider les juifs, continuera d'enchainer à sa politique les éléments sionistes des autres pays.
La protection des juifs et de l’État juif sera pour l'Angleterre une arme morale pour se maintenir éternellement dans le pays et poursuivre l'oppression des autres pays arabes.
Les ouvriers juifs et de tout autre pays doivent lutter contre le sionisme, l’État juif par la grâce anglaise, et contre les propositions Peel. La libération des chaines de l'impérialisme ne peut être l’œuvre que des ouvriers arabes et des fellahs de ce pays, unis aux ouvriers et fellahs des autres pays arabes, ainsi qu'aux ouvriers juifs anti-sionistes et anti-impérialistes de Palestine. Dans cette voie, la Palestine, unie à la Syrie, deviendra partie de la Fédération des États arabes avec tous les droits de minorités pour la minorité juive.
Aujourd'hui, les masses arabes luttent sous la direction du mouvement national arabe (féodal et bourgeois), pour des revendications partielles : contre le sionisme, pour la cessation de l'immigration juive, pour une loi interdisant la vente de terres aux juifs, pour un gouvernement national (comme en Syrie et dans l'Irak), pour une assemblée constituante (Parlement) et contre le partage. « À ces conditions, disent les chefs, nous sommes prêts à faire la paix avec les anglais » . Ils sont donc prêts à trahir. C'est pourquoi les ouvriers doivent avoir leurs propres mots d'ordre, indépendants de ces chefs : les anglais hors du pays ; la terre aux fellahs et effendis !
Dans le présent, les ouvriers doivent participer aux actions efficaces même pour des revendications partielles, contre le sionisme, pour l'auto-détermination, même sous la direction du mouvement nationaliste arabe. Cependant, le mouvement de classe autonome ne doit renoncer ni à son droit de critique, ni à son droit d'initiative. Les revendications du mouvement nationaliste arabe sont actuellement progressives, contre l'impérialisme anglais. L'ouvrier juif qui reconnaît la déclaration Balfour, le mandat britannique, l’État juif de la commission Peel, est au fond un sioniste qui attend tout de la protection de l'impérialisme anglais et du refoulement perpétuel des aspirations des peuples arabes opprimés. L'ouvrier juif palestinien qui exige des droits particuliers ne vaut pas mieux. Cela peut paraitre étrange, car dans tous les pays impérialistes, les ouvriers sont obligés de lutter avec les juifs contre la discrimination des juifs, contre les cent-noirs, contre les fascistes, contre la limitation de l'immigration juive. Mais en Palestine, les ouvriers doivent lutter contre les droits spéciaux que le mandat anglais accorde dans son propre intérêt impérialiste.
Signé : J.b.D.
Notes
[1] L’usage est de traduire ce terme de la déclaration Balfour par « foyer national » de nos jours (note marxists.org).